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Billet de blog 19 octobre 2016

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JEAN RONDEAU - THOMAS DUNFORD - SALLE CORTOT

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Jean Rondeau et son double antique

Ce vendredi 14 octobre 2016, je m’en allais écouter le concert Jean Rondeau-Thomas Dunford. Arrivé rue Cardinet, un doute me prend : dois-je tourner à droite ou à gauche. Qu’à cela ne tienne, je vais me renseigner. Voilà un Monoprix. J’entre et demande à un  vendeur

_ Bonjour, de quel côté se trouve la Salle Cortot ? A droite ou à gauche ?

_ ???

_ La salle de concert.

Il se tourne vers un de ses collègues absorbé par le réassort des rayons d’alimentation :

_ La salle de conserve ?!…

Chacun de nous vit dans un monde étanche. Je trouve par flair la bonne direction. Comme je suis en avance et sous la pluie, que l’entrée s’oppose obstinément à toute pénétration, je me résous à prendre un chocolat dans un café minable presque en face. De mon coin, de ma petite table, j’entends les conversations du bar. Une jeune femme raconte, à ceux qui doivent être trois de ses compagnons d’infortune et de travail, en costards bas de gamme, avoir eu un léger malaise dans la rue l’autre soir. Un monsieur très gentil l’aurait raccompagné jusque chez elle.

_ Et alors, il est monté ?

ricanent, grivois les machos. Perspicace elle répond :

_ Non, je pense qu’il aurait été plus intéressé par l’un de vous.

Le revers les surprend, le coup de froid les fige.

_ Non très peu pour moi. Je ne mange pas de ce pain-là.

Voilà la reculade bredouillée par chacun. Elle insiste pour savoir si les hommes commettent parfois des écarts.

_ Il me semble que chez les femmes, c’est plus courant. Elles sont plus tactiles entre elles…

Rien. Secret défense.

Je me lève et, sans les bousculer, me dirige, non sans avoir payé quatre euros, vers l’objectif de ma soirée. Tapissée de bois, la salle, toujours aussi belle, présente un superbe clavecin dont les pieds courbés et le couvercle décoré de couleurs sombres contrastent avec le style sévère de Perret d’une teinte liège, dont la clarté unie recouvre les murs. Dans ce temple de la Musique, comme il pleut, le public s’emboîte peu à peu, comme il peut, dans les allées exiguës, les détours étriqués, les sièges comprimés. Un garçon entre subrepticement sur scène pour exécuter quelques notes sur un théorbe mais personne ne lui prête attention. Il ressort heureux de n’avoir pas dérangé. Enfin c’est l’attente qui dure un peu trop et pendant lequel on consulte le programme. Sans crier gare, deux jeunes hommes se faufilent incognito jusque sur le devant de la scène, l’un se glisse au clavecin et s’assoit de biais, l’autre, sur un tabouret, croise ses belles cuisses pour soutenir son instrument dressé. Au clavier, gracile, presque fluet, il faut reconnaître Jean Rondeau avec sa magnifique tête antique, encadrée par une chevelure soufflée par Aquilon, une barbe de Poséidon. Thomas Runford nous renvoie à une autre époque. Avec son visage poupin, son sourire coquin, il nous évoque bien des personnages qui peuplent les toiles caravagesques et peut-être même les Bacchanales de Titien, les Cupidon de Corrège, les anges de la Renaissance.

_ Mais, le concert, allez-vous me dire, quand vous déciderez-vous à nous en parler, au lieu de vous égarer dans ce bavardage.

_ Ne vous impatientez pas cher lecteur, nous y arrivons… Je poursuis, si vous permettez. Vous apercevrez l’incidence…

Rien de formel dans la façon de s’habiller des deux artistes. Nous ne les voyons pas en habits de gala, ceux qu’on sort pour une occasion exceptionnelle, une célébration, une fête. Certes ils sont ajustés avec goût, accordés l’un avec l’autre dans une sorte de camaïeu. Mais on imagine qu’ils peuvent porter chacun ce pantalon et cette chemise tous les jours.  Comprenez-moi bien, je ne demande pas que Jean Rondeau s’avance dans un drapé romain, ni que Thomas Dunford surmonte son pourpoint à crevés d’une fraise délicatement dentelée, mais on peut toutefois s’interroger sur ce que signifie le couplage d’instruments raffinés, de musique réservée à l’élite du temps jadis, avec des vêtements, non pas négligés, mais quotidiens. La façon même d’entrer en scène, en retard, presque en s’excusant des impératifs horaires, nous prévient du rapport que souhaitent entretenir les musiciens avec leur auditoire. Le concert n’est pas l’aboutissement d’un travail, le but poursuivi, le climax. Il s’inscrit dans un processus, et vous cher public, vous êtes reçu mais « ce n’est pas pour vous qu’était la sérénade », comme on dit dans un opéra honni des baroqueux.

Certes les instrumentistes n’ignorent pas la présence d’auditeurs. Ils manifestent même le souci de communiquer avec eux, mais il ne s’agit toujours pas de présenter respectueusement le fruit d’une quête, de se surpasser pour l’assistance, mais de l’instruire amicalement, de la mettre à niveau dans une sorte de cours de rattrapage. Dans cet esprit de proximité, ils prendront la parole quatre fois. La première annonce précisa qu’on allait entendre des arrangements pour clavecin et théorbe, quasi improvisés, comme des « musiciens de jazz ». Il n’est pas sûr que les gens à qui l’on ressasse que l’instrumentiste se doit d’exécuter humblement la partition qu’on lui confie, le plus fidèlement possible, sans chichis ni ajouts d’aucune sorte ꟷcar on ne vient pas l’entendre lui, mais le compositeur à travers luiꟷ soit capable d’assimiler « à la volée » ce qu’on vient de lui dire et d’en comprendre les répercussions. C’est assez cocasse d’imaginer les gens d’autrefois, poudrés, corsetés, guindés dans leurs conventions, leur savoir-vivre, se laisser aller à un bœuf dans une tabagie à Broadway ou de Harlem, une jam session dans les caves de Saint-Germain, vous ne trouvez pas ?

– L’abbé divague. – Et toi, marquis,

Tu mets de travers ta perruque.

– Ce vieux vin de Chypre est exquis

Moins, Camargo, que votre nuque.

écrit le poète mis en musique un peu plus tard et chanté divinement par Pierre Bernac.

Ensuite, Jean Rondeau essaiera d’expliquer elliptiquement la notion de prélude non mesuré. Il s’agit d’un morceau d’introduction généralement d’une Suite, avec une écriture où le rythme n’est pas indiqué, bien que l’interprète le restitue néanmoins. Un exemple de virtualité. Le néophyte ꟷqui jusque-là ignorait totalement ce problème et ne s’en portait pas plus malꟷ pourrait croire que l’instrumentiste n’en fait qu’à sa tête et que le résultat diffère considérablement de l’un à l’autre. Il pourrait craindre le compositeur trahi, redouter l’arbitraire. Or ce qu’on appelle pompeusement « la musique ancienne » aurait, dit-on, pour credo la restitution des œuvres du passé dans la plus grande exactitude et la plus grande authenticité. Un certificat de garantie en quelque sorte, de traçabilité. De la musique certifiée Bio. Il n’y aurait donc pas de place à des spéculations, à du n’importe quoi…

Mais avant de s’interloquer, le public est aussi prêt à croire tout ce qu’on lui dit, surtout quand le propos flotte en volutes dans l’air du temps, en l’occurrence le nôtre, quand cela ravive ses préjugés, leur donne un peu de piquant. Ainsi par exemple existe-t-il un public d’inconditionnels qui, parce qu’on lui a seriné, ressassé, radoté la même chose, croit de nos jours dur comme fer que les contreténors possèdent les voix rares des castrats et qu’il a la chance inouïe de remonter avec eux le temps révolu. Pourtant, ce n’était pas la peine de castrer des enfants si l’on pouvait obtenir le même résultat à l’adolescence avec leur voix de fausset. Voix que chacun de nous possède, même s’il ne l’exploite pas.

Il ne s’agit pas de mettre en doute les intentions de Jean Rondeau ꟷson désir de partage reste bien sympathiqueꟷ mais on ne peut éviter de souligner que le didactisme conforte le public dans un de ses mauvais penchants, une de ses paresses : celui de venir à l’Art, moins pour apprécier, prendre du plaisir en développant ses propres facultés d’analyse, que pour apprendre servilement de petits secrets bien gardés, de petits trucs à sortir de sa manche au moment venu. Il pourra de la sorte entasser un bric-à-brac de connaissances qui ne lui seront pas utiles pour mieux aimer.

A l’époque Baroque un grand esprit publia de nombreux ouvrages, sur la Peinture, le Coloris et le dessin, la biographie des plus grands peintres, et certains sous forme de dialogues. Il répond clairement à un novice :

…je crains fort que ce que vous savez ne vous nuise. Tâchez donc, si vous le pouvez, de vous défaire de toute préoccupation et d’être comme si vous n’aviez jamais entendu parler de peinture, et que vous n’en eussiez rien vu.

(Roger de Piles (1635-1709) Conversations sur la Peinture)

Evidemment cela contredit l’enseignement officiel de nos jours qui veut l’explication de chaque allégorie, qui prétend que chacun dans le passé déchiffrait la moindre allusion codée, qui professe que l’intérêt d’un tableau réside au cœur du sens caché… On pourrait cependant formuler le même conseil que Roger de Piles, traduit ou transcrit pour un jeune amateur de musique :

« Laissez de côté ce que vous croyez savoir. Occupez-vous d’écouter avec attention, d’interroger votre oreille, de questionner votre mémoire. Efforcez-vous d’entendre de la musique dans votre tête et d’imaginer les diverses façons de phraser pour découvrir quelle est la meilleure. »

Il n’est pas nécessaire d’apprendre ce qu’est La Livri pour l’apprécier, ni qui est La Cupis. Les portraits sont-ils ressemblants ? La musique serait-elle meilleure dans ce cas ? En vérité qu’importe ! Voyons déjà ce qu’ils nous apportent, ce qu’ils nous évoquent. Rameau donne ce conseil qui n’est malheureusement guère suivi ni relayé par les historiens de l’Art et les musicologues :

Pour jouir pleinement de la musique, il faut être dans un pur abandon de soi-même, et pour en juger, c’est au principe par lequel on est affecté qu’il faut s’en rapporter. Ce principe est la nature même, c’est d’elle que nous tenons ce sentiment qui nous meut dans toutes nos opérations musicales, elle nous en fait un don qu’on peut appeler instinct : consultons-la donc dans nos jugements, voyons comment elle nous développe ses mystères avant que de prononcer : et s’il se trouve encore des hommes assez pleins d’eux-mêmes pour oser en décider de leur propre autorité, il y a lieu d’espérer qu’il ne s’en trouvera plus d’assez faibles pour les écouter. Un esprit préoccupé, en entendant la musique, n’est jamais dans une situation assez libre pour en juger.  

(Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Préface à Observations sur notre instinct pour la musique et sur son principe, Paris, 1754)

Regardez ce que vous avez devant les yeux, profitez pleinement de ce qui s’offre à vos oreilles, au lieu de chercher ailleurs l’intérêt. Ni la biographie d’un musicien, peintre, écrivain, ni les circonstances d’une commande, ni mille anecdotes sur le sujet, le scandale éclaté lors de la création d’une œuvre, ne vous diront si elle vaut la peine. Voilà ce que nous disent ces grands artistes. Il ne s’agit pas d’affirmer que tout savoir est répréhensible, mais qu’il ne peut se substituer à l’approche véritable, frontale et fondamentale, de l’Art. Or le barrage est le rôle qu’il joue la plupart du temps et les plus érudits ne sont pas les meilleurs juges, les amateurs les plus avertis. En d’autres termes il est plus important de réveiller la curiosité, d’exciter la passion que de gaver un trou sans fin, sans fond, sans foi. Le dilettante aujourd’hui traîne son ennui d’une info vers une intox. Il n’a pas l’audace d’explorer par lui-même, de s’aventurer dans les forêts esthétiques. Il veut du pré-mâché, de l’Art McDo. Il faudrait résister à nourrir son vice.

Dans les années d’après-guerre le public des premières venait en tenue de soirée. Les artistes, ambassadeurs des plus grands génies de la Musique, se présentaient, se tenaient en fonction de la charge qui leur incombait. C’était encore le temps des divas adulées, respectées. Il ne faudrait pas croire que la période Baroque ait échappée à la starification. C’est plutôt notre temps qui entretient un rapport ambigu et contradictoire avec la gloire. Tout le monde veut être célèbre mais vivre dans l’anonymat.

La musique ancienne, telle que nous la connaissons a démarré vers la fin des années soixante en réaction contre ce qu’on appelait « le grand répertoire ». Il n’est pas surprenant que ses prosélytes aient voulu rompre avec les coutumes de ceux qui bénéficiaient des meilleures conditions professionnelles, accueillis dans les édifices les plus prestigieux. Le système D, la débrouille, le bénévolat, firent tant et si bien que le public a désormais oublié les origines modestes de ceux qui franchissent aujourd’hui le seuil du Palais Garnier ou du Théâtre des Champs Elysées, forteresses imprenables à leurs débuts. Les racines de la musique ancienne d’aujourd’hui puisent dans le mouvement hippie. Il s’agissait de développer une culture en marge, contestataire, et l’on trouvait dans le passé négligé, des résonnances, des correspondances. Ce genre de retour à l’antique s’est produit périodiquement dans l’Histoire, mais avec un bonheur inégal. Le retour à la pureté originelle inspira les néoclassiques, mais aussi les pompiers. Et comment ne pas citer les Préraphaélites ? Une exposition au Petit-Palais consacrée à Oscar Wilde nous en donne actuellement un aperçu et je ne saurai trop inviter mon lecteur à y faire un tour. Quel rapport me direz-vous avec les babas cool ? Quand la génération du baby-boom décida de sortir des rails, elle chercha son étoile. Son passé allait éclairer son futur… Avez-vous déjà oublié l’apparition des cheveux longs,  avec le scandale qui en résulta ? Plongez-vous un instant sur YouTube dans le clip des Moody Blues avec les violons synthétiques de Nights in White Satin s’élevant devant un papier peint de moire, regardez comment ils sont habillés à la mode « révolutionnaire », avec leurs chemises à jabot et leurs manchettes à volants : vous en apprendrez beaucoup sur la musique ancienne. Vous préférez peut-être Procol Harum avec A Whiter Shade of Pale et son grand orgue ? Il n’y a pas de mal à ça. L’inclination de quelques-uns les portera vers Jethro Tull et leur Bourée où Bach pointe le bout de son nez, à moins que les Aphrodite’s Child avec leur Canon de Pachelbel pluvieux les séduisent ? Nos deux compères de la Salle Cortot, eux, ne sont pas sans rappeler Simon and Garfunkel. Ne le prenez pas mal. Il ne faut pas sous-estimer la délicatesse musicale de ceux qui ont conquis la planète avec Mrs Robinson, Sound of Silence, The Boxer, Bridge Over Troubled Water. Nevermind, le quatuor avec lequel Jean Rondeau joue occasionnellement aurait fait un joli titre de chanson pour ce duo.

Dans les années soixante-dix, ceux qui pratiquaient la musique ancienne exhumèrent un répertoire des placards poussiéreux, lui offrirent pour ainsi dire son coming out. Après s’être dégourdis pendant quelques années sur le Gothique tardif et la Renaissance les contrebandiers s’attaquèrent au plat de résistance, le XVIIème et XVIIIème siècle et notamment l’opéra contre lesquels certains chefs nourrissaient une rancune tenace. Réfractaires à Maria Callas, à l’emphase wagnérienne, leur éthique se révoltait contre les excès et les scandales des plus grands noms, et ce sont bien les troubles vocaux de nombreuses divas ꟷnotamment sopranos et ténorsꟷ qui ont fait naître en réaction la réplique du « sans vibrato » dont on ne trouve nulle trace dans les traités anciens. Aujourd’hui ce rigorisme prend l’eau et l’on entend des chanteurs baroques dont l’instabilité vocale aurait été condamnée pour excessive dans le Vérisme le plus débridé. Il faut dire que ceux qui entraient dans la musique par la petite porte avec un appétit réfréné mais pantagruélique, ne sortaient pas de l’enseignement traditionnel, des conservatoires, ou alors ils en sortaient un coup de pied au cul. Certains chanteurs ne voulaient pas comprendre le principe de la couverture et affirmaient que les chanteurs préromantiques passaient leur aigu en voix de fausset : complète affabulation, totale désinformation.

Tout ce petit monde innocent croyait que le Baroque se nourrissait de simplicité, de petite échelle et de subjectivité, que s’il fallait des virtuoses pour jouer Rachmaninov ꟷleur bête noire avec Pucciniꟷ, chacun pouvait aborder Rameau ou Haendel avec naturel, c’est-à-dire sans une réelle technique. Les choses venaient à se gâter avec Mozart. Mais ce n’est pas tout : ceux qui partaient en guerre contre la musique de papa ignoraient comment se comporter devant le public et n’avaient pas appris à saluer. Ils n’avaient pas les codes comme on aime à dire de nos jours, pas les clefs. Cette gaucherie amusait un jeune public, mais le temps a passé… Jean Rondeau et Thomas Dunford me pardonneront : j’avais l’impression de revivre avec eux comme les premiers temps, par exemple, du festival de Saintes… Un coup d’œil vers le public me renvoya brutalement dans Le Temps Retrouvé : tant de cheveux blancs éparpillés autour de moi ! D’où venaient ces vieux ?… Voilà peut-être pourquoi le rapport « copain » avec le public me sembla crépusculaire, et que dans un battement d’aile il ne m’aurait pas semblé incongru de voir les deux instrumentistes donner au public à circuler un joint.

Désacraliser le concert part d’un bon sentiment, pourtant au bout du compte, obtenir que le public ait seulement l’impression d’assister en clandestin à une répétition hasardée par de gentils étudiants en formation, des gens comme eux ou presque  ꟷdont il doit se contenter, parce que la véritable musique dispensée sous les dorures l’impressionne jusqu’à la phobie, lui laissant la sensation de se glisser en fraude là où il devrait pas, dans un monde étranger trop grand et trop beau pour lui, où le superficiel et le faux régentent chacune des actionsꟷ  désacraliser le concert, disais-je au début de la phrase, ne constitue pas une réussite enviable et pourrait plutôt s’appeler remporter une « victoire à la Pyrrhus » comme disaient nos ancêtres. Faire descendre l’Art de son piédestal ressemble désormais à enfoncer des portes ouvertes. Aujourd’hui les touristes posent en grimaçant pour leur selfies devant les marbres les plus fragiles sans oublier de poser leurs mains grasses de fast food sur la blancheur poreuse des doigts, des pieds ou du sexe des chefs d’œuvres que l’on avait préservés jusque-là. Ils passent le temps de leur visite au musée à régler leurs mise en scène plutôt qu’à regarder, approfondir ce devant lequel ils s’interposent. Les gardiens n’injurient même plus ces garnements incultes. Assurément il est urgent de dissuader le public de nourrir un trop grand respect pour les plus hauts témoignages du passé ! Patrimoine devient synonyme de provisoire. Après moi le déluge.

Vous allez me dire :

_ Votre colère est saine, voire sainte, mais vous n’allez pas rendre Jean Rondeau responsable des errements de la musique ancienne. Il n’était pas né quand elle a commencé ! Il s’en faut même d’une génération… Soyez raisonnables ! Dans la fable, bijou de la Littérature Baroque, vous risqueriez fort de jouer le rôle du loup, tandis que votre musicos devrait se retrouver dans celui de l’agneau.

_ Soit, j’en conviens. Brisons-là. Je me suis laissé déborder par quelques signes… Enfin, n’en parlons plus.

_ Dites-nous plutôt ce que vous avez pensé du programme et de sa réalisation, monsieur l’arbitre des élégances. N’est-ce pas votre rôle de critique musical ? Vous nous impatientez…

_  Essayons de procéder du général au particulier. Nous avons entendu un programme qui avait été adapté pour clavecin et théorbe… et fort agréablement d’ailleurs. Il faut louer le talent de Thomas Dunford car l’exercice était périlleux, d’autant que son instrument ne dialogue pas aussi facilement avec le clavecin qu’on pourrait croire. La balance penche en sa faveur au niveau sonore alors que la richesse de l’écriture offre au clavecin plus de matière. Pourtant les deux complices réussirent à équilibrer parfaitement leur exécution dans ce qu’on peut appeler une acoustique idéale.

_ Et ce programme ?

_ Très bien composé, dans une belle progression… et sans entracte. Il faut relever les pièces d’Antoine Forqueray que de nos jours aucun gambiste ne parvient à jouer correctement. Il faut un virtuose impérativement, au tempérament de feu. La transcription pour clavecin que réalisa son fils Jean-Baptiste, nous permet d’apprécier la qualité des œuvres, mais le registre uniformément grave imposé par la partie de viole engoncée dans le clavecin, étouffe quelque peu le tissu mélodique. Le renfort du théorbe ajoutait du relief et de la vigueur ꟷen quelque sorte lui ajoutait la 3Dꟷ et pouvait nous faire rêver au diable des virtuoses. Il serait souhaitable que Rondeau et Dunford enregistrent un disque Forqueray. Dans les temps forts de ce concert il y eu le prélude en ré majeur de Jean-Henry d’Anglebert et bien évidemment Les Sauvages de Rameau ꟷun hymne à la vitalitéꟷ, sans oublier, offert avec superbe comme un bis, La Gavotte et six doubles. Je n’oublierai pas non plus Les Barricades Mystérieuses qui laissèrent couler une fontaine de  jouvence dans un Watteau imaginaire.

_ Finalement vous avez aimé.

_ Oui, beaucoup. Je considère Jean Rondeau comme un claveciniste exceptionnel. Il sait rendre l’esprit des œuvres, leur climat. Il met en valeur délicatement la phrase, fait balancer le rythme, accélérer ou retenir comme il faut, et l’on croit retrouver en lui les qualités décrites par François Couperin dans son ouvrage célèbre. Ajoutons que le duo, par la qualité de son interprétation, sut imposer un silence rare dans le public, attentif à la moindre inflexion.

_ Rien à dire sur Thomas Dunford ?

_ Voilà un musicien de valeur et de goût qui sait avec subtilité quand il faut prendre le devant et quand il faut laisser la place. Une inventivité subtile, un joli son, une sureté des attaques… Il faut maintenant regretter que ce concert n’ait pas été enregistré, qu’il n’ait pas fait l’objet d’une captation pour un DVD. Tout était réuni…

_ Vous êtes allé voir les artistes dans leurs loges pour les féliciter.

_ Non, je suis sorti tout à ma rêverie. Jean Rondeau était là, sur le trottoir, entouré d’amis. Mon attention s’est portée vers lui en tapinois, mon regard s’est tourné de son côté, comme à la dérobée, tandis que je m’efforçais de maintenir le pas dans la foule, mais je ne me suis pas senti le courage de fendre le cercle protecteur. Je suis timide vous savez. Qu’aurait-il à faire de ce que je peux dire ? Qu’aurais-je pu bafouiller de stupide sur l’instant ? Il est impossible de rendre aux artistes un peu de ce qu’ils vous apportent et inapproprié d’énumérer vos réserves de détails insignifiants juste après qu’ils se soient épuisés pour vous. Je garde un moment rare au fond de moi, dont je ne saurai trop les remercier.

Jacques Chuilon

Octobre 2016

Illustration 2
Thomas Dunford - Ange de La Renaissance

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