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Billet de blog 31 janvier 2025

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Trace 132-Economie 1

« Pour ne pas subir les marchés financiers, il n’y a qu’une chose à faire : satisfaire en tout point les marchés financiers. On ne défend jamais si bien la souveraineté qu’en abdiquant toute souveraineté. » Sandra Lucbert

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Dans “Faust. Le diable et la science » (2020), Augusto Forti raconte que l’Eglise, chaque fois qu’elle est embarrassée, ressort de la naphtaline le personnage du diable, qui explique, et justifie tout, compris le pire. Un diable bien sûr totalement imaginaire. Pour Sandra Lucbert, qui a écrit le délicieux « Ministère des contes publics »(2021), le personnage de la dette est du même ordre, quand il s’agit de justifier l’injustifiable : fermeture d’hôpitaux, de lignes de chemin de fer, de bureaux de poste, destruction de l’Office National des Forêts,…

David Graeber a écrit sur le sujet un ouvrage sur lequel nous reviendrons : « Dette – 5000 ans d’histoire » (2011). Il y introduit ainsi le sujet : « Pourquoi la dette ? D’où vient l’étrange puissance de ce concept ? La dette des consommateurs est le sang qui irrigue notre économie. Tous les Etats modernes sont bâtis sur le déficit budgétaire. La dette est devenue le problème central de la politique internationale. Mais nul ne semble savoir exactement ce qu’elle est, ni comment la penser. » DG

L’approche de Sandra Lucbert n’est pas celle de l’anthropologue et économiste, mais nous paraît complémentaire, moins savante, mais plus subtile : c’est à travers la philosophie et la littérature, de Montaigne à Socrate, de Lewis Carroll à Gilles Deleuze, qu’elle nous fait comprendre quelle fiction est en marche, dans quel rêve sommes-nous pris.

Dans une interview à Diakritik, Sandra Lucbert présente son projet : https://diacritik.com/.../sandra-lucbert-le.../...

Graeber faisait de Montaigne dans « Au commencement était… » (Traces 114 et 115) un des précurseurs de ceux qui tendirent l’oreille à une pensée indienne, extra-européenne. Sandra Lucbert en fait aussi un point de départ : « A la fin des Cannibales, Montaigne fabrique de quoi refigurer ce qui est devenu infigurable par trop d’habitude. De quoi saisir la forme d’un monde – le sien. Celui, toujours, qu’on perd de vue, puisqu’on y tient sans y penser…. Quoi donc, en France, on voit des gens gavés, repus de tout, et d’autres maigres à faire peur, mendiant à leurs portes, nécessiteux qui pourtant acceptent de « souffrir une telle injustice [sans prendre] les autres à la gorge, ou [mettre] le feu à leurs maisons ? » SL et MM

Ce qu’elle tient à démonter, c’est le tour de langage que représente la dette. « En lieu et place de débat contradictoire, donc : un tour de passe-passe. Montaigne dirait : une piperie. » SL

Comme l’avait analysé Victor Klemperer, dans « Lingua Tertii Imperii », la langue, celle que Lubert appelle LCN, pour Langue du Capitalisme Néolibéral, nous emprisonne : « Tellement que le contingent de gendarmes est ici superfétatoire : le ligotage se fait ailleurs – très en amont. La langue se charge du service d’ordre. »SL

Sandra Lucbert dénonce les lieux communs par des mots composés comme les idées toutes faites : « Le numéro est éprouvé : les moyens (gestionnaires) séparés de leurs fins (inavouables) finissent par devenir eux-mêmes des fins (indiscutables) – parce que la-rationalité-supérieure-de-l’économie./../ Des Cannibales, [Montaigne donc] insiste : si le chef des Indiens repère le déséquilibre du corps social français, c’est depuis « une façon de … langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres ».SL

Comment se propage le poison de la langue ? « Montaigne dit : « L’erreur particulière fait premièrement l’erreur publique, et à son tour après, l’erreur publique fait l’erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s’étoffant et formant de main en main : de manière que le plus «éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C’est un progrès naturel. » » SL et MM

Ainsi s’implante la résignation, à force de sophismes : « Pour ne pas subir les marchés financiers, il n’y a qu’une chose à faire : satisfaire en tout point les marchés financiers. On ne défend jamais si bien la souveraineté qu’en abdiquant toute souveraineté. » SL

Lucbert déroule une savoureuse galerie de portraits de ceux qui mènent cette danse : « Jean Claude [Juncker] appelle redressement l’équarrissage de peuples entiers, déballe innocemment tout l’inconscient européen – Lacan dirait : son surmoi féroce et obscène. En contes, l’ajustement structurel de la Grèce = son étranglement méthodique, devient : La Grèce est bien engagée, dans la bonne direction. » SL

Tous ne font que répéter le même bréviaire : « Didier [Migaud] ne fait pas de politique. Il tire les conclusions qui s’imposent : contre « la dépense », il ne faut pas davantage de moyens, il faut plus d’efficacité…. L’OMS a évalué la réussite des politiques prescrites par Didier Migaud : en 2000, le système de santé français était premier au classement international. En 2020, il a dégringolé seizième. » SL

De là l’idée d’analyser tout ce discours comme un psychanalyste le ferait d’un rêve : « Notre proposition analytique est inhabituelle : nous ne disposons pas de matériau onirique à proprement parler, uniquement de paroles publiques. Des propos, néanmoins, dont la logique et la forme avoisinent celle du rêve : non-contradiction, chronologie, principe de réalité n’y ont plus cours. A cet égard, c’est tous les jours la nuit dans le néolibéralisme : les autorisations pulsionnelles des dominants ne rencontrent plus aucune limite sérieuse. »SL

Un rêve menaçant de nous piéger : « Les discours officiels y gagnent une consistance de rêves, analysables comme tels. Du moins est-ce notre hypothèse. Gilles Deleuze nous avait avertis : « Le rêve est une terrible volonté de puissance … Si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutus. »SL

Un rêve où les marchés sont comme un être vivant, nous sommant en revanche de ne plus l’être : « On peut dire : LesMarchés demandent, LesMarchés s’inquiètent- LesMarchés commandent./…/ Alors LesMarchés surveillent les états, leur font répéter LaDettePubliqueC’estMal, et CessonsD’ArroserLeSable. Le défaut s’éloigne, LesMarchés approuvent, les titres de la dette publique s’apprécient. Les patrimoines se félicitent. » SL

La novlangue du « 1984 » d’Orwell n’est pas loin : « Ainsi l’ouverture devient-elle fermeture. Ouverture : à la mondialisation financière. Ouverture aux marchés, fermeture de la démocratie. » SL

Parlant de la crise de la dette publique grecque : « C’est en Grèce – où la démocratie s’est inventée- que les spécialistes européens ont démontré que la démocratie n’existait plus./…/ Je suis partie de Protagoras : j’y reviens. Son mythe expose les mécanismes mêmes de cette fermeture : un pouvoir politique retiré par celui des experts serruriers. …Des experts du verrou dogmatique, parfaits desservants des marchés. » SL

Ainsi nous sommes invités à décrypter sans cesse, si nous voulons comprendre : « Réalité : n.fém. syn. Capitalisme financiarisé : le patrimoine des riches doit toujours augmenter, les services aux pauvres toujours s’amenuiser pour que ça marche mieux. La-réalité-telle-qu’elle-est : syn. Hégémonie, se dit de l’accommodation onirique de la réalité dans un jeu de langage néolibéral. » SL

Lewis Carroll et son Alice sont nos guides : « Ce qu’Alice découvre au pays des merveilles, c’est l’arbitraire des mises en sens de la réalité. » SL

Humpty Dumpty a fait bien des émules : « Lorsque moi j’emploie un mot, répliqua Humpty Dumpty d’un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie… ni plus, ni moins.

-La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire.

-La question, riposta Humpty Dumpty, est de savoir qui est le maître… un point c’est tout. » SL et LC

« L’opération littéraire de Carroll consiste à séparer des jeux de langage de leur raison sociale : et ce faisant, à faire apparaître un délire collectif – syn. Une hégémonie. » SL

Ainsi la dette apparaît pour ce qu’elle est : un délire : « Ils n’en démordront plus : un délire est par soi conviction absolue ; qu’il devienne collectif, il sera indéboulonnable et massivement dangereux. Aura ses règles, de plus en plus intransigeantes à mesure qu’on avance dans le jeu. Jeu de cartes dans « Alice », jeu d’échecs « Par-delà le miroir », dérèglementation financière dans LaDettePubliqueC’estMal. » SL

Perdus ? Que dit Carroll ? « Je ne sais ce que vous voulez dire lorsque vous parlez de votre chemin, dit la Reine : tous les chemins ici m’appartiennent. » Le jeu est simple : galoper à la suite de la Reine et à la fin de la partie, renoncer –avec gratitude- à exercer sa souveraineté. S’effondrer épuisé dans les bras des experts. » SL

Comment la littérature peut nous faire mieux comprendre ce que l’on nous nomme économie ? « La littérature peut : ramener de l’indicible dans le dicible, figurer de l’infigurable, rétablir des prédicats effacés. Le reste : retrouver taille collective et terminer le jeu, ce n’est pas dans un livre. » SL

Rembourser, donc ? Non, jamais ! Et surtout pas à l’aide de la fameuse « Croissance verte » qu’Hélène Torjmann démontera bientôt pour nous.

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