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Billet de blog 19 octobre 2015

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FRAGONARD : UNE "EXHIBITION" AU LUXEMBOURG

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Une petite exposition. On pourrait craindre que le nombre relativement modeste d’œuvres réunies ne rende pas justice à l’artiste et pourtant… même si les plus grandes œuvres, comme La Fête à Saint Cloud manquent : la diversité des toiles suffirait à étourdir le visiteur devant tant de créativité, mais… car il y a un mais… les commentaires qui parsèment les murs, et les placards jouxtant chaque œuvre, nous tympanisent les oreilles, nous brouillent le cerveau d’un discours monotone et racoleur, rapidement convenu, sur le libertinage et la frivolité.

Au fil des salles on en vient vite à s’interroger sur la jouissance qu’a dû éprouver le rédacteur de ces petits écrits pour nous persuader que tel tableau sur lequel on aurait pu, simple puceau, jeter un œil innocent, campe en réalité les lieux infâmes d’un bordel, et que celles que l’on aurait pu contempler pour leurs formes, dans le cadre d’une composition, celles que l’on pourrait croire des femmes libres dans l’oisiveté de leur intimité, à qui l’on aurait donné le bon Dieu sans confession, seraient en réalité des prostituées, des rouées, délurées, perverses, avouons-le des salopes. Aussi faut-il prendre garde. Sans avoir été, à la dernière seconde, opportunément prévenu, n’allait-on pas commettre un impair, se couvrir de ridicule en prenant des vessies pour des lanternes ? Un naïf se croit au musée, lieu de l’élévation des esprits, prêt à respecter, à goûter, à se délecter, or il se trouve évoluer dans un monde interlope, un lieu de perdition où sa vertu même s’expose au péril de la tentation, à la dépravation, pour ne pas dire la débauche. Mais si le visiteur frisonne à se voir transformer en voyeur à son corps défendant, le commissaire de l’exposition doit être, lui, un fieffé proxénète. Expression phénix de la théorie du complot, sa thèse prétend que le tableau dissimule des informations qui ne se révèlent qu’à l’élu, au sectateur bien coaché, au décrypteur de code.

La Peinture de Fragonard ne peut à elle seule, combler l’appétit d’histoire salaces qui s’est emparé de cette exposition. Il faut recourir à des contemporains : Bernard d’Agesci avec La Liseuse ou Louis-Léopold Boilly avec La Philosophie complètent le discours (avec Baudouin et Greuze), sans que la chute vertigineuse de qualité artistique ne soit évoquée. L’exposition cherche à faire croire que tout les rapproche, alors que tout les oppose. La dernière mode en ce XXIème siècle étant que tout se vaut, qu’il faut regarder l’évolution d’une époque avec ce que cela dit sur elle, et ne pas distinguer de grands artistes et de petits maîtres, le jugement de valeur n’étant plus de mise. Il y en a toujours qui pensent que Vermeer peint des “scènes de genre” et que Pieter de Hooch a plus d’invention dans l’évocation du quotidien, plus de précision dans l’exécution ! Proust croque un béotien qui, à l’évocation de Monet, se croit fin d’exprimer : « Vous me permettrez de lui préférer Le Sidaner ». Chacun est libre en effet. Chacun est libre aussi de douter que la résolution des devinettes telle qu’elle s’affiche ici touche le fond du problème. Le commissaire de l’exposition n’aurait-il pas l’intention de raviver l’effet que provoqua la découverte au grand public de L’Origine du Monde, générant le regain d’intérêt dont jouit actuellement un peintre au réalisme longtemps considéré lourdingue, abonné aux sous-bois qui sentaient le kitsch à plein nez : voilà du moins l’opinion qui prévalait jusque récemment. Soudain l’on découvre qu’il a osé peindre un sexe. Cela doit être choquant, par conséquent un chef d’œuvre… Le public s’ennuie des références historiques et mythologiques. L’informer qu’il peut les laisser au vestiaire devrait le réjouir. On va lui révéler des secrets, et qui plus est, des secrets d’alcôves, tel qu’il peut en lire dans les magazines people : de quoi l’émoustiller. La Peinture est plus attirante ainsi surtout dans une période aussi morose que celle que nous connaissons. Tant pis si elle y perd une partie d’elle-même, et puis voilà comment faire du chiffre, et les statistiques dominent aujourd’hui le monde.

Certes, il convenait d’avertir qu’on n’allait pas trouver ici le même type de sujet qu’au siècle de Louis XIV. La Peinture d’Histoire convenait aux grands palais, à leurs galeries, escaliers, salons d’apparat. Au XVIIIème siècle, un nouveau marché s’ouvre pour combler d’autres besoins : l’aristocratie cherche à se loger dans de petits appartements, plus faciles à chauffer l’hiver, où la vie s’écoule plus douce et moins formelle. Des thèmes plus légers, volontiers pittoresques, conviennent mieux à ces intérieurs. Mais, plus encore que le sujet, c’est le ton qui change, où la nostalgie va se glisser subrepticement, s’imposer dans une fête de la jeunesse menacée dont s’évanouit déjà l’insouciance. On voit les groupes de personnages se dissoudre dans une envahissante nature ployant sous son abondance. C’est déjà l’automne qui s’annonce pense-t-on : l’été n’aura duré qu’un déjeuner de soleil…

A mesure que l’on zieute les textes de présentation, faits pour nous guider, nous orienter, on s’aperçoit vite que ceux qui prennent la parole pour imposer une lecture polissonne de Fragonard ne comprennent rien à la Peinture. Ils peuvent bien s’étendre sur la dissolution des mœurs, mais ne veulent pas voir en parallèle une dilution du sujet, car celui-ci reste la raison d’exercer leur pouvoir d’intimidation. Comment ne pas voir que Psychée montrant à ses sœurs les présents qu’elle a reçus de l’Amour ne constitue pas un sujet, mais un prétexte à une composition de jeunes femmes ! Comment ne pas être frappé par l’apparence poudrée, crayeuse, pastellisée de la surface, bien différente par exemple de Colin-Maillard ! Comment ne pas entrevoir que ces caractéristiques proprement picturales intéressent plus le peintre qu’une fascination pour la paillardise. Et Corésus et Callirohé ! Nos censeurs voudraient bien nous faire croire que tout le monde à l’époque savait de quoi il retournait. Quelle blague ! L’hermétisme du propos renvoie chacun devant la réalité artistique : celle du tableau. Le choix de Fragonard se porte vers ce qui lui permettra de composer l’œuvre qu’il souhaite, sans qu’on lui casse trop les couilles. A malin, malin et demi, ni vu ni connu je t’embrouille et je suis plus érudit que toi. Il est d’ailleurs intéressant que l’exposition montre l’esquisse et non pas l’œuvre aboutie qui se trouve au Louvre. Hors le format, les différences entre les deux sont pourtant fort instructives, puisque la couleur s’épanouit librement dans le premier jet, tandis qu’elle se réduit au strict minimum dans l’œuvre qui fut présentée, louée abondamment par Diderot. Il n’est pas difficile de comprendre que Fragonard savait qu’un grand sujet inspiré de l’Antiquité devait plaire à un jury et qu’ il ne devait pas trop donner d’occasion de se voir reprocher le plaisir visuel dans une scène tragique et sérieuse où l’austérité devait dominer pour être reçu à l’Académie en 1765. On peut soupçonner que s’il ne continua pas dans cette voie, c’est qu’il ne tenait pas à produire ce type d’œuvres qui brideraient son invention chromatique. Il comprenait très bien le goût de son temps dans son virage néo-classique où se profilait déjà la Révolution, et n’avait pas forcément envie de s’y fourvoyer. Fragonard se méfiait de la Peinture à programme, où le tableau se juge sur son propos et ses valeurs morales (ou qui se targuent de l’être). Qu’on ne s’y trompe point, cette Peinture Officielle convient fort bien aux intellectuels d’aujourd’hui, tel que l’Art Contemporain l’illustre. Chaque tableau doit raconter une histoire, détailler une anecdote à laquelle il se résume car in fine, l’objectif n’est-il pas de générer un discours ? Le rapprochement de l’esquisse et de la réalisation finale de Corésus aurait été bien instructive… Dommage.

Si la plupart des œuvres réunies ont pour point commun un sujet d’intimité, leur exécution surprend pas la diversité.  La touche tantôt griffée, raclée,  frottée, effacée, tantôt caressée, perlée, satinée, nacrée, émaillée, lissée… Les couleurs scintillent ou s’assourdissent. La sensualité de Fragonard ne s’exprime pas tant dans le thème du tableau que dans son accomplissement. Il semble que l’emploi même de la matière picturale inspire l’artiste, et qu’il en tire le “motif” (comme on dira plus tard pour signifier son caractère secondaire) de sa création. J’ai dit plus haut que tout oppose Fragonard à d’Agesci, Boilly, Baudouin, Greuze auxquels l’exposition l’associe, parce que chez eux, l’exécution, honteuse d’elle-même, cherche à disparaître pour laisser le regardeur en face du sujet figuré. C’est cela l’Académisme. Ceux qui dénonceront les « tartouillis » du divin Frago ne parlent pas de lui, mais d’eux-mêmes : ils trahissent leur incapacité d’appréhender l’œuvre d’Art qui s’affirme telle qu’en elle-même. Renaud entre dans la forêt enchantée : quelles Nymphéas peuvent rivaliser avec ces zébrures virevoltantes ? Quelle atmosphère merveilleuse ne suggèrent-elles pas ? Mais cette touche s’évapore dans La Fontaine d’Amour comme s’efface de la mémoire un souvenir, un songe. Les débuts du modèle ne sont qu’une ébauche pleine de promesse, tandis que La résistance inutile (on croit entendre La précaution inutile) strie la toile du combat qu’elle présente. L’adoration des bergers, d’un rembranisme qui puise en Italie ses ressources, estompe sur le côté un Joseph olympien, tandis que dans l’ombre, monumentales et protectrices, s’avancent les cornes du bœuf.

Les lacunes ou les impasses des analyses affriolantes parsemant les pas de qui s’aventure dans cette exposition, sont nombreuses. Dans Le verrou, il est révélateur, dirait Freud, qu’aucun commentateur ne désigne à la curiosité, les fesses du séducteur, qui pourtant s’imposent à la vue de n’importe qui, d’autant que le personnage débrayé s’étire du plus qu’il peut, apparemment dans le seul but de pousser avec toute sa force pour faire glisser le pêne dans la gâche, à moins que ce ne soit pour améliorer l’efficacité de ses coups de reins.  Les femmes avouent (sincères ou pas) trouver, dans l’anatomie des hommes, particulièrement aux fesses −ce n’est pas la partie de leur anatomie qu’eux-mêmes auraient choisie−, un grand pouvoir d’attraction, comme elles le consignent dans les sondages… L’envers vaut l’endroit rappelle un dicton… Les fesses pourraient-elles être considérées comme un substitut ? De l’autre côté, effectivement, pas bien loin, l’homme dispose d’une réplique de ces deux sphères auxquelles vient se joindre une sorte de cylindre télescopique, un joujou extensible définissant mieux son identité. Mais décidément, il est bien étrange que ses renflements charnels suggestifs n’attirent pas la réflexion des experts autoproclamés, ceux-là mêmes qui prétendent expliquer, le moindre détail, qui pensent avant tout “lire” chaque élément pour en déduire le sens de l’œuvre. A ce propos, un autre titre aurait pu lui être attaché : l’effet aurait-il été le même avec La targette ? Interrogeons-nous sur le suffixe diminutif : l’action perd à n’en pas douter de sa gravité et même de sa virilité. Proposons, sans lui faire offense ni la dénaturer : Le derrière. Ne convient-il pas comme un gant ? Ce qui nous ramène à notre interrogation : que pourraient craindre les critiques d’Art de révéler sur eux-mêmes dans un examen des parties rebondies offertes par ce postérieur masculin ? Ne l’ont-ils pas vu, ont-ils décidé de l’ignorer ? N’y aurait-il pas lieu de suspecter un déni ? C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup (Merci France Gall !). Certains spectateurs, en quantité si négligeable qu’aucun historien de l’Art ne s’adresse à eux, songent, devant Le verrou, à la scène d’entrée où Don Giovanni cherche à violenter Donna Anna. Mais ces élucubrations ne doivent plus avoir cours désormais, quand la mise en scène enfin modernisée prouve que c’est bien Donna Anna qui entreprend de violer Don Giovanni.

On voit tatoué sur les murs de l’exposition : « Je peindrais avec mon cul ». Cela ne semble pas commode. Evidemment il faut encore avoir les codes pour comprendre… Cela signifie-t-il, pour y revenir, que le fessier du Verrou serait un autoportrait ? Peut-être Frago voulait-il dire : « Je peindrais avec la queue » ce qui du moins fait sens ? « Je peindrais avec mon cul » se retrouve sur la quatrième de couverture du catalogue affirmant l’importance qui lui est accordée. Jean-Honoré n’a pas dit l’avoir fait, ni qu’il le ferait : ce n’est pas un futur mais un conditionnel… Il n’est d’ailleurs pas sûr que la phrase soit authentique, puisqu’il faut attendre près d’un siècle pour la voir dans un ouvrage (Renouvier, Histoire de l’Art pendant la Révolution, 1863). Cette phrase choc, sans préparation, le public ne peut la comprendre dans sa complexité, son obscurité. Il faut se remettre dans l’esprit rapin et son langage bourru. Elle peut exprimer l’enthousiasme : Je peindrais les yeux fermés, s’il le fallait, je peindrais avec les pieds si j’étais privé de l’usage de mes mains… Que nous apprend-elle sur l’artiste ? Très peu. Que nous apprend-elle sur ceux qui veulent s’attirer des visiteurs ? Beaucoup.

On aurait espéré mieux comprendre Fragonard, on le voit enfermé dans le stéréotype du peintre libertin, de la peinture frivole. Un peintre des privautés qui n’est pas sérieux, refusé à Louveciennes, démodé, mis de côté. Ceux qui sont toujours prêts à se moquer, après s’être amusé du dévergondage, s’empressent d’acquiescer à un changement de mode, à un art plus sérieux, plus responsable. Si l’on prend soin de regarder les panneaux de Vien qui remplacèrent les compositions de Fragonard pour Louveciennes, on verra peut-être ce que la morale a gagné, mais aussi tout ce que l’Art a perdu. Ces panneaux refusés font aujourd’hui la fierté de la collection Frick à New York et de là donnent au monde entier une haute idée de l’Art français.

Fragonard n’est pas un peintre de la frivolité, mais de la vitalité. S’il fallait trouver un titre à une exposition, ce serait plutôt « Fragonard ou la fureur de peindre ». Cela permettrait de montrer au visiteur qu’il ne faut pas se fier au sujet pour juger de l’excellence d’une œuvre. Le rôle de la Peinture est d’affiner la capacité de voir, mais quelque fois, il est bon qu’un connaisseur aide le néophyte. Malheureusement ses conseils avisés manquent au Luxembourg. Fragonard, un grand peintre, mais une occasion ratée.

Jacques Chuilon

2015

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