Passons sur l’attrait que le personnage de Moïse devait certainement exercer sur Freud pour nous concentrer sur l’analyse qu’il en fit au travers de la statue de Michel-Ange : elle n’est pas meilleure que celle sur l’enfance de Léonard et pourtant cette fois, il ne s’agira pas de se pencher sur la vie de l’artiste, ni sur son homosexualité : cela n’a plus d’importance, et ne doit même pas être évoqué (!). Freud dresse même pour le colossal florentin le rempart protecteur « d’une intimité d’âme » avec Vittoria Colonna, renvoyant Tommaso Cavalieri dans le royaume d’Hadès. Ne serait-ce pas un bel exemple de déni ? Freud ne pourrait-il tolérer que l’image emblématique d’un personnage de La Bible, une figure majeure de l’Histoire des Hébreux, ait pu être élaborée par un homosexuel, même couronné par un prénom céleste ? Inaugurant une nouvelle méthode, il se concentre cette fois sur l’œuvre, en s’appuyant sur l’histoire du personnage représenté, au travers du regard que pose le sculpteur, ou du moins, de ce qu’il en comprend. Freud part du postulat que :
« Ce qui nous empoigne aussi puissamment ne peut pourtant être, suivant ma conception, que l’intention de l’artiste, pour autant qu’il réussit à l’exprimer dans l’œuvre et à nous permettre de l’appréhender. »
Cette seule phrase appelle beaucoup de commentaires. Comment être sûr de connaître l’intention de l’artiste ? Et celle qu’il croit vouloir exprimer consciemment ne peut-elle se distinguer de celle qui imprègne l’œuvre en profondeur, malgré lui ? Freud ne devrait pas ignorer cette distinction… Ne serait-il pas plus simple de regarder l’œuvre pour ce qu’elle offre en repoussant d’hasardeuses hypothèses ? Qu’importe ce qu’a voulu l’artiste, c’est ce qu’il fait qui mérite l’attention, c’est cela que nous regarderons, que nous aimerons. Son œuvre ne nous intéresse que parce que nous pouvons la faire nôtre… Il n’est pas établi que l’artiste transfère ce qu’il croit, ce qu’il veut, dans ce qu’il produit − il faudrait le démontrer – et s’il n’y parvient pas, ce n’est pas obligatoirement qu’il échoue. Freud aurait dû le savoir et d’ailleurs il est assez révélateur de trouver l’incise « suivant ma conception » habilement placée pour augmenter le poids de ce qui en manque terriblement. Non seulement il veut fournir une analyse de l’œuvre mais il affirme qu’elle sera cautionnée par l’artiste comme à son corps défendant. D’emblée, le psychanalyste insinue le doute sur les capacités de l’artiste à se réaliser, tandis qu’il n’envisage même pas de trahir l’œuvre et son créateur en se fourvoyant dans son interprétation. Le psychanalyste se hisse au niveau de l’artiste, en l’occurrence un des plus grands génies de La Renaissance, et si l’un des deux risque d’être défaillant, pour lui, ce sera nécessairement ce dernier. Voyons donc la suite… Après quelques pages (sur lesquelles je reviendrai plus tard), Freud dévoile son plan d’attaque en confessant s’inspirer des travaux d’un médecin italien, Morelli, dont il dit :
« Je crois que son procédé est étroitement apparenté à la technique de la psychanalyse médicale. Celle-ci est aussi habilitée à deviner les choses secrètes et cachées à partir de traits sous-estimés ou dont on ne tient pas compte, à partir du rebut – des déchets – de l’observation. »
En gros le procédé, au lieu d’opérer du général au particulier, ignore le général pour se focaliser sur les détails. Le psychanalyste enquête, persuadé que les indices glanés çà et là vont lui permettre de rédiger un diagnostic, de trouver la solution… mais de quoi s’agit-il et que cherche-t-on ? C’est peu dire que ce qui reporte sur un autre exerçant un autre domaine, la responsabilité d’une étude, laisse dubitatif ; enfin !… Freud reproche beaucoup à ceux qui ont analysé le Moïse que :
« Les descriptions des auteurs sont parfois curieusement inexactes. Ce qui n’a pas été compris a été également perçu et transcrit de manière inexacte. H. Grimm dit que la main droite « sous le bras de laquelle reposent les tables de la loi, plonge dans la barbe ». De même W. Lübke : « Ebranlé, il plonge la dextre dans les flots magnifiques de la barbe tombante… » ; Springer : « Moïse serre l’une des deux mains (la gauche) contre son corps, il plonge l’autre, comme inconsciemment, dans la barbe aux ondulations puissantes. » C. Justi trouve que les doigts de la main (droite) jouent avec la barbe, « comme l’homme civilisé le fait, en proie à l’excitation, avec la chaîne de sa montre ». Müntz aussi fait ressortir le jeu avec la barbe. H. Thode parle de la « position calme et ferme de la main droite sur les tables dressées ». Même dans la main droite, il ne décèle pas un jeu dû à l’excitation, comme le voudraient Justi et pareillement Boito. « La main se fige dans la position où elle était, plongeant dans la barbe, avant que le titan ne tourne la tête vers le côté. » Jakob Burckhardt déplore « que le célèbre bras gauche n’ait au fond rien d’autre à faire qu’à serrer cette barbe contre le corps ».»
Freud ne cherchera pas à relever ce que ces diverses manières de décrire l’œuvre ont de commun, et pourtant cette étude mériterait l’attention car elle montrerait beaucoup plus de points de convergence que de divergence, par-delà les effets littéraires. Mais qui voudrait établir ce bilan ? Certainement pas Freud qui ne se rend pas compte encourir exactement les mêmes reproches qu’il formule sur ses devanciers, car il se trompe quand il écrit :
« Le bras gauche, dont nous n’avons pas encore parlé, semble réclamer sa part dans notre interprétation. Sa main est posée sur les genoux en un geste alangui et enveloppe comme en une caresse les extrémités de la barbe retombante. Cela donne l’impression qu’elle veut compenser la violence avec laquelle, un instant auparavant, l’autre main avait mis la barbe à mal. »
Bien évidemment dans une statue il n’est pas question d’ « un instant auparavant », mais le lecteur pourra vérifier sur une reproduction [voir les images en fin d’article] que la main gauche se trouve à la naissance de la cuisse droite, à la base du ventre, et non pas « sur les genoux ». Le mot d’« alangui » ne semble pas même juste pour décrire toute l’ambiguïté du repli. Freud s’absorbe dans les détails comme il a prévenu. La seule description générale donnée en début d’ouvrage, n’est pas moins révélatrice de son regard :
« Le Moïse de Michel-Ange est représenté assis, le tronc de face, la tête à la barbe puissante et le regard tournés vers la gauche, le pied droit reposant sur le sol, le pied gauche dressé, de sorte qu’il ne touche le sol qu’avec les orteils, le bras droit en relation avec les tables et une partie de la barbe ; le bras gauche est posé sur le ventre. Si je voulais donner une description plus précise, il faudrait que j’anticipe sur ce que je compte exposer plus tard. »
Cette fois-ci, dans une formulation imprécise, « le bras gauche est posé sur le ventre ». Ce “détail” n’a donc pas beaucoup d’importance, malgré ce qu’a dit Freud, même s’il s’est servi de cet argument pour dénoncer le peu de soin, de sérieux comme de scrupule, de ceux qui le dérangeaient. Le morcellement de cette vision, qui présente les pieds immédiatement après la tête, ne peut que surprendre, d’autant que sa recherche peut se résumer comme suit : qu’est ce qui s’est passé avant, qu’est-ce qui va se passer ensuite ? A quel moment de l’histoire, cette attitude prend-elle place ? Il interroge donc les textes sacrés : l’histoire du Veau d’Or dans la traduction de Luther…
Freud ne voit pas le Moïse comme un bloc de marbre qui s’articule dans les antagonismes de la composition, où le passage d’un élément à l’autre génère des tensions dynamiques, des équilibres. Et si Michel-Ange s’était moins demandé ce qu’avait fait Moïse avant, et ce qu’il allait faire ensuite, que la façon de sculpter ce bloc de telle façon qu’il rassemble des forces contrastées, ravivant la leçon de l’Antique ? Les jambes, le tronc, les bras, la tête sont disposés de telle manière qu’ils synthétisent un effet. Malgré la position assise, ou plutôt avec elle, le dévissage apparent de l’attitude sur tout le corps fait naître une impression de démultiplication, de grandeur, de puissance, de mouvement intemporel. C’est cela qui caractérise le Moïse. Mais encore faut-il parcourir toute la statue dans la continuité, au lieu d’éclater les détails, les assembler dans le désordre, et tenter une interprétation coupée du contexte. Michel-Ange n’a pas cherché une attitude qui se situerait à un instant donné, qui suivrait ou anticiperait une autre ; il a regroupé plusieurs positions qui s’enchaînent dans un mélange instable. En d’autres termes, le mouvement ne se passe pas avant ou après (comme s’obstine à le chercher Freud), mais pendant le regard du spectateur.
A porter son attention sur la partie basse de la statue, l’on observe des jambes qui dans leurs positions, ne témoignent pas d’une position assise bien stable : le drapé de la jambe droite largement relevé sous le genou, la cuisse gauche basculée tandis que le pied ne repose plus que sur les orteils, laissent imaginer un mouvement de lever. Mais au-dessus, le torse paraît animé d’un tout autre projet : il se tasse tandis que chacun des bras se meut dans un mouvement horizontal, hélicoïdal. Le bras gauche étrangement libre, vient s’appuyer par devant sur l’aine, tandis que le bras droit tire la barbe en arrière, encombré par les Tables de la Loi. A l’étage supérieur, la tête affirme son autonomie et communique une étrange impression : pivotant vers sa gauche elle semble aussi reculer vers sa droite dans une torsion de son axe, comme par un “déboîté”. Ainsi paraît-elle animée de surprise et de dégoût, autant que de colère, mais de colère contenue puisque le corps ne poursuit pas son mouvement initial. A considérer le Moïse, nous avons cheminé dans le temps, vécu plusieurs expériences, et comme le tout est plus que la somme des parties…
Maître du contrapposto, Michel-Ange oppose relâché et tendu avec une science infinie pour ranimer à tout instant l’attention. Dans L’esclave mourant du Louvre, debout, alors que la position reprend évidemment celle d’un homme couché plongé dans un rêve tourmenté, la jambe gauche fléchit tandis que le bras du même côté, plié, pointe le coude vers le ciel. L’homme ne tiendrait pas à la verticale sans l’appui du singe tapi dans l’ombre (allégorie de l’animalité obscène ou tout simplement de la Peinture imitant la Vie ?)… Se profile, insaisissable, la figure impossible appelée Triangle de Penrose : quand l’œil progresse d’un côté, il découvre une réalité qui n’est pas compatible avec celle qui lui apparaît dans le mouvement inverse, sans que le passage de l’une à l’autre puisse être précisé. Le regard montant le long du bras gauche éprouve un étirement ascendant, mais quand la vue plonge vers la jambe, elle ressent un effet inconciliable de fléchissement, d’enfoncement. Par ailleurs, le pied de la jambe tendue paraît absorbé par la glèbe tandis que celui de la jambe fléchie s’en extirpe. Sur le trajet que font les yeux du coude au genou (et inversement), se produit une dilatation spatiale et temporelle. Le corps va vers le haut et vers le bas : parcouru d’une élasticité, d’une énergie, il vit dans cette contemplation. Nous aurions pu ensuite nous étendre sur cette anatomie que sa robustesse n’épargne pas d’être offerte sans défense, et dévider le bandage auto-érotique : ne regrettons rien, l’occasion se présentera sans doute.
Il n’est que de regarder la Vierge de la Chapelle Médicis, le David-Apollon et le Julien de Médicis, dont la position de jambe rappelle celle du Moïse, pour comprendre que, des oppositions subtilement dosées, Michel-Ange tire toute la force. Il sculpte de telle façon que le regard du spectateur ressuscite les corps en mouvement. A mieux connaître les propriétés de la Sculpture, en apprenant à regarder, Freud aurait pu comprendre ce qui fait effet même sur lui, alors qu’il n’en prend pas conscience. Parce qu’il n’appréhende pas les nécessités de l’œuvre, Freud invente de petites explications, de médiocres intentions, alors que se présente à lui un grand dessein. Les questions qui taraudent le psychanalyste semblent, face au Moïse, accessoires et même hors de propos, entraînant des hypothèses et des conclusions inévitablement fallacieuses. Michel-Ange crée dans l’essentiel. Il résume, concentre l’énergie pour l’Art qu’il pratique. Aurait-il été musicien, qu’il lui aurait fallu envisager le problème tout autrement : un Art spatial se déploie dans une autre dimension qu’un Art temporel. Un intellectuel néglige souvent ce principe de base, puisqu’il s’agit pour lui de commenter : ce qui lui permet de développer un long discours lui plaît le plus et Freud cherche donc à inventer, pour l’appliquer à la statue, un récit qui en serait la clef. Heureusement il nous avait avertis au début de son essai :
« Je précise préalablement qu’en matière d’art, je ne suis pas un connaisseur, mais un profane. J’ai souvent remarqué que le contenu d’une œuvre d’art m’attire plus fortement que ses qualités formelles et techniques, auxquelles pourtant l’artiste accorde une valeur prioritaire. On peut dire que pour bien des moyens et maints effets de l’art, l’intelligence adéquate me fait au fond défaut. Je dois dire cela pour m’assurer un jugement indulgent sur mon essai.
Les œuvres d’art n’en exercent pas moins sur moi un effet puissant, en particulier les créations littéraires et les sculptures, plus rarement les peintures. J’ai été ainsi amené, en chacune des occasions qui se sont présentées à m’attarder longuement devant elles, et je voulais les appréhender à ma manière, c’est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font effet. »
D’où vient l’impression que Freud ment, ne réclame pas notre indulgence comme il le prétend, mais qu’il cherche plutôt à persuader que précisément, parce qu’il n’est pas connaisseur, sa virginité va le doter d’une parole authentique ? D’après ces lignes, l’artiste se tromperait quand il « accorde une valeur prioritaire » à une face de son travail. Freud oppose « le contenu » aux « qualités formelles et techniques », qu’il mélange les unes et les autres, tant il leur accorde peu d’importance. D’un côté le profond, de l’autre le superflu, l’important et l’inutile. Cette polarisation simpliste permet d’obtenir l’assentiment des gens raisonnables, mais Freud oublie que l’un n’est envisageable qu’au travers de l’autre, et ces « qualités » si négligeables aux yeux du psychanalyste sont pourtant responsables de faire naître l’impression première et fondamentale éprouvée devant l’œuvre d’Art. Par ailleurs il faudrait être sûr que dans son essence, l’Art s’accomplisse dans une telle division…
Malgré ce coup d’épée dans l’eau, ce cautère sur une jambe de bois, l’entrée de la psychanalyse dans le champ de l’Art aura des suites qu’il faut déplorer. Elle offre une nouvelle méthode d’appréhension qui en séduira plus d’un, mais, il faut le souligner, plutôt en reprenant la stratégie esquissée pour Léonard. Certes elle n’explore ni n’éclaire l’Art, mais elle remplit des volumes. L’idée de l’artiste dérangé “dans sa tête” aura gagné du terrain. La folie de Van Gogh, la drogue de Warhol ou Basquiat, les tendances suicidaires chez Modigliani, De Staël, et l’alcoolisme de Pollock, deviendront des mythes populaires parce que leur vie témoigne de leurs déchirements. C’est dans une existence difficile sur le plan personnel que se vérifiera la qualité d’artiste. Triste progrès dans la connaissance ! Régression, plutôt. Désormais celui qui aura une place dans la société, dont la vie affective ne traduira pas de soubresauts, deviendra suspect dans son Art. On fait ainsi l’économie d’une analyse de l’œuvre, il suffit de parcourir les renseignements biographiques. Mais on a vu que si Freud n’avait pas été le « profane » qu’il se flatte d’être, s’il avait mieux saisi les fondamentaux de l’Art (et nous pouvons ajouter, après le naufrage de l’essai consacré à Léonard, de la sexualité !), il ne se serait pas égaré bêtement dans des spéculations hâtives, erronées, qui discréditent la psychanalyse. On croit rêver quand il conclut son étude sur le Moïse de Michel-Ange par :
« Bien souvent, dans ses créations, Michel-Ange est allé jusqu’à l’extrême limite de ce que l’art peut exprimer ; peut-être dans le cas de Moïse aussi, n’a-t-il pas pleinement réussi, si son intention était de faire deviner une tempête d’excitation violente à travers les indices qui, celle-ci une fois passée, sont demeurés dans le calme revenu. »
On le voit de loin avec ses gros sabots dondaine, avec son obstination naïve, réussir à caser comme une signature, les deux mots caractéristiques de la méthode Morelli-Lermolieff : « intentions » et « indices ». Que sait Freud « de ce que l’Art peut exprimer », lui qui n’est « pas un connaisseur », et qui s’avoue comme tel ? On s’interroge. L’ « intention » de Michel-Ange n’était pas celle que Freud a cru entrevoir et voulu inspecter, il le reconnaît à demi-mot, et cette erreur d’approche l’a bloqué dans une impasse. Freud en fait grief au sculpteur, mais celui qui n’a pas « réussi » et qui doit faire aveu d’impuissance n’est pas Michel-Ange, mais Freud lui-même. Kaput Sigmund !
Jacques Chuilon
10 Juin 2015