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_ Ah ! Bagatelle ! Il faut y être allé au moins une fois dans sa vie. Une résidence entre Paris et Versailles échafaudée puis déchafaudée en 64 jours lors d’un défi loufoque avec Marie-Antoinette que l’on entraperçoit d’ailleurs encore les soirs d’orage fuyant au détour d’un kiosque ou d’un bosquet.
_ J’imagine que cette fantaisie dut coûter les yeux de la tête.
_ Oh ! Les yeux… tout au plus une babiole qui lui donna son nom…
_ Mais où est-ce donc ?
_ Au diable Vauvert !
Effectivement il n’est guère aisé de venir au Bois de Boulogne, du moins sans voiture et il est encore plus malaisé d’en repartir à une heure tardive, mais j’eus la chance de héler un fiacre, je veux dire, d’attraper un taxi. Du moins se retrouve-t-on près de la capitale comme à l’étranger en vacances : hors du temps et “dans un espace enchanteur” murmure la brochure. On se balade au milieu des frondaisons tandis que des folies émaillent le coup d’œil. Enfin l’Orangerie se présente avec ses arcades XIXe et cependant ravissantes. Dans le calme d’un jour d’été qui n’en finit pas de s’anéantir, des effluves mordorés de rondes, noires et croches s’évanouissent en silence que troublent par instant les paons qui braillent « Léon ».
Il est temps. Une dame bien serviable et bien obligeante voyant mon impatience, m’avait précisé que l’entrée se ferait par le milieu : je m’aperçois qu’elle s’opère logiquement par le bout. Lui vint-il à son grand âge une irrépressible envie de mystifier le garnement qu’elle devinait en moi ? Merci Madame, vous m’avez rendu ma jeunesse. A voir la nef, craignant le son brouillé, je m’avance vers l’autel d’un magnifique Steinway de concert et, bien que le podium soit assez élevé, m’installe au 5e rang. C’est le moment de feuilleter le programme qui présente toute la série des pianistes du 23 juin au 14 juillet, joliment imprimé sur un beau papier crème pour lequel chaque interprète a rédigé sa page de présentation. Le texte de François Dumont sans érudition importune, par quelques touches bien venues prépare à l’agrément du concert. “Les Estampes” de Debussy ? Un voyage imaginaire. Voyons donc… “Pagodes”. Il me semble justement en avoir vu cristallisées sur mon trajet… Inspiré par un gamelan javanais à l’Exposition Universelle de 1889 ? L’Orangerie avec ses multiples vitrages fait étinceler le timbre du piano, fulgurer la main droite. L’acoustique a changé depuis le remplissage du public. Dumont s’adapte à l’instant même afin que les aigus ne claquent pas. Un pianiste de ce niveau ressemble à un pilote de Ferrari qui maîtrise le clutch kicking et le feint drift, le survirage et le dérapage contrôlé.
Nul n’ignore que Debussy lui-même a laissé un témoignage de “La Soirée dans Grenade”. Quelle merveille sous les doigts de François Dumont qui en fait ressortir tous les timbres, articule aisément lignes et motifs, qui joue au trapèze dans les rythmes entrecroisés.
“Jardins sous la Pluie”, c’est une douche froide, une douche écossaise diront ceux qui pensent à Mary Garden, qui soudain verse une giboulée, qui martèle sans discontinuer la croisée des souvenirs : on y retrouve pêle-mêle dans la malle ouverte du piano des poupées de cire et de son, des comptines démembrées qui s’écoulent de la table d’harmonie. Les voix de l’enfance hantent le labyrinthe qui noie leur écho et nous laissent interloqués, esseulés entre les galipettes et le diabolo, les marionnettes et les cerfs-volants. Quelle énergie chez François Dumont, quel art de l’éclairage !
Soudain voici que le “Nocturne en Ut dièse mineur” étale sa lunaison sous les phalanges romanesques de François Dumont. Dès les premiers accords on frissonne sous la voix intime du compositeur. Il ne s’agit pas d’une image diaphane comme souvent, délavée devrais-je dire jusqu’à la froideur : le Chopin pour jeunes filles des couvents. Avec François Dumont transparaît la palpitation d’une âme à fleur de peau qui aspire à la vie. C’est un Frédéric ressuscité qui se dresse avec un relief saisissant. Cette œuvre n’a pas été publiée du vivant de Chopin et les intégrales orthodoxes de 19 Nocturnes ne le comprennent pas. Pourtant tous les chopinolâtres la vénèrent comme un moment magique. C’est la “note bleue” par excellence. Fort heureusement dans son superbe CD de 21 Nocturnes, François Dumont l’a incorporé et il y est, tout comme au concert, sublime.
La “Barcarolle” ouvre ses brassées de roses tantôt garance et tantôt grenat. Un parfum capiteux nous opprime au milieu des entrelacs d’un jardin d’hiver dont les velours bordés de passementeries diaprées, offusque le vert paradis sauvage. La technique superlative de François Dumont lui permet de récréer ce luxe luisant, sophistiqué, dans une élégance dénuée de fadeur. A la fin, le fuseau se dévide et rebondit dans la cage d’escalier… La “Barcarolle” requiert une interprétation particulièrement sensuelle et distinguée, ai-je dit ? François Dumont possède ces deux qualités en plus d’une virtuosité que rien ne prend en défaut et qui se voit sollicitée dans la pièce qui suit, formant un excellent contraste : la “Berceuse”. Une ondulation trace le canevas sur lequel un motif s’enrichit, se balance et nous enveloppe dans une torpeur hypnotique. Le rubato s’étire jusqu’à l’extrême créant une tension presqu’insoutenable sans que se rompe le fil des Parques. Un travail d’orfèvre.
On sort du rêve encore tout étourdi quand éclate l’“Impromptu” sucré-salé, doux-amer avec son beau passage central mâle et tendre, avant que le tourbillon de la réexposition ne l’engloutisse. La “Grande Valse Brillante” ensuite nous dépose dans une fête estivale parmi les lustres et les chandelles, sur le parquet ciré par les bottines et le satin des traînes et cela jusqu’à l’entracte.
Deux “Nocturnes” magnifiques ouvrent comme deux tableaux symétriques la deuxième partie. Je m’attendais qu’une sortie prépare l’énorme Sonate, mais non. François Dumont sent qu’il faut préserver l’énergie pour s’enfoncer résolument dans la jungle qui nous attend. Virtuose, mais toujours élégant, brillant mais toujours émouvant, François Dumont nous entraîne dans une aventure audacieuse parsemée de ravins vertigineux. A la fin voici le fameux “presto, non tanto”, voici la récompense, le trophée radieux, triomphal et redoutable.
Je ne vais pas écrire que ce fut un succès, et plus encore, tant cela tient de l’évidence. Les rappels se succèdent et l’interprète ne peut échapper aux bis. La “Valse opus 70 n°3” berce de son charme, mais ne serait-ce pas pour nous faire patienter ? Un tonnerre des applaudissements suit, que François Dumont saura remercier par L’“Étude Révolutionnaire opus 10 n°12” plus entraînante et chargée de flammes, plus ravagée de feu que jamais. Le troisième bis, nous en informe François Dumont, sera dédié à la Société Chopin, ce sera le “Nocturne opus 9 n°2” qui permet à l’assistance de sortir de l’Orangerie comme d’un château en Espagne.
Je tenais à préciser que toutes les images qui me sont venues lors de la rédaction de ce compte-rendu, n’ont fleuri dans mon imagination que parce l’artiste qu’est François Dumont les a suscitées. Pour un médiocre pianiste, il ne me vient que des pensées triviales ; je ne vois au fond de mon encrier que des dates, des numéros d’opus, des minutages, et toutes sortes de considérations et d’informations secondaires.
Caractériser le style de François Dumont relève de la quadrature du cercle tant il allie des qualités antinomiques. L’intensité de son jeu prend l’auditoire la gorge, la musique, devient vitale comme l’air ou l’eau, ajoutant à la terre et au feu un cinquième élément. Oui, véritablement on n’attendrait pas de ce jeune homme affable, courtois, disert, qu’il déchaîne ainsi les “orages désirés”. C’est un peu comme s’il était possédé par la musique et par les mânes des compositeurs dont il a la charge de nous restituer la vérité, et c’est parce qu’il se livre tout entier dans la musique jouée par cœur, soulignons-le, qu’il nous propulse dans chacun des univers. Ceux qui suivent ses récitals ont pu constater qu’avec lui, Bach, Mozart, Debussy, Ravel trouvent leur caractère propre, mais c’est avec simplicité qu’il vient prendre les saluts. Un grand artiste : le meilleur exemple du piano français.
Jacques Chuilon
Paris, juillet 2018

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