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Billet de blog 30 décembre 2024

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Trace 75-Villes 11

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis le début de ces Traces, cette recherche a abordé à 10 reprises dans des villes, du passé, ou idéales, ou encore utopiques. Mais cette quête a tenu du voyage de Marco Polo dans les « Villes invisibles » d’Italo Calvino.  Que seraient ces villes, mais visibles, enfin ? Deux tentatives : la première, ici, à travers une leçon d’histoire, et de peinture, puis viendra la seconde à travers un jeu graphique. Le but commun ? Donner à voir, pour donner à désirer.

Nous avons évoqué à plusieurs reprises la ville de Sienne dans ces Traces. Certes, il en va d’un goût personnel, même si largement partagé. Mais pas seulement :

Sa superficie a été comparée aux surfaces forestières dans Traces 5 : pour rappel, 100 Sienne de 1323, soit 15 500 hectares, tiendraient dans 1% des terres de l’ONF (suivez mon regard…)

Son système d’adduction en eau a été décrit Traces 24, et ce qui nous y a attaché est la gratuité de l’eau publique, même si chèrement acquise par la construction d’un système complexe d’aqueducs souterrains, et l’économie qui était faite de cette denrée précieuse entre toutes.

Sa construction, notamment l’instauration de la Piazza del Campo, a été racontée Traces 50 : les espaces publics sont lentement conquis, au détriment de propriétés privées. Conquis et embellis, comme en témoigne la piazza del Campo, décrite par Michelucci, dans Traces 63.

L’historien Patrick Boucheron, dans « Conjurer la peur » (2013), retrace ce moment charnière, où, peu avant la peste de 1347, qui décima la population, et coupa l’élan de la ville, des inquiétudes pointaient déjà sur la pérennité du régime communal des Neuf. Ville visible, car tout dans ce texte, n’est que description et analyse des fresques de Pietro Lorenzetti, de 1338, dans le palais communal de Sienne : ce que l’on a appelé « la fresque du buon governo. », même si ce n’est pas, à proprement parler une fresque…

 « La fresque d’Ambrogio Lorenzetti présente avec calme et détermination rien moins qu’un programme politique ! Un programme d’une audace stupéfiante, puisqu’il programme ceci qui est, ou devrait être le chiffre de toute république : si ce gouvernement est bon, ce n’est ni parce qu’il est inspiré par une lumière divine ni parce qu’il s’incarne dans des hommes de qualité ; ce n’est pas même parce qu’il bénéficie d’une légitimité plus solide ou de justifications plus savantes ; c’est simplement parce qu’il produit des effets bénéfiques sur chacun, concrets, tangibles, ici et maintenant – que tout le monde peut voir, dont tout le monde bénéficie, et qui sont comme immanents à l’ordre urbain. »PB

Que chaque commune soit menacée, le 150ème anniversaire de la Commune de Paris est là pour nous le rappeler : la tyrannie menace toujours, bête immonde de Brecht, ou monstre cornu chez Lorenzetti : « Les citoyens siennois sont fiers de leur république, mais celle-ci est en danger. Rôde le spectre de la seigneurie, que le peintre figure – pour se faire peur, ou au contraire pour se rassurer ? – comme un monstre cornu sorti des entrailles de l’enfer, ou plutôt revenu d’un passé que l’on croyait révolu. » PB

Parmi tant d’autres communes (voir Traces 71), celle de Sienne s’est distinguée par sa durée :

« Sienne s’enorgueillit de son urbanité conquérante parce qu’elle investit son régime politique d’un attachement civique tout particulier. Suffrages élargis et représentativité politique, rotation rapide des charges, collégialité des décisions, contrôle de l’exercice du pouvoir par la vérification des comptes : le gouvernement des Neuf défend avec opiniâtreté les valeurs et les procédures de ce qui fit, au XIII° siècle, la gloire des institutions communales. Il en constitue même, en 1338, l’un des conservatoires les plus brillants et les plus obstinés, tandis que partout ces valeurs et ces procédures sont remises en cause. » PB

Boucheron cite le sermon de Bernardin de Sienne, en 1425, soit près de 100 ans après que Lorenzetti a peint le « Buon governo », en libre accès pour tous, dans le palais de la Commune : une ville visible, certes :« Quand j’étais dehors de Sienne pour prêcher sur la Guerre et la Paix, il me venait à l’esprit ces images peintes pour vous et qui à coup sûr furent une très belle invention. Quand je me tourne vers la Paix, je vois des marchands aller et venir. Je vois danser, je vois que l’on répare des maisons, que l’on travaille les vignes et les terres, que l’on sème, tandis que d’autres sortent à cheval pour aller aux bains. Je vois des jeunes filles aller à une noce, de grands troupeaux de moutons et bien d’autres choses. » PB

Où la loi même a été rendue visible, compréhensible par tous, et librement reproductible :

« … à ce moment-là, le ‘volgarizzamento‘- c’est-à-dire le passage en langue vulgaire- résulte d’un choix politique innovant, et pleinement assumé par le gouvernement des Neuf. C’est lui qui a confié, en 1309-1310, la traduction des statuts urbains au notaire Ranieri di Ghezzo Gangalandi. Que lit-on dans le préambule ?  « Que ledit statut doit être déposé à la Biccherna et y rester attaché, pour que les pauvres et les autres personnes ignorant le latin et tous ceux qui le veulent puissent le consulter et le recopier s’ils le désirent. » PB

Mais il ne s’agit pas que de Sienne : il s’agit de toute cité où fleurirait le « Buon Governo » :

« Lorenzetti a composé son panorama urbain de manière incroyablement complexe, en combinant au moins six points de vue distincts sur la cité réelle de Sienne, produisant un paysage artificiel et discordant qui déjoue toute vision « naturelle » de la ville./…/le peintre développe, selon Hans Belting, un double langage, ou du moins un discours en deux temps : « D’abord décrire la cité idéale, ensuite affirmer que la ville de Sienne est une cité idéale. » Cette dernière ne devait pas être immédiatement reconnaissable, au risque d’affaiblir un message politique dont la portée ne pouvait se limiter à un contexte local mais prétendait au contraire s’actualiser sans cesse pour accéder à la valeur universelle. » PB

Le sens politique de la peinture est dévoilé par Boucheron : la mise en scène, éclairage compris,  de l’espace commun est analysée ainsi : « Le cœur de la ville est source de lumière, car c’est l’espace public lui-même qui rayonne./…/ La ville, dans sa matérialité même, est source d’autorité. Elle est lumière et mesure, le mètre de toutes choses. Lorenzetti ne se contente pas de peindre des objets urbains, il représente les usages sociaux qui font le sens des lieux. …Les édifices eux-mêmes semblent s’écarter pour observer la danse, qui rythme l’espace et règle l’intensité de la vie civile. Au fur et à mesure que l’on s’approche de ce cœur incandescent, la lumière est plus vive et l’on gagne en stature. Lorenzetti figure donc en même temps l’évidement du centre de la ville et l’accomplissement de son ordre politique. C’est dire qu’il peint, très précisément, ce lieu fondamentalement abstrait et rigoureusement concret qu’est l’espace public dans une cité italienne de la fin du Moyen-âge. Cette place n’est pas seulement vide de maisons, elle est pleine de sens. » PB

 Loin de la mer, ou d’un fleuve, Sienne n’avait que peu de chances vis-à-vis de Rome, Florence, Gênes ou Pise. Et pourtant, de par sa position sur la Via Francigena, elle va acquérir une taille et un rayonnement importants : « Le gouvernement des Neuf avait entrepris, à partir de 1323, d’élargir l’enceinte de la ville. Elle courait désormais sur plus de 6600 m, délimitant une surface close d’environ 165 hectares – à titre de comparaison, Gênes s’étend au même moment sur 155 ha, Pise 185 ha, Florence au moins 430 ha. » PB

 On peut voir là l’effet avant tout d’énergie et d’ingéniosité humaines, libérées sitôt que la notion de bien commun apparaît clairement à tous : « Dès lors que les êtres parlants peuvent se déplacer et échanger librement, dès lors qu’on les laisse habiter pleinement leurs lieux, occuper en toute souveraineté la place qu’ils se choisissent dans la langue, alors l’idéal du bien commun est réalisé. » PB, citant J.C. Milner.

Ce chantier permanent, que peint Lorenzetti, voilà  bien notre but ici : « Une ville en construction, c’est entendu, représentée non pas dans la roide assurance d’un plan ordonné et l’accomplissement d’une forme parfaite, mais comme un chantier permanent. » PB

Que l’on ne se méprenne pas : il ne s’agit nullement de copier Sienne : déjà, comme le souligne Boucheron : « … l’obsession antique de la ville de Sienne en 1338 n’est en rien le désir de retrouver le passé mais la volonté d’en relancer l’énergie et la nouveauté. » PB

Il s’agit bien de cela ici : d’énergie, et de nouveauté,  non par goût de la nouveauté, simplement comme réponse à une situation à la fois urgente et immensément contraignante, nous forçant à l’imagination. Ce que nous illustrerons bientôt…

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