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Billet de blog 14 septembre 2014

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Aide Sociale à l’Enfance (ASE) des Pyrénées-Orientales

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

EXTRAITS DU RAPPORT ENQUETE
Alain TARRIUS
Professeur de sociologie des migrations et de la ville à Toulouse 2 le Mirail,
au LISST CNRS et au CNRS-Migrinter (Poitiers)


5.1. Clientélisme populaire et dépendances entre pouvoirs politiques et familles clientes. Généralement les critiques du clientélisme politique désignent les conséquences économiques désastreuses de sa gestion : par exemple le développement de tel port ou aéroport menacé par des querelles politiques municipales entre clans clientéliques. Les protections pour un emploi55, le népotisme, les alliances et dépendances électorales ; tous ces thèmes font les délices des bars-restaurants qui accueillent, pour le repas de midi, les cadres locaux, journalistes, avocats, fonctionnaires, dans l’étroit centre ville de Perpignan. Les pouvoirs des dirigeants sont alors évalués à l’aune de leurs pratiques clientéliques. Un tel est un looser en perte de vitesse parmi telle ou telle population communautaire cliente il y a peu, un tel ne fléchit pas dans son instrumentalisation des syndicats, sa maîtrise des relais politiques qu’il a su instituer, l’avenir est toujours vers lui ; des arbitrages judiciaires comme économiques se traitent alors par le jeu de billard des nombreux apparentements associatifs et politiques, etc, etc.. .Bref, quotidiennement l’immersion des « forces vives » locales dans ce microcosme ne cesse de conforter ce clientélisme autant décrié que désiré, et surtout banalisé jusqu’à en oublier sa réalité ordinaire. Il est important de resituer le débat sur les processus de soumission des populations, de montrer comment précisément se déploient les pratiques clientéliques ordinaires pour briser le destin de personnes, d’un adolescent ici, « bradées » dans le jeu des fidélités claniques. Et, au total, comment nolens volens ce milieu fait le lit de ses cousines, les mafias internationales surgies à la frontière du Perthus-La Junquere. Dans la situation que nous relatons en masquant l’usage de méthamphétamine par un adolescent, Lucas, confié par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) des Pyrénées-Orientales à une famille d’accueil, alors même, nous l’avons écrit précédemment, que la lutte contre la diffusion des drogues chimiques vers les jeunes est prioritaire dans ce département frontalier. Une enquête en cours révèle que ce cas est loin d’être unique.

54 La double écriture « méthamphétamine » ou « métamphétamine » étant usuelle, nous choisissons la première, pratiquée par l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT).
55Les parentés entre élus et personnels non qualifiés de petit et moyen niveau de l’exécutif départemental sont très nombreuses ; des cadres, échappant aux nominations népotiques pour cause d’études supérieures spécialisées, sont souvent désavoués par l’exécutif politique ultime, dès lors qu’est contesté un « neveu ». Le secteur « culturel » du CG66 nous a souvent été désigné comme représentatif de ces situations.
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La prostitution d’adolescent(e)s et de jeunes majeur(e)s, nous le verrons plus avant, croît rapidement dans Perpignan et ses entours, selon des modalités proches de celles révélées par « le cas Lucas », et se connecte aux centralités criminelles internationales sud-catalanes. Est-ce le destin de ce département frontaliersoumis au clientélisme le plus débridé, de devenir, entre autres vocations, le déversoir du trop plein sud catalan de drogues chimiques pour le marché des adolescents ? et, en retour, un vivier prostitutionnel des centralités homosexuelles sud barcelonaises, pour les garçons, et des clubs du Levant pour les jeunes majeures ? Nous avons durement éprouvé pendant nos enquêtes, le fait que les directions des services sociaux départementaux soient d’une part sous l’autorité des pouvoirs politiques clientélistes locaux, et d’autre part dotés de pouvoirs judiciaires. Nécessaires pour la protection des mineurs, ces délégations régaliennes sont détournées pour l’intérêt du système politique clientélique dont ils dépendent en premier lieu. Les familles d’accueil des enfants se comptent par centaines (plus de 250 et, avec le ‘turn over’, plus de 300), dans les milieux villageois les plus populaires et les plus exposés économiquement de ce département («le social nourrit le social») : on comprend à quel point nous sommes au coeur des populations visées par les dirigeants politiques clientélistes. Dans ces villages les appuis prodigués à des familles par les élus municipaux ou cantonaux proches de l’exécutif départemental en place, pour accueillir un, deux ou trois enfants, concernent surtout des personnes non affiliées politiquement56 mais d’influence locale réelle ou potentielle ; la dépendance vis à vis de la structure ASE, qui peut à tout moment les désavouer, sera par la suite importante afin de sauvegarder les revenus procurés. Ils sont en effet considérés comme des salaires dans ce pays de grande pauvreté. Mais dans de tels processus nous savons que la dépendance ne s’exprime jamais à sens unique : une dialectique s’institue. Des familles ont temporairement comme seul revenu l’accueil de deux ou trois enfants. Mais la dialectique des dépendances, celle du maître et de son esclave, si bien décrite par Albert Camus, est bien connue : elle contraint ici le politique et la structure qui lui est liée à manifester protection et fidélité d’abord à la famille d’accueil dès lors que son influence locale s’affirme. Ce n’est plus l’enfant confié qui est en premier lieu objet de protection, et, pour bien le notifier, des écarts comportementaux de ces jeunes sont ignorés, cachés, niés, s’ils sont susceptibles de menacer les revenus, la manne clientélique, en engageant la responsabilité de certains accueillants proches des pouvoirs locaux. Par exemple quelques assistant(e)s familiales très lié(e)s à la structure de l’ASE et aux pouvoirs politiques locaux, ayant vécu des addictions aux psychotropes, ont gardé des liens avec les réseaux de fournisseurs villageois qui n’hésitent pas à démarcher les adolescents qui leur sont confiés 57.

56 Contrairement aux recrutements de titulaires des collectivités locales, favorisant les proches politiques et leurs parentés.
57 La fréquence du phénomène nous a surpris : l’appel aux familles socialement assistées pour la prise en charge, telle une prestation sociale (le social nourrit le social), d’un ou deux enfants génère ces situations. Nous développerons ces analyses dans une prochaine publication, lorsque sera entièrement dépouillée l’enquête que nous avons menée sur l’ASE66 (cf. infra).
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Ces protections s’expriment ouvertement au nom de la confiance, de la qualité du lien, du dévouement de ces familles, aux parcours difficiles, face à des enfants perturbés et souvent ingrats, dit-on, etc.etc.. ; c’est l’enrobage moral des transactions clientéliques que le regard extérieur du chercheur, déclaré hors des codes de la ‘morale sociale spécifique’, dérange toujours : ses considérations sur les intérêts financiers des familles d’accueil, sur les interdépendances clientéliques, et ses a priori de sympathie envers ces enfants, « à partir d’affects58 », dénoteraient le non professionnel de la protection, l’immature chercheur. Ici comme précédemment, dans l’étude commanditée par le Conseil Général 66, sur les puticlubs de La Junquere, et dans les puticlubs eux-mêmes, la devise « parlons bonne morale, images, mais pas argent ni sentiments » est de mise : on reconnait les enfants « à problèmes » à leur chosification, leur mise hors du champ affectif familial d’accueil. Seule leur valeur marchande les maintient parfois au nouveau foyer. Symboliquement le modèle de « chosification-marchandisation » des jeunes femmes proposé par les commerces mafieux de La Junquere fait sens dans les rapports entre d’une part les familles d’accueil et la structure départementale, et d’autre part les enfants qui créent des risques de désordre dans la répartition des revenus. C'est-à-dire qui, souvent, expriment le vécu douloureux de leur trajectoire. Quant aux nombreuses familles d’accueil sans appuis ni influence politique, elles ont le sentiment d’être livrées à l’arbitraire le plus total ; lorsqu’est prononcé le jugement « vous êtes trop (ou pas assez) proche de l’enfant » la sortie est là : plus de travail, fin de ce qu’elles croyaient être un revenu professionnel, à partir d’un avis peu explicite, donc souvent incompris, sur l’affection portée à un enfant. Quelle est la « bonne distance affective » ? 5.2. Quand le « terrain » contraint le chercheur : irruption du sens.

59. Ce fut le cas mi-décembre 2011, quand nous (deux chercheurs) avons pratiqué une observation près d’un collège à l’heure de sortie d’enfants
60. Un informateur des réseaux58 Formule sans appel pour condamner comme immature voire immorale toute manifestation d’affection pour tel ou tel enfant susceptible de mettre en danger les revenus de la manne clientélique,….. Quant à nous, nous revendiquons la légitimité du lien affectif amical (voir plus avant) comme modalité humaine majeure de communication et d’échange respectueuse de l’autre. Affection réciproque pour Sardinella, Lucas, et tant d’autres. Cette dimension de la communication -empathie- est intégrée/ maîtrisée et préconisée systémiquement par des approches sociologiques et anthropologiques depuis plus d’un siècle.

59 Dans les cas, peu nombreux, mais celui-ci se révéla particulièrement opportun, où l’élucidation d’une micro-situation éclaire un macro-fonctionnement institutionnel (thèse d’I. Goffman et de René Lourau). Il y a souvent une part d’aventure de recherche dans les méthodologies suggérées par Lourau. Bien moins chez Goffman.
60 Dans ce lieu et simultanément dans deux autres collèges villageois : six observations en deux semaines par six personnes, lundi mardi et jeudi de 16 à 18 heures 30, à 2 x deux chercheurs ou 1 chercheur+1 informateur, avec trois voitures. Lucas a fait signe la deuxième semaine, jeudi à 16 heures. Il avait probablement aperçu le chercheur Mondialisation criminelle, la frontière franco espagnole

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Le hasard des enquêtes empiriques, en situation d’observation, déclenche souvent d’intéressants processus de compréhension imprévus. Nous n’hésitons pas, alors, à modifier passagèrement nos protocolesvillageois de vente de drogues chimiques nous avait signalé la présence fréquente, aux portes du collège, d’un « dealer rural typique », septuagénaire retraité de l’agriculture qui complétait ainsi sa petite pension : résident d’un quartier pauvre, très éloigné de l’archétype du « dealer urbain ». Nous étions stationnés en dehors de la zone de sortie et de parcage des voitures en attente, de façon à voir l’ensemble des mouvements. Le personnage apparut, se plaça en bordure de trottoir à une vingtaine de mètres des portes ; une colonne d’adolescents, par sous groupes de deux ou trois, le croisa : trois d’entre eux lui serrèrent la main, d’une façon qui ne trompait pas sur le passage de quelques petits « parachutes ». Distribution modeste de neuf ou dix doses d’amphétamines, au total, pour un bénéfice d’environ vingt euros s’il s’agissait bien d’amphés, et pour les jeunes, un peu d’illusion de puissance et peut-être le cheminement vers l’addiction. Réponse donc était donnée sur la fiabilité de l’informateur. Quand une partie de la colonne passa près de notre voiture, sur le trottoir opposé, un jeune, qui n’avait pas salué le vieux dealer, nous fit de grands signes. Plus tard, l’un d’entre nous supposa que ce pouvait être Lucas, connu à l’âge de neuf ans plus de trois ans auparavant et aujourd’hui différent d’apparence. Cet enfant s’était alors confié à lui et une affection réciproque s’en était suivi (cf. infra, note 83 du § 5.4). Un processus de compréhension démarrait, qui allait nous mobiliser trois mois, à partir de février 2012 et faire évoluer opportunément nos méthodes vers celle, préconisée par René Lourau et Georges Lapassade, de « l’analyseur social », analyseur institutionnel privilégié, nécessitant l’implication résolue du chercheur comme révélatrice d’une dimension masquée ou bannie des rapports institutionnels: le lien affectif réciproque entre Lucas et le chercheur, qui était une donnée incontournable et préalable (voir note § 5.5), se révéla dévastateur pour la structure clientélique qui allait la percevoir comme la dangereuse intrusion d’une rationalité extérieure, comme une lucarne inaccessible ouverte dans l’ordre masqué de son organisation. Téléphonant le soir à l’aide maternelle qui l’accueillait, il eut confirmation de son identité : elle décrivit en deux minutes un garçon « à l’âme de plus en plus noire, en échec, dont il fallait se défier », au contraire de l’autre enfant accueilli, plus jeune, « un ange blanc, une âme pure ». Elle ajouta avec un grand sérieux que le chercheur, qui avait décrit le pull-over rayé noir et bleu du garçon, s’était peut-être trompé sur son identité, l’enfant portant un pull-over rayé noir et bleu-vert. C’était agiter un chiffon rouge devant un sociologue en enquête… Alerté par ces propos d’une psycho-théologie moyenâgeuse et d’une mauvaise foi évidente, qui exprimaient la crainte de la rencontre de l’enfant et du chercheur, il attendit Lucas au même endroit et à la même heure une semaine plus tard. Ils parlèrent pendant moins d’un quart d’heure ; il supposa, aux pupilles dilatées et bloquées, que l’enfant
qu’il connaissait le lundi précédent, (observation vitre du conducteur baissée à cause de la pluie). Trois collèges, furent simultanément l’objet de ces observations (2 observateurs par établissement).
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avait pris un produit amphétaminé (nous avons appris à voir en quelques secondes, à la dilatation ou contraction de l’iris/pupille, le type de consommation –opiacés versus cocaïne et amphés- pour nos enquêtes auprès des femmes dans les clubs). Peut-être un médicament énergisant, supposa-t-il, à base d’amphétamines comme il en est parfois prescrit aux jeunes ; le discours sur ses parents et sur sa scolarisation était très cohérent et posé. Le chercheur demanda à son informateur local, de surveiller d’éventuelles consommations de Lucas. Un mois après, alors que l’équipe poursuivait ses enquêtes sur les distributions de drogues chimiques en milieu rural61 par les réseaux perpignanais et, en sens inverse, andorrans, l’informateur nous signala que Lucas consommait régulièrement des « chimiques », depuis une dizaine de jours, pendant son heure de « liberté » entre la sortie du collège et le retour vers sa famille d’accueil. Il s’agissait probablement, disait-il, de substituts chimiques à la cocaïne, probablement une amphétamine. Deux jours après, fin janvier, le chercheur –accompagné de l’informateur- empruntait cette route, à l’improviste pour Lucas, et le trouvait « perché », tombant d’un skate à la vue de la voiture, puis poussant des hurlements. Les pupilles extrêmement dilatées, lèvre inférieure pendante, heurtant du front la vitre du conducteur, incapable qu’il était d’évaluer la distance. Les parois nasales, avec quelques croûtes62, indiquaient des prises répétitives. La scène se déroula durant 8 minutes sur la voie publique, puis l’adolescent retourna chez ses hébergeurs. Il disparut en interpelant, de son skate, d’invisibles interlocuteurs. Son état ne pouvait échapper au milieu familial d’accueil; au point où en était Lucas, un examen dans les deux ou trois semaines, qu’il y ait ou non une nouvelle prise, devait permettre de vérifier la nature du produit, cocaïne ou plus probablement drogue chimique, et les caractéristiques de consommation. Le chercheur fit un signalement écrit à deux cadres locales, de l’aide départementale aux enfants exerçant la tutelle sur Lucas et le transmit peu avant une unique rencontre ; il les informa sur ses qualifications63 et proposa une aide. La communication s’arrêta là : aucune information sur les suites du signalement, plus rien. Un adulte, chercheur qualifié qui plus est, affirmant son amicale affection et son exigence d’intervention pour un enfant était nécessairement indésirable pour l’institution. Ces faits, par ailleurs, exigeaient d’approfondir la recherche sur les réseaux locaux, puisque de visu Lucas n’avait manifesté
61 Et aussi l’autoproduction locale, avec quelques ventes, de cannabis de qualité.
62 Qui apparaissent très rapidement dans le cas de « snif » de méthamphétamine, sans pour autant signifier une addiction. Le speed-meth (12€ gr) produit, avec plus de rapidité les effets et les stigmates de la cocaïne (60€ gr).
63 Longue antériorité de recherches sur les trafics de psychotropes et collaboration avec la revue http:/ /Toxibase/ hôpital Marmottan/ (de jour pour addictions) et laboratoire cnrs. Voir n° de « Théma »-Toxibase 2004 consacré à, A. Tarrius « circulation des drogues et des migrants » (deuxième diffusion 1992-2008). La rencontre eut lieu à l’initiative de l’ASE alertée par l’assistante maternelle affolée en apprenant l’observation par le chercheur de l’adolescent dans cet état. Le chercheur transmit le signalement écrit directement avant la rencontre. Déçu par les échanges où l’ASE feignit d’ignorer l’usage de psychotrope, il expédia le signalement en recommandé immédiatement après.
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aucune proximité avec le dealer aperçu64 : filière villageoise différente de celle des collèges ? reventes par d’autres collégiens ? Du côté de l’institution et de la famille d’accueil, Lucas fut interdit de skate…par contre un consensus entre l’assistante maternelle, paniquée en apprenant l’observation de Lucas par le chercheur, et l’ASE s’établit immédiatement pour faire comme s’il ne s’était pas drogué. Réhabilitation de « l’âme noire » : la reconnaissance de l’usage d’une drogue menaçait la garde, donc les revenus65. Sa dénégation, bien habituelle chez les adolescents dans ces situations, fut donc « parole d’or » pour l’institution qui promut immédiatement Lucas « l’âme noire » en « St Jean Bouche d’Or »66. Entre début février et fin novembre, sans plus rencontrer Lucas, il écrivit huit lettres à l’organisme départemental, pour signaler l’incident, proposer une assistance, informer de l’ouverture d’une enquête locale liée à ses programmes, renseigner à plusieurs reprises sur les résultats, et enfin annoncer la publication d’un article avec, à chaque étape, une proposition de rencontre : exercer une pression continue sur cet organisme, c’était bien sûr, outre l’informer sur le déroulé de la recherche publique, le contraindre à une attention constante sur l’enfant, à défaut d’échanges. C’était encore activer l’analyseur institutionnel en manifestant une attention continue au jeune. Aucune réponse : autisme de l’institution qui refusait non seulement d’informer les chercheurs, ce qui peut se comprendre, mais surtout de les entendre. Lorsque l’on connait les productions de Mélanie Klein ou de Salomon Reznik sur l’irrationalité de comportements humains en contexte de relations de travail, et leur interprétation des « pathologies des organisations » professionnelles, on a l’impression d’être là devant une étude de cas exemplaire : autisme institutionnel et « réactions paranoïdes des chaînes de responsables solidarisées contre le danger des regards extérieurs ». 5.3. Les distributions nouvelles des drogues chimiques. Lucas, enfant fragile, placé en attente de l’amélioration de la situation parentale, comme tant d’autres, avait eu, quatre années plus tôt, à connaître l’agression sexuelle, par une personne de cette même famille d’accueil, d’une adolescente placée là par l’Aide sociale à l’enfance, affaire assez grave pour justifier une procédure judiciaire. Il n’avait pas été alors retiré de cette famille. C’est le trouble qu’il avait confié, lors de courts séjours, au chercheur qui
64 Fin février, un mois après l’observation-signalement, il fut aperçu auprès du vieux dealer par une enquêtrice.
65 Lucas, réalise le portrait type de l’adolescent en déshérence, sensible aux premières consommations de psychotropes au collège, comme on le note actuellement. Sophie Le Garrec, Ces ados qui en prennent, PUM, 2006.
66 Nous devons dire à quel point il est nécessaire de saisir les autorités judiciaires et policières de telles situations, que l’enfant ou ses accueillants soient proches ou non. L’erreur du chercheur fut de croire que l’ASE le ferait : la présence de l’informateur, la méconnaissance, alors, du fonctionnement de l’ASE et le stigmate physiologique de prises répétitives, (cloisons nasales) donc aux causes identifiables dans la quinzaine, le dissuadèrent d’alerter immédiatement la gendarmerie, située à quelques centaines de mètres. Erreur qui se révéla être une faute dès lors que nous identifiâmes le fonctionnement de l’ASE.
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intervenait à l’occasion dans un lieu de vie qu’il avait contribué à créer (voir note 83 § 5.4). « Inexplicablement», Lucas avait été maintenu dans cette famille, ainsi qu’un second enfant placé. Il fut donc enfoui dans l’anxiété de cette famille pendant une procédure qui dura trois années. Clientélisme oblige, les comportements de protection, en 2008/2009, de l’organisme départemental au bénéfice de cette famille, et au détriment de l’enfant, se répétaient donc, en 2012, à propos de la consommation de drogue, identifiée peu après, grâce à nos informateurs, , connus en 1998, et souvent revus lors de précédentes enquêtes (2003, 2005, 2010), qui appartenaient à un réseau local ethnico-communautaire ; ils fournissaient la diversité des psychotropes de mauvaise qualité, de provenance barcelonaise67, jusqu’en 2011 ; puis interdits de commerce de cocaïne et opiacés par les réseaux russo-italiens et leurs hommes de main Est-européens de La Junquera, et réorientés vers la distribution des « chimiques » : MDMA (ecstasy), amphés, kéta, et méthamphés, speed68, NPS, meth, élaborés en banlieue Est de Barcelone et largement acheminés par l’Andorre ou encore de coupages de cocaïne par des amphétamines (kéta) par le Val d’Aran. L’abaissement des bénéfices (de 35 € le gramme avec 8 € de bénéfice pour la cocaïne et l’héroïne de mauvaises qualités à 12 € moyens et 2 à 3 € de bénéfice pour les drogues chimiques) est compensé par l’élargissement du marché aux plus jeunes et aux plus pauvres. En France entière la méthamphétamine est marginalement utilisée (0 à 0,5% de l’ensemble des toxicomanes ; sources OFDT 2013) mais la distribution dans les Pyrénées-Orientales, d’origine barcelonaise, aboutit à une surconsommation69, à une économie « entre pauvres » de type ibérique. Cette appropriation des distributions d’opiacés et cocaïnes par le milieu criminel russo-italien, employeur des Géorgiens et autres Serbes, (après accord avec les milieux criminels latino-américains importateurs de cocaïne en Espagne) provoque la multiplication de réseaux locaux courts qui s’approvisionnent auprès de puticlubs du Levant ibérique et la « suppression », souvent violente, des anciens réseaux roussillonnais non ethniques fournisseurs de cocaïne et d’héroïne de bonne qualité par Barcelone (1/3) ou Marseille (2/3).
67 Alain Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan, drogues…etc.., Trabucaire, 1999.
68 Ces dénominations varient : speed est un terme quasi-générique, excluant l’ecstasy (MDMA), pour désigner les amphétamines, synonyme souvent de meth, méthamphétamine, de type poudre et de qualité médiocre. Nous emploierons speed pour désigner la méthamphétamine de basse qualité, comme le font les dealers locaux. Enfin, de temps en temps il passe des NPS (nouveaux produits de synthèse) depuis Barcelone, dont des méthamphétamines, « dirigés vers un public jeune et novice » (note de l’OFDT juin 2013) et peu décelables en consommation espacée.
69 Le dernier rapport de l’EMCDDA (ou Observatoire Européen des Drogues et Toxicomanies) 2013, signale pour la France entière une consommation de 0 à 0,5% de la population des toxicomanes, et pour l’Espagne de 1,5% avec un pic de 4% à Barcelone, et au-delà chez les moins de 20 ans. 67% le consomment en sniff. Le ‘trop plein’ relatif de ‘meth’, à Barcelone, lieu de production, se déverse donc dans le Roussillon à très bas prix grâce à d’anciens réseaux communautaires transfrontaliers.
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Quant aux réseaux locaux « historiques », surtout ethniques, ceux familiaux diffusant du cannabis, sous forme d’herbe ou de résine, continuent à l’identique leurs activités et ceux, communautaires, qui diffusaient de l’héroïne de mauvaise qualité et un peu de cocaïne, sont passés à la revente des drogues chimiques en élargissant évidemment leurs clientèles vers les adolescents : ils ont ainsi évité des conflits frontaux avec les milieux criminels russo-italiens, dont ils sont complémentaires sinon associés. Leur présence à la vente près des concentrations de jeunes étant trop visible (stigmate ethnique), ils recrutent, dans les milieux populaires de voisinage, des personnes « peu repérables » : des retraités, tel celui observé lors de la rencontre de Lucas, et des jeunes ayant quitté le circuit scolaire tout en demeurant chez leurs parents. Cette stratégie commerciale s’avère redoutable, les premiers jeunes consommateurs démarchés étant, dans les voisinages, des adolescents connus en difficulté, tel Lucas livré dans un quartier pauvre de son village par un jeune « décrocheur » qui fut capable de nous dire les dates et charges de speed-meth consommées très épisodiquement par le jeune collégien70, sous forme de poudre à sniffer et jamais en parachutes avalés, comme les collégiens observés. Les conditionnements sont adaptés : parachutes ou boulettes d’un quart de gramme de speed médiocre à 2 ou 3 €. La lisibilité de la superposition des réseaux est perturbée par l’existence de nombreux micro-réseaux de producteurs locaux de cannabis de bonne qualité, et de petits artisans-trafiquants de drogues chimiques via l’Andorre et le Val d’Aran. Source de désordres et de violences, cette surabondance d’offres, qui tire les prix des cocaïnes et opiacés vers le haut et des « chimiques » vers le bas en altérant la qualité, contribue à la pénétration des populations pauvres et jeunes. Les dénis de l’institution départementale de protection de l’enfance, pour mieux protéger les «familles clientes », facilitent évidemment la diffusion chez des jeunes en situation de grande fragilité. La suite donnée au signalement de Lucas en est une parfaite illustration. comme « speed » ou méthamphétamine, fournie à l’occasion pour une consommation intermittente, repérable dans les 24 heures dans les urines et parfois, selon la répétition des consommations, une, deux ou trois semaines dans le sang. Rarement repérable dans les racines de cheveux en cas de faible fréquence et intensité d’usage, la dissolution des composants chimiques étant quasi-immédiate dans l’organisme : c’est là un « avantage » de certains NPS, ou nouveaux produits de synthèse, méthamphétamines souvent produits à Badalona. Le chercheur signala aux responsables locales qu’elles réalisaient une expérience dangereuse en confinant toujours plus un jeune adolescent dans un
70 Et un camarade du voisinage immédiat, premier destinataire. Les consommations de Lucas étaient très irrégulières et semblaient correspondre à des périodes de grande tension dans la fratrie ou dans la famille d’origine.
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milieu proche des fournisseurs de la drogue, alors qu’il fallait au plus tôt saisir des autorités et placer l’enfant ailleurs. Mais « la police et la justice c’est nous » nous dit une assistante sociale. C’est ainsi que niant la réalité de la prise de drogue, mais pas celle du danger du skate, les cadres locales de l’ASE demandèrent un examen toxicologique …cinq mois plus tard71. Nous avons développé, dès fin février 2012, après la discussion d’un quart d’heure en décembre et l’observation sans communication de 8 minutes en janvier, sans plus revoir Lucas, une rapide investigation nous permettant, en deux semaines, d’exclure la responsabilité de ses parents, habitants d’un hameau rural, de comprendre la diffusion de la drogue par des proches de la famille d’accueil, et de l’identifier. Devant l’impossibilité de communiquer nos observations à l’organisme départemental, autrement que par des courriers sans suites, nous avons pris évidemment comme objet d’étude ce service, l’ASE ou Aide Sociale à l’Enfance, par une enquête annexée à nos recherches, après l’avoir avisé, afin d’entendre ce que son autisme cachait, non seulement aux chercheurs mais encore à la justice et à la police. Nous n’apercevions que les effets facilitateurs de la diffusion des drogues, par dissimulation. Nous n’apercevions pas encore l’ampleur des liens clientéliques, et supposions une sorte de nonchalance-incompétence bureaucratique. Le protocole d’enquête nous a permis la rencontre de 35 (+43) familles d’accueil72, dans le département, sur plus de 250, de 22 éducateurs et assistantes sociales, et de 29 personnes passées par les établissements sous la responsabilité de l’organisme (18 anciens pensionnaires73, jeunes adultes, et 11 anciens personnels, échantillon augmenté de 31 jeunes adultes). Pour en revenir à Lucas, puisque c’est bien son cas qui est à l’origine de cette enquête, quoiqu’il soit exclu du protocole, comme toute personne mineure, son aide-maternelle est proche du maire de sa commune, qui a lui-même ses entrées au cabinet de l’exécutif départemental, autorité directe sur les responsables de l’aide à l’enfance départementalisée. Cette aide-maternelle possède une « surface clientélique » à hauteur de ses diverses influences villageoises. L’observation d’un éducateur : « la famille …x.. on n’y touche pas. (…) elle donne directement ses ordres à la structure…en cas de conflit, elle rameute la moitié du village, maire et conseiller général en tête » est à mettre en rapport avec le témoignage d’une autre aide-maternelle : « ils m’ont enlevé le
71 Les courriers mensuels envoyés à l’ASE durant cette période par le chercheur avaient bien sûr un but informatif mais encore contraignaient les personnels concernés à maintenir une attention particulière à l’enfant. Le contrôle toxicologique de Lucas cinq mois après, en juin 2012 (appris par hasard en juin 2013) relève d’une farce et n’est compréhensible que comme tentative d’autoprotection : « on a vérifié ». Que des milieux médicaux se soient prêtés à cette facétie en dit long sur les incompétences locales.
72 Au fur et à mesure des entretiens, des témoignages nous parvenaient d’autres familles (+43). Nous en avons retenu 27, conformes à notre échantillon de base, par élimination de 16 familles biologiques.
73 Les entretiens avec ces jeunes personnes, dont je livre un aspect -prostitution- plus avant, ont provoqué un complément d’investigation auprès de 31 autres anciens pensionnaires.
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petit, en me disant que j’étais « trop proche de lui », et rien d’autre, je suis allée voir le maire qui m’a dit : « si j’intervenais, je vous porterais préjudice, je ne suis pas de leur bord ». Lorsque les personnes ‘remerciées’ protestent, elles se voient rapidement opposer des diagnostics psychologiques, le fait de se plaindre étant en lui-même une preuve de trouble mental : « l’assistante sociale m’a dit que j’allais aux commissions sans le petit : c’est complètement faux, le petit aime tellement venir dans tous les magasins, et puis je ne peux pas le laisser seul à la maison ; elle m’a dit ‘c’est comme ça, on le sait, un point c’est tout’, et elle est partie ; je ne l’ai plus revue, je n’ai plus rien. J’ai essayé d’en parler à une responsable qui m’a dit la même chose, comme si elles s’étaient passé le mot. On ne me reçoit plus. Si je continuais à me plaindre, la chef à ----- m’a dit que l’ASE m’enverrait au psychiatre. Donc, si je dis la vérité, qu’on m’a enlevé le petit pour le donner à d’autres plus pistonnés que moi, on m’enfermera ? » (enregistré). Les résultats de cette enquête, qui seront publiés, décrivent un univers de dépendances clientéliques forcenées, vécues comme totalement arbitraires, et d’interdictions généralisées d’expressions critiques. La production de rumeurs74, dans un tel contexte est abondante. D’évidence les procédures de transparence minimales permises, par exemple, par la publication d’appels publics phasés à candidature d’assistant(e) familial(e) aux critères explicites et le recrutement puis le contrôle des familles d’accueil (conflits,..) par des commissions mixtes ASE/associations de travail social et de protection indépendantes n’existent pas. Médiateurs et experts, psychiatre notamment, exerçant parfois des fonctions d’aides judiciaires, dépendent du Conseil Général, de ses services et associations subventionnées. Ainsi prospère un monde clos auto producteur de ses limites, de ses normes, à l’imaginaire défensif sans contrôle, clôturant d’une part la « bulle locale » placée sous contrôle total d’une instance politique territoriale, interdisant d’autre part, après filtrage draconien, l’accès aux recours de l’Etat. Notre enquête nous a valu la réputation d’extériorité de l’ASE : de nombreuses familles d’accueil (27) ou d’origine des enfants (16), hors échantillon, nous ont contactés pour exposer leur désarroi. « Bureau des plaintes », comme cela est fréquent dans l’investigation sociologique : les chercheurs manifestent de l’empathie alors même que les interlocuteurs institutionnels sont peu accessibles. Sans exploiter75 les renseignements fournis par ces plaignants, nous avons tout de même remarqué les mêmes noms de médiateurs et d’experts liés à l’exécutif départemental, ou aux associations qu’il finance, et l’inlassable répétition d’avis stéréotypés
74 Nous rangeons dans la catégorie « rumeur » toue assertion non vérifiable, fut-elle crédible.
75 Nous ne pouvions emprunter toutes les directions de recherche que le terrain nous suggérait ; nous aurions rapidement quitté le cadre imparti par nos programmes. Par exemple une question méritant approfondissement se présentait souvent : la satisfaction des clientèles (« fourniture d’enfants ») implique-t-elle une mise sous protection minimale, conduisant à une inflation d’enfants, retirés à leur milieu plus que nécessairement ?
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décrivant des situations identiquement construites. Des dossiers individuels, gardés dans les services administratifs sont refusés, contrairement à la loi (78-753 du 17 juillet 1978), à la consultation par les personnes concernées. S’obstinant à clamer leur bon droit en termes de légitimité affective, elles en deviennent davantage stigmatisées : in fine, l’amour d’un enfant désignerait souvent l’indignité d’un père, d’une mère, ou d’un proche. («il l’aime trop, il devient dangereux, il n’a plus que des affects, il doit voir le psy», assistante sociale76). Cette ‘aide personnalisée’ de sinistre exercice, réserve à la plainte une place aggravante dans les nosographies : seuls les experts et médiateurs commis, et leurs commanditaires politico-administratifs en réchappent77, grâce à leur froide et solidaire distance institutionnelle, confondue avec une soi-disant objectivité. Les rôles si nécessaires des experts, des médiateurs et des assistants sociaux autonomes, indépendants, saisissables et récusables, revêtent un caractère d’arbitraire absolu dès lors que des liens de dépendance sont avérés, entre eux et le pouvoir décisionnel contesté. Ainsi un fonctionnement qui se présente comme complémentaire de la saisine judiciaire, économe en temps et en énergie du travail des juges des enfants, est en réalité totalement annexé par une partie prenante et devient gardien de l’absolutisme clientélique administratif et politique : entrave majeure à l’exercice de la citoyenneté. Excédant des limites mêmes de ses attributions, le responsable de l’ASE tenta de criminaliser l’enquête du responsable de recherche. Depuis plus de vingt-cinq années ce chercheur, développe des enquêtes en milieux délictueux ou criminels ; il lui est arrivé de négocier l’anonymat de personnes ou de situations, lors de délicates entrevues avec des représentants de ces milieux en Turquie, dans les Balkans, en Espagne78 et en France : jamais il n’a connu des menaces et des tentatives de déstabilisation comme en a développées à son encontre l’exécutif départemental des Pyrénées-Orientales, proche en cela des comportements des voyous politico-mafieux de la capitale du Michigan, Chicago, 1928, décrits dans les enquêtes de Park, de Trasher et leurs collègues. A Perpignan même, une recherche sur le clientélisme municipal en milieu Gitan, en 1997, l’avait opposé à des élus « de droite » qui à aucun moment ne s’étaient comportés ainsi79.
76 Le travail d’assistantes sociales et d’éducateurs affectueusement attentifs à la personnalité des enfants placés et à leurs parents est une réalité constante de terrain. Mais le clientélisme ambiant est source pour eux /elles de fatigues intenses dès lors qu’interviennent des décisions arbitraires redevables des liens clientéliques.
77 Il y a bien des décennies que les sociologues ont compris qu’ils sont dans les typologies contextuelles (cf Alfred Schütz : Le chercheur et le quotidien, Méridiens-Klincsieck, 1987 -1971, Naville, Goffman, etc, etc..).
78 Très récemment, par exemple, avec des informateurs sud-catalans, afin de les assurer que nous ne cherchons pas à connaître l’identité des bourgeois-rentiers 66 qui investissent dans les puticlubs, ce qui relèverait d’une enquête policière et non sociologique ; l’objet de notre compréhension est le mécanisme présidant à ces investissements.
79 Dans Fin de siècle incertain à Perpignan,…Trabucaire 1999. Le dialogue tendu, ne fut jamais interrompu avec le Maire d’alors, qui disposait, il est vrai, d’une toute autre culture.
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Il est urgent qu’apparaisse là encore, probablement à l’initiative de services de l’Etat, une instance médiatrice réellement indépendante. Les compétences de personnes libres ne manquent pas dans ce département, comme ailleurs. L’arbitraire clientélique est omniprésent, avec son écho, le sentiment, par la famille d’accueil80choisie, d’une protection totale. On imagine les tensions consécutives à toute dévolution de nouveaux pouvoirs régaliens de l’état à de telles collectivités locales. 5.4. Le « pouvoir absolu » des responsables institutionnels du clientélisme politique.
En novembre 2012, dix mois après le signalement, l’employé du département, responsable de l’ASE, adressa enfin une lettre au chercheur : il le convoquait dans son bureau afin, écrivait-il, d’écouter, en silence, Lucas lui dire « je n’ai pas consommé de drogue » ; il lui interdisait, lors de cette entrevue, de parler à l’adolescent de sa famille, de ses accueillants, de lui-même et le menaçait d’interdiction de publication, faisant, de plus comme menace potentielle, allusion aux rumeurs nauséeuses que l’assistante maternelle allait tenter de répandre. Voici la solution : rien n’a existé et les chercheurs se taisent ou sont sanctionnés d’un interdit de publier et d’épouvantables attributs de personnalité. Le chercheur refusa d’entériner un tel mensonge institutionnel, assorti d’une mise en scène clownesque, en totale contradiction avec nos droits et devoirs et surtout nos observations d’enquêtes, et il répondit qu’il avait confondu la consommation de drogue avec celle de caramel mou, puis assura Lucas de son amicale affection quoiqu’il dise sous les pressions de son entourage. Il rappela à l’employé de l’exécutif local les décrets constitutionnels et la nécessité, compte tenu de son refus de communiquer, de l’enquête sur son organisme comme composante de nos recherches. Il signala que le pouvoir hiérarchique dont se réclamait l’employé ne le concernait pas et il lui objecta sa propre hiérarchie scientifique et, d’évidence, éthique : le déclenchement de l’investigation était bien sûr lié à la dissimulation par l’institution des comportements dangereux de l’enfant, jusqu’à lui demander de mentir solennellement au cours d’une scène digne d’un théâtre de boulevard. Un chercheur avait affirmé, avec une constance déstabilisante pour l’institution, la situation hautement dangereuse d’usage de stupéfiant par l’adolescent et la
80Quant il s’agit de familles recommandées et protégées par des élus municipaux ou cantonaux du « bon parti ». A une enquêtrice qui demandait à une assistante maternelle bien en cour si elle avait eu une formation ad hoc, celle-ci rétorqua (enregistré) : « si tu es trop curieuse j’en parlerai à l’ASE, qui te fera vider de ta faculté ». Rien moins. Déclaration à une enquêtrice qui s’étonnait qu’un enfant de douze ans ne reçoive pas son argent de poche mensuel, comme prévu. « mes enfants on leur a jamais rien donné, alors c’est pas ces voyous qui vont nous faire les poches » (enregistré).etc, etc,…
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nécessité de donner suite à un tel signalement ? voici une pathologie avérée pour une partie de l’ASE, son employé-directeur, son aide-maternelle, et ses salariées. Quelles sont donc les formations et les conditions du recrutement de ces personnels ? L’apprentissage de l’autisme institutionnel, assorti du travestissement des réalités et de la diffamation des témoins, chercheurs ou non, n’est, en effet, au programme d’aucune faculté de psychologie, clinique ou sociale, ou école de formation au travail social. Par contre l’exercice de l’omerta et de la solidarité institutionnelle absolue apparaissent comme conditions usuelles du recrutement des exécutifs clientéliques puis du maintien en poste. Un grave problème de recrutement et de gestion des personnels posé aux dirigeants de tels services est le suivant : recruter des personnels de compétences et d’expériences affirmées revient à prendre le risque de fortes oppositions, recruter des personnels aux profils « fragiles » permet des soumissions mais aussi, comme ce fut le cas dans « l’affaire Lucas », des maladresses graves dans la communication extérieure.
L’extériorité de l’équipe de recherche universitaire au monde local soumis au joug clientéliste conduisait donc ces personnels, démunis des outils de rétorsion usuels, applicables aux populations dépendantes, à défaut de capacité de débattre, à utiliser la diffamation81. Mais le consensus entre membres de la chaîne de responsables concernés ne dépasse pas leur cercle étroit, impuissants face à l’extériorité totale des chercheurs vis-à-vis de la structure clientélique ; les frontières protégeant l’espace du pouvoir absolu clientéliste d’un extérieur démocratique, si elles suffisent à la contention des plaintes des personnes dépendantes localement, n’ont pas prévu le libre exercice de regards extérieurs qualifiés et indépendants. L’omerta locale, étendue aux associations et médias départementaux, les rumeurs malveillantes, suffiront, pensaient-ils, à annuler les travaux de ces franc-tireurs.
Enfin notre enquête auprès des personnels a révélé combien d’entre eux, assumant l’interface familles/institution, souffrent de ces procédés de protection clientélique. « Inutile, je laisse tomber les s----es que commet cette famille. Avant que j’aie rédigé un rapport, l’assistante familiale est chez le maire-conseiller général et j’ai perdu. (…) si je m’arrange pour faire remonter au juge, c’est immédiatement transmis à ma structure et je me fais massacrer (…) Que faire ? s’il fait beau je vais me balader dans le Fenouillèdes et je pense à ma famille et à mon
81La rumeur sur une déficience intellectuelle du responsable de recherche (rédacteur de ce texte) fut lancée, au moment même où le Journal du CNRS éditait un « grand entretien » sur ses programmes 2000-2014. Le grand entretien concerne, dans cette publication, les médaillés Fields et scientifiques « durs » une fois l’an, et, rarement, des sociologues de grande notoriété. Trois employés de l’ASE 66 inaptes au dialogue décrivent comme « déficient intellectuel », un chercheur mis en exergue au même moment par le CNRS, avec qui il collabore depuis plusieurs décennies : où est l’erreur ? voir http ://journalducnrs/273/ pages centrales, juillet-août 2013. Salir, mentir, punir, interdire (cf Michel Foucault). Cela ne pose aucun problème à ces personnels départementaux, le monde de la recherche est totalement extérieur, donc insignifiant, à leur univers clientélique clos. Et d’autre part ils sont persuadés (propos maintes fois enregistrés) que leur parole fait acte de police et de justice.
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nécessaire salaire.» (un éducateur). Les pratiques clientélistes ont existé « sous d’autres pouvoirs locaux » mais jamais à ce point de « bouclage : les nominations politiques de responsables administratifs se multiplient.(…). [ x ] directeur de la maison sociale [locale] est un cadre de services techniques déclaré nul et limogé ‘dans le social’ ; ses compétences ? la carte du parti » (une assistante sociale) Un ‘âge d’or’ est signalé par certains : celui de la responsabilité active sur les services sociaux d’un conseiller général ‘de droite’, devenu par la suite sénateur. Pourtant nos interlocuteurs ne manifestent pas d’appétence marquée pour les majorités de droite dans l’exécutif départemental. Pas plus que de gauche, après expérimentation du contexte clientélique. En fait l’appartenance politique est déconnectée des logiques clientélistes : comme si une ‘confrérie’ dont la reproduction du pouvoir local était l’unique rationalité, s’était emparée, un enrobage politique aidant, des leviers de commandement locaux. Dans ce contexte, ce sont « de tout petits événements hors contrôle », tel celui né de la rencontre entre Lucas et les chercheurs, qui sont porteurs d’analyse ; conformément aux méthodes de l’analyseur institutionnel ou de la contextualisation des scènes d’interaction. L’évènement fortuit éclaire le fonctionnement général de l’institution.
Le discrédit de personnalité jeté sur un chercheur devait défaire tout le processus de recherche, pensait le responsable de l’ASE : il lui revenait donc, fort de ses prérogatives judiciaires en matière de préparation des dossiers de protection des enfants, de lancer des accusations de tentative de prédation82. Inutile, alors, de dire pourquoi Lucas demeura en 2009, après un scandale sexuel majeur, dans cette famille, pourquoi le signalement de consommation d’une drogue parmi les plus dangereuses fut étouffé en janvier 2012, pourquoi l’autisme institutionnel tout au long de la recherche fut opposé aux propositions de communication ; inutile et interdit encore d’entendre la description des liens de proximité de la famille d’accueil avec les milieux de diffusion des psychotropes : Lucas ne s’était jamais drogué… un « bilan toxicologique » effectué cinq mois après le signalement, inopportun et dérisoire donc, puis la toute puissance, croyait-il, du responsable ASE dix mois plus tard, fondèrent la stratégie de l’institution pour résoudre une potentielle crise interne du clientélisme pris en flagrant délit de protection des affidés. C’était évidemment méconnaître la complexité et l’antériorité du processus de recherche, réduit par l’ASE, sans culture autre que celle qu’elle génère dans son monde clos, à une contestation interne. Lucas, malgré des pressions constantes, refusa de mettre en cause les chercheurs... De son côté c’est en toute conscience que le chercheur, et l’équipe d’enquêteurs, s’obstinèrent à manifester leur exigence de
82 En quelque sorte au constat par des chercheurs, et au signalement consécutif, de consommation d’une drogue chimique très dangereuse par un jeune adolescent (13 ans), le responsable de l’ASE, pour « étouffer l’affaire », répondait par une sorte d’équivalent symbolique, prédation d’enfant par un déficient mental « déguisé » en chercheur. Voilà qui est possible dans cet univers délétère.
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clarification de la situation de l’enfant, et la réalité des observations de consommation de psychotrope relevant de leurs compétences : leur « intolérable immixtion » dans le monde clos de l’ASE fonctionnait bien comme analyseur des contradictions de cette gestion en exacerbant ses réactions défensives, jusqu’à outrepasser ses pouvoirs d’auxiliaire judiciaire pour tenter d’interdire les investigations des chercheurs, jusqu’à déléguer le soin d’une campagne diffamatoire à une assistante maternelle apeurée, mais protégée. Le processus est bien connu, depuis l’étude d’Edgar Morin sur La rumeur d’Orléans, qui consiste, pour qui veut nuire, à lancer des rumeurs de forte connotation criminelle (enlèvement de jeunes femmes dans des cabines d’essayage de commerçants Juifs jadis à Orléans, captation d’enfants innocents et protégés par des chercheurs extérieurs et prédateurs aujourd’hui dans les Pyrénées-Orientales, etc.) et irrationalité de fantasmes collectifs, recueillies en tant que preuves, dans un deuxième temps, dès lors qu’elles ont marqué les imaginations. L’analyseur institutionnel révélait bien les stratégies de l’institution ; il prenait bien l’allure de ce sport de combat que décrit Pierre Bourdieu à propos du sociologue sur son terrain : les mouvements et gestes défensifs comme offensifs, les tentatives d’occlusion, dévoilaient chaque fois davantage les rationalités des acteurs institutionnels. Il appartenait aux chercheurs de provoquer et d’accompagner ces mouvements, comme dans un judo élémentaire. Mais surtout, pour l’équipe de recherche, le ‘cas Lucas’ 83, est révélateur des modalités d’instrumentalisation des liens clientéliques par les stratégies mafieuses : c’est là le sens de notre engagement. Rationalités criminelles et liens clientèlo-politiques s’articulent à partir de valeurs et de comportements communs : omerta, enfermement dans un monde relationnel clos, sans possibilité de recours extérieur, menaces, chantages, protection prioritaire des affidés. Et au total facilitation de la pénétration des drogues parmi les adolescents les plus exposés. L’agressivité des comportements de l’ASE a l’égard des chercheurs était donc
83 Le chercheur avait contribué bénévolement durant 17 après-midis en dix-neuf mois, d’octobre 2007 à mai 2009, à l’animation d’un lieu de vie pour enfants de 5 à 9 ans (il était administrateur-fondateur et avait, notamment, conçu la partie «activités d’environnement » du projet d’animation) : repas collectifs, accompagnements sur tracteur agricole, ballades en montagne à la recherche d’introuvables champignons, fabrications de pains dans un four à bois. Ce lieu de vie étant réservé à des enfants placés en familles d’accueil, offrait de courts séjours, de deux jours à une semaine, à sept d’entre eux en rotation sur une trentaine concernés. Lucas, et deux de ses frères placés dans d’autres familles d’accueil, se retrouvaient là ; le chercheur les accueillit sur son tracteur ou en promenade à sept reprises, discutant avec eux plus de trente heures : Lucas, l’aîné, suivi de deux de ses frères, toujours étroitement unis, saisit l’occasion d’une promenade en montagne, en 2009, pour confier longuement, avec une émotion proche de l’abréaction, son mal être dans sa famille d’accueil (contexte d’agressions sexuelles par un fils de la famille, ante et post passage à l’acte) et sur de très douloureux antécédents, quelques années auparavant. Le chercheur l’avait écouté et assuré de son soutien en cas de nécessité. Une sorte de pacte était ainsi conclu, incluant le secret des échanges et la fidélité d’un lien d’affection réciproque signifié par la confidence faite par l’enfant et son écoute acceptée par l’adulte. Ironie du sort, ce ‘pacte’, comme en concluent parfois des enfants en souffrance, était actualisé trois années après, ainsi que nous le rapportons, et permettait le développement de l’analyseur institutionnel face à une administration affolée par une rencontre d’un quart d’heure entre le chercheur et Lucas.
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d’autant plus intéressante qu’elle devenait excessive, dévoilant les faiblesses et abus de cette institution dans sa falsification des réalités ordinaires.
On imagine ce que produirait le transfert plus large, par l’état, de pouvoirs de police et de justice à de tels exécutifs locaux84, assistés de leurs propres experts et de leurs médiateurs85, etc... Fort heureusement, dans notre contexte démocratique, le scénario théâtralisé d’une « Enquête dans un service départemental 66 » s’apparente davantage à un remake d’ « Une nuit à l’opéra » avec les chercheurs dans le rôle des Marx Brothers, le responsable jouant Groucho, qu’à celui, déroulé, lui, par l’ASE, d’une imitation des pratiques de la STASI, police politique Est allemande, dans les années 1980, relayées alors par les services sociaux, leurs psychiatres, leurs fameux « morpho-psychologues » et leurs assistantes sociales, pour déclarer « déviants psychologiquement» les chercheurs non « conformes politiquement ». Retour de rationalités socialistes est-allemandes dans un département ‘socialo-clientéliste’ français trente années plus tard86 ?
Le recours à la protection des services de l’Etat est problématique ; c’est pourtant les situations que vivent les personnes dépendantes de ce service local, aussi bien familles d’accueil, familles d’origine, que personnels non ‘clientélisés’ : la pratique constante du Conseil Général 66 étant d’interdire l’accès à ce recours87. La gestion clientélique départementale des enfants les transforme en prébendes pour Thénardier locaux et dissimule leurs comportements dangereux susceptibles de menacer les revenus ainsi procurés. Le déni de réalité, et la dénonciation de la dangerosité de ceux qui l’analysent sont devenus des normes élémentaires de fonctionnement. La nécessaire lutte contre les tentatives criminelles de diffusion des drogues chimiques vers les adolescents devient, objectivement, dans un tel contexte, de la complicité. 5-5. Poursuivre la recherche locale ? Certain(e)s adolescent(e)s longuement sous protection de l’Aide Sociale à l’Enfance jusqu’à leur majorité paient très cher ces situations. Sans trop anticiper sur les résultats de nos enquêtes sur l’ASE, signalons la proportion alarmante parmi eux d’usagers de drogues, intermittent(e)s ou non, et de jeunes
84 Le sentiment d’auto-puissance est souvent partagé par des personnels de tous niveaux : l’assistante sociale qui nous dit « la justice c’est nous » alors que nous lui faisions part de notre étonnement devant les dissimulations de délits qu’elle assumait, ajoutait plus avant dans la conversation : «les juges sont ailleurs, quelque part dans des nuages, et les gendarmes ont trop de contraventions à distribuer.(…) c’est nous qui gérons tout. »
85 Par exemple si Lucas décidait de se plaindre de sa situation il « bénéficierait » de l’aide d’un avocat d’une association récemment constituée (9 avocats) par… le Conseil Général…
86 Yves Barel analyse les réapparitions ou survivances en micro systèmes de formes historiquement dominantes et défaites, Le paradoxe et le système. Essai sur le fantastique social, PUG, 1979.
87 Dont le droit de récusation des « experts-maison » et la possibilité de saisir des médiateurs indépendants.
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prostitué(e)s, intermittent(e)s ou non. Ces situations qui prennent, actuellement, un sens nouveau de viviers prostitutionnels à partir de leur densification et de leur proximité des dispositifs « marchands » de La Junquera, et des stations balnéaires du sud de Barcelone pour la prostitution masculine, relèvent de nos programmes de recherche. Nous avons commencé les enquêtes : elles seront publiées, quoi qu’il en coûte. Nous indiquons plus avant les directions prises par ces enquêtes et les premiers résultats. Enfin, ce dernier volet de recherche, ouvert à partir de la congruence d’une simple vérification des propos d’un informateur local et de l’identification dans la « scène » observée d’un enfant connu et nécessitait une redéfinition du programme de recherches locales, sachant, que trois dimensions d’implication intervinrent dès les premiers mois : Tout ce qui précède, il ne faudrait pas le dire, « ce chercheur a-t-il conscience de faire du mal à la structure ? » clame le responsable de l’ASE pour justifier l’omerta de son service et la campagne d’infectes rumeurs dont nous avons été l’objet à son initiative : l’organisation prime sur la conscience88. C’est le raisonnement même produit dans les systèmes politiques clos : nous y faisions allusion précédemment en citant le rôle des services sociaux en République Démocratique Allemande dans les années 70/80. En 1999 un service public départemental avait demandé « ces chercheurs sont-ils conscients de l’atteinte qu’ils portent au moral des habitants ?» lorsque nous démontrions que ce n’étaient pas des Gitans mais des fils de familles bourgeoises qui géraient des trafics transfrontaliers d’héroïne et de cocaïne89. Oui, nous sommes parfaitement conscients. Il y a pour chaque chercheur des incitations majeures à poursuivre ces investigations-là : notre conscience citoyenne, nos programmes de recherche, et notre amicale affection pour les victimes de la toxicomanie, de la prostitution et donc des contextes mafieux et clientéliques. En effet c’est la profonde déficience des exécutifs clientélistes, incapables de distance critique (« les intellos je les carbonise » dit un ex-Président de l’exécutif départemental, toujours très influent et imité, en matière de qualité des débats ainsi introduits, par de nombreux employés des instances administratives départementales), ou tout simplement réflexive (omerta), de ne pas percevoir l’apparition locale de comportements liés à l’irruption de rhizomes de la mondialisation criminelle qui envahit et transforme le sens des alliances clientéliques passant, volens nolens, de « l’entre nous amical »,
88 Il n’y a rien à ajouter au thème, central chez Jean Paul Sartre, de la mauvaise foi.
89 Lamia Missaoui et Alain Tarrius, Naissance d’une mafia catalane ? les jeunes de « bonnes familles » locales dans les trafics de drogues…, Trabucaire, Recherches en cours, n°1, 1999, 10€, toujours disponible chez l’éditeur.
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« l’aide aux proches », etc .. à la complicité mafieuse : changement de paradigme. C’est le sens profondément révélateur de « l’affaire Lucas ». L’omerta protectrice d’une famille « cliente » au détriment d’un adolescent dans une grande fragilité sociale, « à l’âme noire », est un encouragement donné à la pénétration des drogues chimiques dans les collèges, voulue par les trafiquants criminels de La Junquere. L’enquête90, engagée, sur la prolifération de jeunes prostitué(e)s occasionnel(e)s dans le Roussillon apportera une illustration beaucoup plus nette du phénomène : hélas avec les mêmes jeunes fragiles sous protection de la même institution administrativo-politique locale, et les mêmes milieux criminels locaux ou transfrontaliers.
6. « Entrer / sortir/ circuler ».
6.1. Fin de « voyage » de « première boucle ».
Sardinella a investi ses économies de sept années de « travail » dans les puticlubs et abattoirs du Levant, dans l’entreprise de transformation alimentaire de son frère, en Albanie, où pendant trois ans, elle a travaillé comme unique commerciale ; elle a rénové la vieille ferme de ses parents, non loin de Shkodra. Ses voisins retiennent de son « voyage » qu’elle a voulu être none en Italie, mais était trop faible pour persévérer.
Irina et Sofia ont inauguré un grand salon d’esthétique, en Macédoine. Irina est mariée et a un enfant. Georgi l’a attendue huit années, pendant son « voyage » en Espagne.
Magdalena a épousé un (sud) catalan plus âgé qu’elle. La parentèle ukrainienne qui l’avait rejointe est toujours là, dans un petit village proche de La Junquere, bien intégrée.
Elles sont environ 900 à quitter annuellement l’exploitation par les puticlub par des retours ou des alliances locales. Fin de boucle trans-migratoire.
D’Elena nous n’avons plus de nouvelles après sa « mutation » dans un abattoir près d’Almeria. La prochaine étape, celle qu’a évitée in extremis Sardinella, s’appelle Afrique.
Parmi les neuf cent femmes qui retournent dans les Balkans et le Caucase chaque année après cette transmigration courte par l’Italie du Sud et le Levant ibérique, la plupart d’entre elles bénéficient des investissements qu’elles ont consentis, via leurs familles, comme Sardinella et Irina. Environ trois cents trouvent un conjoint et restent en Espagne, abandonnant le travail du sexe. Celles qui retournent avec des pathologies graves, VHC et VIH en particulier, ont du mal à trouver des traitements continus. Le prochain ouvrage, sur
90 Une pré-enquête détaillée (origines et détermination des trajectoires des jeunes de 18-25 ans ; composition de ce monde prostitutionnel ; activités associées ; sociabilités ; mobilités ) est exposée plus avant.
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Conclusion Sociétés locales clientéliques et réseaux criminels mondiaux. Le scénario du partage des dominations. C’est par la frontière franco-espagnole méditerranéenne, que nous avons abordé cette recherche sur la traversée de la France par les femmes qui transmigrent depuis les Balkans et le Caucase vers les nations permissives du Nord de l’Europe, par l’Italie du Sud et le Levant ibérique. Recherche sociologique attentive aux interactions en mobilité entre les femmes et leurs parentèles d’accompagnement et entre elles-mêmes et les populations locales, au cours des étapes, longues de plusieurs années en Espagne et de plusieurs semaines ou mois en France. La marchandisation des femmes blanchit environ 70% des revenus de la drogue (1,2 milliard € pour 1,7) ; 10 880 femmes des Balkans et du Caucase travaillent dans le Levant ibérique dans 272 clubs de tailles diverses. La Junquera a retenu notre attention, avec ses 8 clubs et ses 462 femmes. Véritable centralité qui rayonne, jusqu’à les annexer moralement, sur les départements français voisins, qui réorganise les distributions de drogues et enfin, qui bénéficie d’une remarquable logistique routière européenne : 20 000 camions passent tous les jours et 3600 s’y arrêtent. C’est là que se projettent bien des projets d’expansion, de trafics, d’accompagnements vers la toile d’araignée autoroutière européenne. La frontière est abolie, Schengen dixit : et pourtant sa traversée s’est révélée d’une remarquable richesse pour éclairer les contorsions administrativo-politiques de l’espace prohibitionniste français voisin. L’enseignement majeur est que les approches des trafics de femmes et de drogues sont inséparables, dès lors qu’il s’agit de mondialisation criminelle. Que le contexte législatif soit ou non permissif, le second enseignement est que le clientélisme politique exacerbé de certaines unités territoriales méditerranéennes, françaises comme espagnoles, offre aux stratégies mafieuses d’expansion des opportunités remarquables. Le cas Sud-italien nous l’avait enseigné, mais il n’était pas certain pour nous que le déploiement de mafias extérieures, russo-italiennes en terre catalane, produise les mêmes effets. Le libre exercice de la démocratie, de ses regards et questionnements exigeants sombre au bénéfice de la fermeture, autour de clans dominants, en territoires locaux où l’absolutisme de capos politiques ignares le dispute à la pauvreté des populations dépendantes. Le département des Pyrénées-Orientales est le premier voisin du dispositif prostitutionnel, toléré en Espagne et illégal en France. La nature des rapports entre ses populations et leurs élus, les singularités sociales et économiques de celles-ci en ont fait le premier espace français en voie d’annexion aux rationalités et stratégies
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mafieuses russo-italiennes présidant aux trafics de femmes et de drogues de l’Est méditerranéen au Levant espagnol. Singularités socio-démographiques ? Le chômage des jeunes avoisine les 25%, les dépendances des aides publiques de survie 12% ; proportionnellement c’est là qu’il y a, en France, le plus de collégiens et lycéens décrocheurs, le plus de mineurs criminels, le plus de victimes de mst, le plus de petits revenus, etc… Singularités urbaines ? La ville de Perpignan et son agglomération, plutôt à droite, sont démographiquement et économiquement plus puissantes que le reste du département, plutôt à gauche. Les élus des deux principales tendances politiques, et leurs alliés, s’appuient sur les administrations de chacune de ces instances territoriales pour se légitimer et développer leurs projets. Les moyens du Conseil Régional appuient lourdement l’action du Conseil Général, de mêmes orientations politiques. C’est à Perpignan que l’on observe de fortes présences historiques de minorités ethniques communautaires et pauvres, en centre-ville comme en périphérie. Ces minorités connaissent des prolongements, solidarisés par le lien communautaire fort, pour le pire et le meilleur, dans les villages le long de la principale rivière, la Têt. Singularités politiques ? le clientélisme politique, relayé par de nombreuses associations subventionnées, est forcené, structuré par les deux partis politiques dominants dans tous les secteurs de la vie économique et sociale,. Les loges maçonniques sont plus diverses et nombreuses que dans les autres départements et permettent une certaine transversalisation des rapports entre blocs clientéliques opposés. Comme nous l’avons analysé dans le domaine de la protection de l’enfance, tous les secteurs administrativo-politiques du département et de sa capitale sont concernés. Ceux porteurs d’actions vers les habitants développent des stratégies de soumission, de contention, de leurs publics, dont ils deviennent vite dépendants eux-mêmes, comme le cas Lucas l’a si bien montré. Ceux oeuvrant en services fermés sont rongés par le népotisme des recrutements guidés par des conseillers généraux ; les services culturels départementaux en offrent une illustration tragique, etc. La bipartition politico-territoriale du clientélisme fragmente les groupes sociaux : chaque pouvoir a « ses Maghrébins », « ses Gitans », etc, ajoutant à la pauvreté les rivalités intra-groupales, et repoussant sans cesse la fin des désignations ethniques de citoyens français. Les réseaux d’influences clientéliques que nous signalons jouaient jusque dans les années 1990 le rôle 102 utile, de dynamiseurs des mobilités pour la recherche de travail par les jeunes des villages et villes du département. La structure en toile d’araignée du quadrillage politico administratif de la France permettait à cet « accélérateur de mobilité » de fonctionner, du village à la préfecture, via maires, conseillers généraux et députés, de la ville-préfecture à la capitale de région, via députés et conseillers régionaux, et enfin vers la capitale ultime, Paris. Des personnes recours, ayant réussi ailleurs leur vie professionnelle, facilitaient encore les mobilités vers leurs entreprises. C’est ainsi que l’on peut découvrir, dans un
102 Nous avons spécifiquement étudié ce phénomène dans Fin de siècle incertaine à Perpignan Trabucaire 1999 .
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village de l’arrière-pays catalan une forte population de retraités EDF d’une direction parisienne de cette grande entreprise. Bref, la machine à ménager de petits ou grands exils professionnels depuis ce département chroniquement sinistré a fonctionné jusqu’au tarissement général du combustible : l’emploi. Il restait au clientélisme à se reconvertir vers la contention des populations de plus en plus pauvres, de plus en plus dépendantes. L’analyse du secteur de l’Aide Sociale à l’Enfance illustre bien ce phénomène et sa terrible conséquence : les responsables départementaux de tels secteurs, directement nommés à partir de leurs proximités politiques, enferment peu à peu les populations dans des dépendances globales en créant des micro-absolutismes politico administratifs. Soumission, bien dissimulée par l’omerta généralisée des populations pour un partage de subsides dans ce département en grande peine économique. Par contraste, les immigrants originaires du Maghreb disposent de relais communautaires dans les quartiers des nombreuses villes où ils résident en Europe et ne cessent d’accroître leurs mobilités sans recours aux relais clientéliques. Développement différencié inversé… Que se produit-il dans ce département français devant l’irruption, à sa frontière sud, de milieux criminels internationaux ? Les fonctionnements clientélistes des exécutifs politiques qui ont durci ces dernières décennies leur emprise absolutiste, par l’omerta, la dissimulation des écarts à la loi, l’abaissement du débat démocratique, n’ont de finalité que la contention de populations dépendantes de leurs maigres subsides afin de reproduire leurs pouvoirs. Clientélismes. Une référence historique, telle une ritournelle, alimente en boucle l’imaginaire identitaire nord catalan : fidélité aux frontières, qui se déplacent au cours des siècles des Albères, actuelle délimitation, aux Corbières. « Nous ne sommes pas en Espagne » disent ceux qui, oubliant l’ouverture européenne, tiennent à cantonner dans des ailleurs nationaux les changements locaux en cours. En réalité, si la frontière politique est bien le long de la chaîne des Albères, la frontière morale (« moral area cf §1, 2ème partie) est bien le long des Corbières. Par ses mobilités vers les dispositifs prostitutionnels, commerciaux, financiers, par les transactions qu’elles impliquent, l’espace des Pyrénées Orientales est annexé à l’espace moral, moral area, des mafias internationales, surtout russo-italiennes, qui ont fait irruption jusqu’à la frontière politique, à La Junquera. Ces milieux réorganisent la distribution des drogues dans ce département, interdisent à leurs protégées balkaniques la prostitution dans l’espace perpignanais, pour mieux implanter un vivier d’adolescents et de jeunes majeurs, filles et garçons, destinés aux réseaux internationaux qu’ils dirigent. Une Présidente du Conseil Général fait réaliser une étude particulièrement déficiente103 sur l’attraction des clubs prostitutionnels espagnols voisins, qui permet à
103 Pour l’objectif déclaré de connaissance du dispositif prostitutionnel de La Junquera. Ce rapport réalise par ailleurs une bonne évocation des images, et dimensions symboliques de ce dispositif, et des mobilités qui y conduisent. A ce titre il satisfait le besoin d’approche extérieure : et surtout il permet à des commentateurs
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une députée locale du même parti de s’engager devant une commission nationale parlementaire, comme défenseure des femmes exploitées. Puissent-elles apercevoir chez elles, dans leur département, ce qu’elles veulent en toute légitimité combattre ailleurs… Et cependant, à l’abri de telles initiatives, les mafias, leurs stratégies et leurs rationalités, pénètrent les clientélismes politiques locaux… dont elles sont, nolens volens, les produits et les gardiennes. Nos recherches sur les transmigrations des femmes vers les nations Nord-européennes permissives, se poursuivent le long des routes et autoroutes qui longent l’arc méditerranéen du Languedoc Roussillon, et empruntent le canal rhodanien. Nos premières observations tendent à resituer notre problématique vers l’analyse du partage d’activités entre d’une part réseaux prostitutionnels et psychotropiques et d’autre part territoires circulatoires des parentèles d’accompagnement des femmes balkano-caucasiennes. Nous ne sommes plus dans celle du recouvrement des clientélismes par les milieux criminels. Quant à savoir si une partie d’une « digue démocratique » a cédé avec le passage des Pyrénées-Orientales dans l’aire morale de La Junquera d’autres répondront. Pour notre part nous avons noté l’apparition plus rapide peut-être que dans d’autres villes françaises -s’agit-il d’un attribut de la catalanité ?- des métissages populaires que nous attendons tous en Europe : mixités, jusqu’à en ignorer enfin les origines, de jeunes des inlassables migrations qui se succèdent104. Le fait est que le fruit était mûr….
locaux d’afficher une connaissance esthétique sans conséquences économiques et politiques : la drogue n’existe pas. « images et morale, oui, argent et sentiments, non » selon la célèbre formule des milieux politico-mafieux du Chicago 1920/1930.
104 On lira la très instructive enquête de Rachid Id Yassine, Catalans et Musulmans, Trabucaire, col. Recherches en cours, Cosmopolitismes méditerranéens, 2014.

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