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Billet de blog 1 juin 2015

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FREUD ET LEONARD

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sigmund Freud écrivit deux textes particulièrement représentatifs de sa pensée sur des artistes : Un souvenir d’enfance de Leonard de Vinci (première publication 1910) et Le Moïse de Michel-Ange (1914). Pourtant la lecture de ces deux thèses laisse perplexe et mérite une petite investigation.

La première étude prend appui sur un souvenir que Léonard de Vinci a relaté : un milan descendu sur son berceau aurait battu les plumes de sa queue entre ses lèvres enfantines. Freud s’empare de cette anecdote, de ce cliché, mais remplace, on dirait “sans complexe”, le milan par un vautour. Dans quel but ? On s’interroge… A ce que l’on sait, le vautour ne colonise guère l’azur italien. L’invraisemblance augmente. Or ce n’est pas la queue qui différencie principalement les deux volatiles, c’est le cou : déplumé, courbé avec de la peau plissée, chez le vautour… Eurêka ! se dit-on, pas bête : qu’est-ce qui ressemble à un tuyau, souple au repos, avec à sa base une couronne de poils, qu’est-ce qui pourrait susciter la fascination et le dégoût ?  Pour qui a fréquenté ne serait-ce qu’un peu, le milieu de la psychanalyse, la réponse ne fait pas de doute : le pé… le pénis ! Hourrah ! Ce n’est pas pour apprendre l’ornithologie qu’on lit Freud. Avec son vautour (tant pis pour le milan, on n’est pas à un “détail” près), il va nous décrypter l’homosexualité de Léonard sans aucun doute perturbé par son état flasque entre les jambes, et par son glissement visqueux, rappelant le serpent de l’Ancien Testament etc… Le désir s’insinue, prend subrepticement possession de tout un membre qui se durcit comme un pieu en quête de terre meuble. La menace terrifie le bambin qui s’imagine in petto empalé par un braquemard, se craignant insuffisant pour se défendre avec son petit robinet. On le voit, l’Art n’est qu’un prétexte pour découvrir avec délice les tréfonds de l’âme humaine. Et chacun de pronostiquer un détour par l’opposition haine-amour, attraction-répulsion, Eros-Thanatos… et tout le tralala : voilà pourquoi votre fille est muette. Malheureusement pour nous, tel n’est pas le projet de Freud qui reste fixé sur la queue de l’oiseau, je veux dire, celle qui lui sert à guider son vol. Le tuyau, le boyau, le manche caractéristique du vautour doit rester dans l’ombre du non-dit. Cette obstination ne cacherait-elle pas chez le père de la psychanalyse, un refoulement ? Car enfin  comment refuser de voir ce qui se trouve comme le nez au milieu de la figure, comme le Sexe au milieu de l’Homme ?

Que Freud n’ait pas songé à évoquer par analogie l’enlèvement de Ganymède par l’aigle phallique de Zeus reste…troublant. Sigmund ignorait-il ce récit mythologique, a-t-il délibérément évité d’y faire allusion par une sorte d’autocensure ? Il est évident que ce rapprochement plombait sa théorie : on y voyait trop ce que Léonard pouvait en tirer pour son hagiographie. Si Freud est resté aveugle à la ressemblance je ne donne pas cher de ses capacités d’analyse… Léonard, lui, ne pouvait ignorer cet épisode quand il évoque le grand oiseau venant à sa rencontre, ni manquer d’établir une correspondance entre lui et l’admirable gamin : n’avait-il pas été pareillement très beau, à ce que soulignent ses contemporains (même s’il situe cette rencontre céleste un peu plus tôt dans sa propre vie qu’elle ne dut avoir lieu dans celle du prince-berger troyen) et comme Freud ne manque pas de le souligner. Comment Vinci aurait-il pu ne pas penser à ce qui réunit la beauté, ou plutôt le Beau à l’homosexualité, ce qui divinise leur union ? Précisons que Freud tient beaucoup à insister sur l’impuissance de Léonard, sur son amour uniquement platonique des hommes et la reconversion de ses pulsions sexuelles vers l’Art et la Science : de la sorte, Léonard resterait à l’abri de la souillure, innocent, chaste, pour être admiré sans gêne dans la morale bourgeoise viennoise. L’hypothèse, trop belle pour être vraie, ne pourra jamais être vérifiée.

« Queue, « coda » est le symbole le plus connu et la désignation d’ « ersatz » du membre viril, en italien non moins que dans les autres langues ; la situation que représente le fantasme : vautour ouvrant la bouche de l’enfant et s’y évertuant avec sa queue, correspond à l’idée d’une « fellatio », d’un acte sexuel dans lequel le membre est introduit dans la bouche d’une autre personne. Il est assez curieux que ce fantasme soit empreint d’un caractère si franchement passif ; il se rapproche de certains rêves ou fantasmes de femmes ou d’homosexuels passifs (jouant dans le rapport le rôle féminin).

Que le lecteur se maîtrise et ne refuse pas dans son indignation, de suivre plus loin la psychanalyse, accusant celle-ci d’outrager impardonnablement dès l’abord, la pure mémoire d’un grand homme. »

… « La pure mémoire » !!! Il y aurait beaucoup à dire sur ce passage. D’abord la panique éprouvée par Sigmund Freud qu’on puisse l’accuser de présenter Léonard de Vinci sous le jour infâmant de l’homosexuel, alors qu’il est reconnu comme l’un des plus grands génies de la Renaissance : cela ne se fait pas ! Il craint le retour de bâton : qu’un large public pourrait se faire une idée négative de la psychanalyse… On pourrait épiloguer sur le fait que la queue signifie incontestablement le membre viril. La queue désigne ordinairement la partie postérieure, elle vient “derrière”, comme la queue du chat, et non pas “devant”. La queue s’effile, s’efface comme la queue d’une comète, et ne pénètre pas comme un bélier, ne se dresse pas comme un cobra, fier et conquérant… Devant, derrière : n’y aurait-il pas là comme une odeur de perversion, d’inversion ? Il y a ce que tu prétends et ce que tu caches, l’apparence et la réalité, le recto, le verso, convexe et concave, l’un étant nécessairement le contraire de l’autre, chacun réunissant les deux… Ces grands capitaines d’industrie qui se font fouetter, humilier par des maîtresses harnachées de cuir noir, ils sont triomphants le jour, esclaves la nuit, mais n’en sont pas moins hétéros, pas moins des héros, je vous dis ! Le plaisir est dans la transgression… alors que les naïfs le cherchent dans le mouvement alternatif… Un nom féminin pour un organe si glorieusement, si précieusement masculin : dérisions de nous dérisoires ! Alors que se présente au choix, dans le bon genre : le zob, le chibre, le pénis, le vit, le phallus voire le popaul, et j’en passe... Tout cela ouvre un beau terrain d’investigation qui assurerait le bien fondé, le sérieux de la psychanalyse et lui apporterait ses lettres de noblesse ! Mais ces considérations effraieraient-elle la pudeur du psychanalyste ? Freud nous instruit : qui prend un sexe d’homme entre ses lèvres, l’introduit dans sa bouche, pour opérer une succion et autres gâteries linguales, doit être considéré comme un homosexuel passif. Mais l’autre, celui qui se laisse aller au gré de son partenaire, celui qui abandonne l’intimité de son corps aux caresses d’un plaisir succulent, celui qui subit le rythme et les pauses, accélérando, ritenuto, celui qui sait déjà devoir à la toute fin, céder sous les assauts répétés, ne pouvant se réprimer plus longtemps d’expulser, de répandre la semence opalescente, lui est “actif”, indubitablement “actif”. Puisque je vous le dis… Bizarre, comme c’est bizarre ! J’aimerais consulter un tableau des calories dépensées par l’un et par l’autre avant de me faire une idée…

Pour comprendre cette étrangeté, il faut se remémorer que Freud prend pour modèle de référence, le rapport hétérosexuel. Dans ce cas, c’est forcément la femme qui effectue la fellation : par définition, la femme est “passive”, n’est-ce pas ? Elle se tape dans la journée les gosses, le ménage, la lessive, et le soir, la pipe, mais elle est “passive” indiscutablement, parce que papa Freud le veut ainsi pour le bien commun et la conservation de la société. On ne saurait prétendre que l’homme hétérosexuel estampillé premier choix, puisse à aucun moment se confiner à un rôle “passif”, tellement déshonorant. Voyons, il faut savoir raison garder ! On ne saurait dire non plus qu’un homme normal à la sexualité en tout point conforme, puisse pratiquer d’autres positions sexuelles que la fellation, identiques à un homosexuel, comme la sodomie et la masturbation… ou alors ce serait en toute discrétion. Freud ignore qu’à la différence d’une femme, un homme peut commencer par faire une sucette à son partenaire, histoire de le mettre en train, pour ensuite l’enculer. Donc, pas de rôle nécessairement établi “passif” ou “actif”. Certains n’entrent pas dans les cases... Si Freud avait mieux connu la sexualité, et peut-être aussi la sexologie, il n’aurait pas commis une telle bévue. Un thérapeute m’aurait servi toutes les balivernes reprises par le père fondateur de la psychanalyse, je lui aurais ri au nez sur lequel j’eusse claqué la porte, à moins que son pif ne soit un ersatz de zizi...

Après nous être soulagés, pour en revenir à la Grèce Antique, précisons que le milan se rapproche plus de l’aigle de Zeus que du vautour. Mais laissons l’oiseau sur sa branche zoologique, puisque nous avons compris que Freud n’en avait cure : d’autres auteurs (Meyer Schapiro, Style, artiste et société) montreront que la légende de l’animal qui vient toucher les lèvres d’un bébé pour lui apporter des présents, comme les fées qui se penchent sur un berceau de Walt Disney, constitue un standard de l’époque : Vinci cherche tout simplement à graver pour la postérité sa réputation de génie prédestiné, en s’inventant délibérément une intronisation majeure. Freud avait raison quand il pensait que Leonard ne pouvait pas se rappeler un tel évènement survenu dans sa prime enfance, mais il se trompait en concluant à une invention qui malgré lui dévoile son inconscient.  C’était bien le conscient de Vinci qui faisait habilement sa propagande. Il est révélateur que Freud n’ait pas envisagé l’évidence de cette autre explication. Peut-être avait-il ses raisons, trouvait-il plus de profit dans une voie qui pouvait mieux lui permettre d’exploiter son expertise, mais la suite nous en dira plus…

Reprenant à son compte la « découverte » d’Oskar Pfister dans La Vierge à l’Enfant avec  Sainte Anne (Louvre), Freud essaiera en 1919 de montrer qu’un vautour se cache dans le vêtement bleu de Marie, pourvu qu’on tourne le tableau et soit indulgent pour la ressemblance. Au point où l’on en est, ce pourrait être un dindon. Il est aussi possible de discerner, si l’on veut bien, un profil de singe encapuchonné dans la robe rouge de Marie sous son bras droit, et peut-être même une horrible tête de sorcière grimaçante, comme Vinci aimait en dessiner… Par ailleurs l’on retrouvera une forme tout à fait semblable quoique inversée dans La belle Jardinière de Raphaël (Louvre). Ce n’est pas une grande surprise car il s’agit du même vêtement. Découvrir des personnages dans les nuages, des visages du Christ dans les veines du bois, rien de plus facile. Cela ne signifie pas que ce que l’on voit soit autre chose qu’une coïncidence, que le fruit du hasard. Vinci lui-même conseillait au jeune apprenti de s’absorber dans la contemplation des taches de moisissures qui parsèment un mur, pour imaginer des mondes extraordinaires et fortifier son invention. C’est un peu le test de Rorschach avant l’heure. Les associations révèlent celui qui regarde, celui qui invente la ressemblance… à cela près que l’homme aurait une prédisposition innée à imaginer des visages… La symétrie attire son attention et lui fait reconstituer un être vivant.

Pas très rigoureux scientifiquement quand il confond milan et vautour, Freud n’est pas non plus très “regardant”. Freud parle de La Joconde et de Sainte Anne, pour évoquer les personnages qu’ils représentent : la Peinture n’est pour lui que l’illustration, la représentation du réel ou de l’imaginaire. Il évite soigneusement ce qui est proprement pictural dans la composition des formes et des couleurs, dans la manière propre à Léonard, son style personnel, comme si pour lui, ces particularités allaient de soi, et tombaient dans le négligeable. Le sourire est tout ce qu’il faut espérer voir mentionné ! Il insiste pour faire de Léonard le « peintre de la beauté féminine » afin d’imposer sa lecture du complexe d’Œdipe, mais en réalité, Léonard a beaucoup représenté d’hommes. On pourrait évoquer La Cène (13 personnages masculins) et La Bataille d’Anghiari (7 à ce qu’il semble), Saint Jean-Baptiste, Bacchus et L’Homme de Vitruve, sans compter de nombreux autres dessins de nus et portraits d’hommes. Freud ne porte guère attention à l’ange de La Vierge aux rochers, pour s’absorber dans la dualité de Sainte-Anne et de Marie. Pourtant cet ange qui ne parait pas tellement asexué, pourrait inspirer un beau développement… Et cet index bien dressé à l’horizontale dans le tableau de Paris, qui disparaît dans celui de Londres, voilà une piste qui mériterait d’être suivie… A ce propos, Freud laisse échapper que Vinci dans ses études n’a pas dessiné le sexe de la Femme avec autant de précision, autant d’intérêt, que celui de l’Homme… Tiens, tiens, donc… N’y a-t-il rien à en dire ? Chacun se fera son idée… et nous laisserons les multiples chérubins qui parsèment ses œuvres “pour la bonne bouche”.

Au premier regard un tableau de Léonard se reconnaît : elle ne le doit pas au sujet ni même au type physique des personnages, mais à l’impression globale qui se dégage. Il s’agit d’un système qui régit les caractéristiques des formes, jusqu’à leurs couleurs. Vinci a consumé pour son étude et sa réalisation, beaucoup de son temps. Quand Freud présente Léonard délaissant la Peinture pour la Science, le psychanalyste sous-estime les heures et même les jours nécessaires au séchage de couches fines successives, superposées : les glacis qui permettent d’envelopper et de fondre les formes ensemble. La couleur se dissout, passe en souplesse dans une sorte d’indifférenciation vers une autre. On voit les formes, on les reconstitue et pourtant il ne serait pas toujours possible de les délimiter. Le dessin, habituellement loué par l’intellectuel pour l’exigence qu’il impose de concevoir la forme entière dans sa réalité, et qui traduit en quelque sorte une prise de possession du monde, celle-là même qui permit à Léonard de représenter ses inventions, ses machines pour qu’on puisse ensuite les construire, se délite dans l’éther de sa Peinture. Un équivalent du phénomène se constate “entre chien et loup”, au crépuscule plutôt qu’à l’aurore. Cette progressive confusion des couleurs dans les ombres qui envahit même le ton dominant, évoque ce qui se passe en fin de journée… Et bien ? Le psychanalyste a-t-il perdu les pédales ? N’aurait-il rien à dire sur cette caresse de la lumière qui unit tous les sexes, qui tend à l’indifférenciation dans un paradis de douceur ? La nuit qui s’avance et libère les pulsions… Non, vraiment rien à supputer ? La surface lisse, qui ne porte aucune trace des coups de pinceaux successifs, devenue impersonnelle mais accueillante, ne suscite aucunement son imagination… L’effacement de soi… la disparition d’une filiation…  enfin tout ce qu’on peut inventer d’analogies… Vraiment rien ? C’est dommage ou plutôt “dommageable” comme on dit aujourd’hui.

Si la Peinture, et plus généralement l’Art, avait intéressé Freud, il se serait par exemple intéressé à la touche tartinée, beurrée, d’un Courbet, qui lui aurait évoqué la gourmandise, une sorte de boulimie narcissique. Dans ses couleurs de terre elle ne présuppose pas un appétit sexuel sublimé, et l’on imagine que le peintre d’Ornans appelle une chatte, une chatte. Il y a du maçon chez lui, bien loin des coquetteries de Léonard qui méprisait la Sculpture parce que salissante, alors que la Peinture lui permettait d’opérer dans ses plus beaux habits ce qui n’était pas le cas de tous les peintres. En tournant les yeux, Freud se serait par exemple interrogé devant les stries rageuses de Van Gogh dont l’acharnement distord la forme, tandis que les trompettes de ses couleurs appellent à l’aide. La plastique rudimentaire, la matière pauvre, ascétique de Paul Klee renvoie l’image d’un enfant seul, qui joue tristement avec un bout de ficelle, une sorte d’esprit attardé qui rêve un monde rempli de montres menaçants et de marionnettes innocentes. Freud aurait trouvé que les formes molles si typiques chez Dali pourraient bien exprimer une panne sexuelle, une débandade. Le coulant, le gluant, inspirent le dégoût, mais les giclures de Pollock à venir, peuvent dévoiler une autre façon, toute animale, de délimiter, d’asperger son territoire, comme par un urgent besoin de se faire une place au soleil. Toutes les spéculations précédentes auraient ouvert  à Freud le genre sociologique : Vélasquez, le peintre accrédité de la cour espagnole, dévoile sous l’éclat du luxe tapageur, la simple illusion d’une tache de couleur, brillante comme de la verroterie. Il ne magnifie ni ne respecte l’intégrité de la forme, seulement l’apparence fugitive d’un coup d’œil désinvolte : la lumière appartient à tous pour le peintre rebelle… mais Goya n’ira-t-il pas plus loin dans la dénonciation ? Le cerne chez Ingres offre à voir le monde bien rangé d’une société bourgeoise qui pourchasse et contraint les élans enfiévrés de l’imaginaire adolescent, comme il dénonce un Delacroix, vibrant, palpitant, qui de plus, appuie son audace présomptueuse sur les ruines d’un grand passé, afin de mieux lancer ses attaques du suggestif et de la séduction : un danger pour l’intégrité sociale. Plus tard il sera digne d’intérêt de voir le bourgeois qui n’apprécie rien tant dans la Peinture, que la netteté des détails par exemple de la Peinture Flamande (le “rendu” de la fourrure, l’éclat des pierres précieuses, le brillant de l’or, la transparence du verre, le dessin méticuleux des dentelles, le “chiadé” d’un tapis…), s’enivrer du flou de l’Impressionnisme, parsemé de satin et de mauve, comme s’il reconnaissait en lui-même toute “une part féminine” refoulée, qui ne tient d’ordinaire qu’une part modeste dans sa vie sociale bien réglée, mais qu’il dévoile dans l’intimité pour se laisser voir tel qu’en lui-même sans effrayer pour autant la midinette qu’il veut traîner sans heurt jusqu’à l’alcôve.

Sur la Peinture, de nombreux discours peuvent se greffer qui ont tous leur intérêt : on peut analyser les pigments, la toile ou la planche de peuplier qui les reçoit, on pourrait même parler des exigences particulières de la fresque, si réfractaire à Léonard, si peu commode pour les artistes hésitants ou peu virtuoses. On peut évoquer l’incidence des acheteurs qui veulent décorer leur intérieur ou recouvrir leur temple. Une recherche paraît fructueuse sur l’évolution d’un thème, ses influences et ses transformations. La compilation de ces approches ne fera pourtant pas mieux saisir l’œuvre d’Art. Le tout n’est pas égal à la somme des parties… d’ailleurs sont-ce bien des parties ?

La qualité artistique de la Peinture ne devrait pas se confondre avec l’intérêt que peut revêtir le sujet du tableau, même décrypté, pourtant il en faut un peu plus que toutes les approches précitées, qui soulignons-le, s’en affranchissaient néanmoins, pour parler véritablement d’Art, de ce qui lui est spécifique et suscite notre admiration. Un psychanalyste, avec le crible de sa spécialité, ne peut s’aventurer dans le domaine esthétique, mais bien qu’il ne le dise pas explicitement, Freud laisse entendre que son apport éclaire l’énigme de l’Art. Le texte de Freud suggère qu’il faut connaître la vie de l’artiste pour trouver les clefs de son œuvre : sans cela on ne “saurait” pas ce que l’on voit. Evidemment il est beaucoup plus facile de chercher dans la vie d’un créateur les raisons de s’intéresser à sa production, et beaucoup plus ardu de s’attaquer à l’objet d’Art dans ce qu’il montre. Le fait que Vinci dans le fond de lui-même, ait pu être influencé par la venue intempestive d’un oiseau (peu importe lequel) planant jusqu’à lui, ou qu’il ait pu être traumatisé par l’irruption d’une panthère le fixant de ses yeux scintillant, qu’il ait subi des attouchements ne fait pas de Léonard un meilleur peintre (comme la castration ne faisait pas de bons chanteurs), ou alors il faudrait expliquer de quelle manière des évènements exceptionnels déclenchent le génie, et en quoi ce dernier se caractérise… On l’a bien compris (mais il faut insister), Freud ne parle pas d’Art et l’on pourrait appliquer sa méthode à un peintre du dimanche producteur de croûtes immondes avec autant/aussi peu de résultat. Il vaudrait mieux préparer le spectateur à pouvoir apprécier la qualité picturale de Léonard qui justifie qu’on se penche sur sa vie en retour, car le public est systématiquement détourné d’affronter la vraie question qui l’aiderait à approfondir son goût du Beau. Se placer devant une œuvre d’Art et parler de tout autre chose, est comparable à utiliser un livre comme la cale d’une armoire normande ou d’un tabouret de piano. Effectivement le papier et le carton remplissent bien la fonction, mais il ne s’agit pas de Littérature. Un écrivain, un artiste, ne pourra qu’être insulté par cette affectation.

Freud se focalise sur les mots, notamment dans un extravagant développement sur le nom du vautour en ancien égyptien « Mout », qu’il rapproche de « Mutter » en allemand. Il faut s’arrêter, se pincer… On ne pourra éviter de s’interroger si déjà à cette époque, l’Allemagne ne cherchait pas à se trouver des racines dans les plus anciennes civilisations, pour justifier son hégémonie… D’un autre côté l’on se demande si Freud n’avait pas décidé de se servir de Léonard pour développer son idée préalable d’une homosexualité qui découlerait selon lui, d’un rapport particulier de l’enfant avec la mère. Voilà pourquoi il était important, voire essentiel que le milan soit un vautour, même s’il fallait tordre le cou de la vérité, puisque Vautour = Mout, Mout = Mutter, donc Vautour = Mutter. C.Q.F.D. Bon Dieu, mais c’est bien sûr !  Freud ajoute, sans rire :

« Léonard peut très bien avoir connu la légende scientifique grâce à laquelle il se trouve que les Egyptiens ont écrit par l’image du vautour le concept de mère. C’était un grand lecteur dont l’intérêt s’étendait à tous les domaines de la littérature et du savoir. »

Freud n’a aucune preuve de ce qu’il avance. Beau travail scientifique ! Il me semble que si votre mère vous évoque un vautour, il faut d’urgence consulter un psychanalyste… ou plus raisonnablement un exorciste. J’en vois qui se demandent déjà si le « Mutter » de Freud peut avoir un rapport avec le « R. Mutt » de Duchamp porté sur la faïence de sa Fountain… Pas bête ! Le double de Rrose Selavy pourrait bien avoir à moitié “inverti” ce mot pour attester sa dérision à l’égard des délires freudiens… Il est vrai que placé comme le veut son “créateur”, l’urinoir pourrait bien évoquer un sexe féminin : un réceptacle à queue… Selon la légende, Marcel Duchamp aurait aussi fabriqué L.H.O.O.Q. (qu’on lit sans broncher, qu’on prononce honteusement) comme une réponse au texte de Freud sur Léonard. Avec des moustaches comme un homme, et pourtant désigné comme « L »… On savait s’amuser en ce temps-là !

La mythologie égyptienne, dont Freud nous ouvre la boîte, j’allais dire le sarcophage, offre d’autres ressources. Ainsi aurait-il fallu faire allusion à la cérémonie d’ouverture de la bouche pratiquée sur Osiris. Un autre aspect aurait mérité l’attention : la transformation d’Isis en milan (pas en vautour !), battant des ailes pour raviver la vigueur de son époux mort, tandis que se collant à son corps offert sans défense, elle tire de quoi lui donner un héritier : Horus le dieu faucon. Se pourrait-il que Léonard ait mieux connu la mythologie égyptienne que Freud le supposa, mais surtout qu’il ait plus approfondi les mystères d’Isis que Sigmund lui-même ? En s’identifiant à Osiris “vidé” malgré lui de sa substance, mais aussi ressuscité, Léonard nous présenterait-il dans son texte une image codée de lui-même ? Aurait-il, enfant, subi les pressions d’un pédophile ? Quel beau terrain pour la psychanalyse ! Comment résister ? Ici, pas besoin de Mutter, mais plutôt de moutard.

Si l’on peut transgresser les langues et les cultures, alors, comment se fait-il que Freud n’ait pas vu non plus que le milan porte le même nom que la ville qui permit à Léonard de prendre son envol. Milan, sous la protection de Ludovic Sforza dit Le More (là-aussi : “le mort”, “la mort”, (confusion des sexes) quel beau champ d’investigations ! La “petite mort” de l’orgasme et tout ça… Un régal !), ouvrit à Léonard les portes du monde civilisé : voilà ce qu’aurait pu vouloir dire le rêve ou le souvenir… si l’on veut bien.  Vinci fit son nid en France, au Clos Lucé, protégé par un roi chasseur. Mais Freud était-il francophile, ou colombophile ?

Des images cachées dans les tableaux ? Si l’on fait preuve de bonne volonté, le voile sur le visage de Sainte Anne pourrait évoquer le frein ou le prépuce… Freud n’est guère sensible à ce qu’offre le visuel du tableau, et ce n’est surtout pas sa reprise de la fantaisie d’Oskar Pfister qui ajoute à son travail. Au point qu’on doit se demander s’il n’a pas accepté cette vision dans le marc de café, parce qu’il ressentait lui-même un grave manque à la crédibilité de son vautour sur le berceau. Il devait croire établir une relation entre son propos et l’image produite par l’artiste, mais rien n’est bien solide, construit, démontré. Que la vocation artistique puisse éventuellement trouver son origine dans les troubles que Freud essaie de détecter, ne conduit pas à penser que l’œuvre en porterait la trace, qu’elle enfouirait un secret au plus profond d’elle-même, et que, pour la comprendre le spectateur doive établir un déchiffrage. Que nous reste-t-il de cette rubrique sur Léonard, sur l’éclairage apportée par la psychanalyse freudienne sur un grand génie de la Renaissance, sur l’Art pictural ? Rien qu’une fantaisie amusante et peu crédible. Mais Freud allait poursuivre ses investigations et nous allons en apprendre plus sur… Freud, quand il parle de Michel-Ange. (A suivre…)

Jacques Chuilon

1er Juin 2015

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