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Je n’avais pas très envie d’écrire sur le médiocre Rigoletto de La Bastille avec une distribution à contre-emploi. Quelques jours après, ce 27 mai 2017, je suivais la retransmission sur Mezzo, en “Direct Live”, de l’Orchestre Philharmonique d’Israël sous la direction de Zubin Mehta. Dois-je l’avouer ? Je ne suis pas inconditionnel de cet orchestre ni de son chef. Certes on peut apprécier les timbres parfois chatoyants et la précision méticuleuse de l’exécution, mais dans une austérité de “musique sérieuse” qui me rebute. Oui, il m’arrive d’être grognon.
Prévisiblement la 88ème symphonie de Haydn se désemballe impeccablement sans fantaisie. Enfin voici le 17ème concerto de Wolfgang Amadeus. Arthur Schnabel ꟷou peut-être Sacha Guitryꟷ disait : « Mozart : trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes. » L’enfance, région de nous-même qu’ordinairement l’on relègue au tréfonds de soi pour se transformer en adulte respectable, en chef de famille bien sous tous rapports, Matsuev en connaît toujours l’accès. Tirant de sa poche une carte au trésor, il pousse en souriant la porte dérobée sous les branches et les feuillages parsemés de fleurs et de ronces, pour nous emmener dans les clairières enchantées. Qui l’a découvert, hilare, jouer un quatre mains avec un bambin, sait qu’il a préservé sa fibre d’innocence. Qui s’est délecté de cette vidéo du même concerto dirigé le 24 août 2014 par un Spivakov divinement inspiré au Festival d’Annecy, ne peut ignorer combien l’ange de Salzbourg, qui se refuse à certains exécutants trop intellectuo-digitalisés, tend les bras au Géant d’Irkoustk, lui offre son âme. Lequel des deux nous ouvre son jardin secret sous les harmonies perlées du piano ?
Donc, disais-je, le concerto démarre avec l’orchestre. Denis du coin de l’œil, observe malicieusement son partenaire à la baguette, s’imprègne du parfum acoustique et de l’esprit du soir voltigeant autour de lui afin de fourbir ses armes. Va-t-il se conformer à la formalité qu’un tapis sonore lui prépare ou va-t-il rompre avec ce ton, au risque d’un horrible hiatus ?
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Le piano entre avec une fraîcheur, une liberté surprenantes, et voilà qu’un dialogue s’établit, passionnant dans l’altérité. Chacun affûte ses interventions, nourrit ses arguments, prépare ses coups d’échecs. L’orchestre de Zubin Mehta se métamorphose en chœur antique et permet à la singularité du virtuose d’approfondir sa méditation. Plus qu’aucun autre et plus que jamais, Denis Matsuev maîtrise le timbre et le temps, fait respirer la phrase, prend des risques frémissants. Jamais ce concerto n’a été aussi palpitant de vie, de vérité. La cadence du premier mouvement atteint un sommet d’invention expressive.
Courte pause. Denis doit affronter maintenant la solitude et les tourments du deuxième mouvement. Quelle sincérité dans ce journal intime ! Quelle tendresse dans ce toucher velouté ! Quelle mélancolie raffinée dans le bleuté des phrases ! Une autre merveilleuse cadence rassemble toute la méditation du pianiste qui rend chaque motif intelligible et sensible, exposant toute la philosophie nécessaire à mon existence.
La jubilation bondissante arrive avec le dernier mouvement. Matsuev s’y précipite avec gourmandise, y gambade avec délice, renversant les murailles de nougatine, se rassasiant de saute-mouton sur les meringues et les tuiles au chocolat. Il évite de justesse le coulis de fraise et le sirop d’érable, enjambe la rivière de grenadine pour se précipiter sur les babas au rhum et les sablés au beurre. Mozart resplendit d’un clin d’œil complice.
Le public sidéré, subjugué, suffoqué, ne peut qu’applaudir à tout rompre. Zubin Mehta aux anges, embrasse chaleureusement son invité. Il est vrai qu’un soliste de cette trempe lui permet de donner le meilleur de lui-même et titille son orchestre à se dépasser. Après un tel miracle, comment accepter de voir disparaître un tel phénix ? Alors Matsuev revient pour un de ses petits joyaux : une Etude de Sibélius opus 76. Un régal écoulé en moins de deux minutes et qui ne fait qu’aiguiser notre appétit. Ce n’est pas raisonnable mais enfin les ovations réclament encore et encore un “encore”. Ce sera le Précipitato de la 7ème Sonate de Prokofiev. J’ai déjà eu le privilège d’entendre ce mouvement de manière phénoménale en concert par Denis Matsuev, mais là, il vient de pulvériser son propre record. Estomaqué, stupéfait, époustouflé, le public se demande s’il doit casser les fauteuils comme au temps du rock’n roll, tant il se sent démuni pour s’exprimer. Denis, il faut non seulement l’entendre mais le voir, et vivre avec lui l’expérience extraordinaire du concert. Ce n’est pas un musicien venu jouer du piano très convenablement. Et s’il faut admirer en lui l’artiste génial, s’il faut le respecter, voire le vénérer, on ne peut s’empêcher de l’appeler par son prénom ꟷcomme on dit Raphaëlꟷ parce qu’il nous représente et qu’il nous fait éprouver la meilleure part de nous-même.
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Complimentons Mezzo pour la mise en image et de la prise de son, les deux remarquables de qualité. On doit aussi remercier Mezzo pour les rediffusions qui permettent de toucher un plus vaste public.
Dans mon enfance il n’existait qu’une seule chaîne de télévision, en Noir-et-Blanc mais sans publicité. Le Général de Gaulle et André Malraux avaient décidé que la programmation serait éducative et culturelle. On allumait le poste pour découvrir éberlué le 30 octobre 1961 à 20 heures 30, Les Perses d’Eschyle, composé par le dramaturge Grec sur la défaite subie quelques années auparavant, en 480 avant Jésus-Christ, par Xerxès à Salamine, où les acteurs portaient des masques à l’antique dans une expression figée et des costumes copiés sur les frises de Persépolis. C’était ça ou aller se coucher, alors on regardait.
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Je me souviens, le 25 décembre 1960, soirée de Noël, du poignant Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand avec Daniel Sorano. A moins de sept ans, je n’étais pas préparé à cette épopée grandiose. Même avec les bruits des techniciens sur le plateau, l’ombre de la perche du preneur de son, le téléspectateur était transporté par l’urgence vitale ꟷon dit aujourd’hui l’adrénalineꟷ et je dirais même que les imperfections de la réalisation accentuaient la vérité de l’œuvre car on découvrait la dualité de l’acteur et du personnage. Le Mariage de Figaro de Beaumarchais avec Jean Pierre Cassel et Jean Rochefort, Dom Juan de Molière avec Michel Piccoli, Le Jeu de l’amour et du Hasard de Marivaux avec Claude Brasseur etc… ont illuminé mes jeunes années, imprégné mon esprit de gamin. Le jeudi, jour de repos pour les écoliers, la télévision offrait des émissions spéciales, par exemple une adaptation du Général Dourakine de la Comtesse de Ségur joué par le jeune Michel Galabru. Certains soirs étaient consacrés à La Caméra explore le Temps d’Alain Decaux et André Castelot, qui ravivait les mystères de l’Histoire, toujours en décor de studio et joué en temps réel devant la caméra : Maria Walewska, L’assassinat du duc de Guise, Les Templiers, Le collier de la reine, L’Affaire Calas, Le Drame de Mayerling… Les Cathares le 22 mars 1966, avec Jean Topart en Raymond VI de Toulouse, illustré d’extraits de la cantate Alexandre Nevsky composée par Prokofiev pour le film éponyme d’Eisenstein, réveillait les meurtrissures du XIIIème siècle et devait marquer le crépuscule de cette époque.
Je me souviens du Don Giovanni de Mozart retransmis en direct du Festival d’Aix-en-Provence le 5 août 1967 avec Gabriel Bacquier dans les magnifiques décors de Cassandre, de Samson François, Arthur Rubinstein, David Oistrakh, Rudolf Noureev, Maria Callas etc… Ils passaient dans ce qu’on appelait alors le “petit écran” à une heure que l’on qualifie aujourd’hui de “grande écoute”, mais qui n’était alors que celle où la population allumait son poste entre les heures habituelles de travail et de repos. Je pourrais encore citer les émissions de Bernard Gavoty recevant Francis Poulenc, Olivier Messiaen, Pierre Bernac ou Gérard Souzay, puis de Pierre Petit élève de Nadia Boulanger, prix de Rome accompagnant des chanteuses en début de carrière, avant Jacques Chancel qui invita Rostropovitch, Raimondi et Domingo toujours en début de soirée. Quand un artiste passait à la télévision, il devenait instantanément une vedette dans toute la France. De nos jours où l’offre s’est démultipliée, l’impact s’est réduit considérablement. Les chaînes disposent de beaucoup plus d’argent qui a diminué la qualité de leur programmation. Il y a toujours quelques bonnes émissions par-ci par-là, mais un large public a perdu l’habitude et le goût de les pister pour les regarder. Il préfère chercher sa pitance au petit bonheur sur internet. Moi-même j’y vais fouiner quelques pépites. On peut y voir Denis Matsuev faire ses courses au marché, réaliser une recette de cuisine, jouer au football, s’installer dans un camion du KamAZ-master team. On le retrouve dans une émission grand public parodier les politiques dans une gentille improvisation musicale. Le 20 mai 2017, dans la mythique Grande Salle du Conservatoire de Moscou, à la fin d’une répétition sans doute, et tandis qu’officie au deuxième plan un caméraman esseulé, deux mystérieux visiteurs viennent apporter un sac de sport. Quelques mots à peine échangés (j’ai le regret cuisant de ne pas parler le russe) et voilà que Denis Matsuev rit. Il rit à gorge déployée, d’une joie pantagruélique et son hilarité devient communicative répercutée sur les murs tapissés de portraits et la cascade monumentale du balcon. Un bain de jouvence. Il sort avec le sac sur l’épaule : voilà, c’est tout. Des milliers de personnes à travers le monde sont venus s’y désaltérer. C’est cela un “monstre sacré”. Ne croyez pas que tous les musiciens classiques susciteraient un tel suivi. Il partage un peu de sa vie avec nous et nous le soutenons de notre présence dans la vie harassante qui doit être la sienne et qu’il sacrifie pour nous offrir le cadeau inestimable de la Musique en nous touchant le cœur. Chacun sait que la planète est aujourd’hui son terrain de jeu, qu’il faut seulement ne pas rater son passage malheureusement éphémère. Soudain je m’interroge. Quand Medici.tv retransmettra-t-elle un nouveau concert de Matsuev ? Et moi ? Je ne vais pas pouvoir attendre le mois de septembre au Théâtre des Champs Elysées… Car le voir à la télévision ou sur l’ordinateur donne encore plus l’envie d’aller au concert. Et les DVD ? A quand le prochain ? Le dernier, au Concertgebouw, déployait une somptuosité sans pareille, mais depuis, de nombreux concerts ont été filmés que j’aimerais bien avoir dans ma bibliothèque pour les jours de morosité.
« Le gros problème, dans l’appréciation de la musique, c’est qu’on apprend aux gens à la respecter au lieu de les encourager à l’aimer » disait Stravinsky. J’espère que mes lignes ont été dans le sens de sa requête…
Jacques Chuilon
Paris, mai-juin 2017
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