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Le jeudi 14 avril 2022 à 20heures je passe la porte de la Salle Gaveau ! Une salle gorgée de souvenirs pour tout mélomane et mythique par le nombre de grands pianistes qui vinrent y jouer. Le public s’installe nonchalamment jusqu’aux dernières minutes dans une attente qui anticipe le plaisir à venir. L’heure dite, François Dumont entre, le pas dégagé, manifestement content de passer un moment avec nous et résolu à nous sortir du quotidien. Il fait de la tête un signe de remerciement au public, s’assoit et règle le tabouret. Une seconde de recueillement devant le clavier puis jaillit l’ Impromptu n°3 opus 51. Un excellent choix pour débuter la soirée. C’est bien Chopin sans être encore tout Chopin. L’empreinte sonore du pianiste et du piano dans l’espace est remarquable.
Vient à la suite l’ Impromptu n°1 opus 29 qui débute avec son tourbillonnement festif. Dans un contraste bienvenu lui succède le Nocturne opus 48 n°1 avec l’élégance de son atmosphère douloureuse et son emballement. On remarque déjà le silence attentif de l’auditoire qui ne se démentira pas tout le long du concert. Et voilà que débute la Ballade n°1 opus 23. Robert Schumann adorait cette œuvre. Pour le remercier, non seulement Chopin lui en offrit la partition, mais lui dédicaça la Ballade n°2. On est saisi par le caractère magistral, grave, dramatique, du déroulement musical, par la frénésie du final. Dumont se lève, salue sous les bravos, mais ne sort pas. Il se rassoit et entame le balancé rêveur du Nocturne opus 9 n°2 : un autre aspect de Chopin plus aimable. Un silence tout juste posé introduit parfaitement la Ballade n°3 opus 47. Je retrouve le cheval de manège qui dressé sur ses pattes arrières exécute un pas de danse clopé, qu’a si bien dessiné Aubrey Beardsley.

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Le pianiste reçoit déjà des acclamations. L’entracte. Il a bien mérité un peu de repos. C’est le moment d’échanges à mi-parcours. Il est très en forme, quelle bonne idée d’enchaîner ces œuvres etc… Puis chacun reprend sa place pour la deuxième partie.
Le chant de la Ballade n°2 opus 38 s’élève sur sa pulsation. Des coups de griffe et des roulements, un brusque galop satanique échevelé… On ne peut rester indifférent devant l’exposition de toute une vie.
Soudain, quelle surprise, le martial "Suoni la tromba" de Bellini, à peine reconnaissable, s’étire, vaporeux dans cet extrait de l’Héxaméron … Par quel sortilège ? On le sait, Chopin avait répondu à l’invitation adressée par son ami Liszt de participer à une œuvre collective et caritative divisée en neuf parties composées chacune par les exécutants : Carl Czerny, Henri Herz, Johann Peter Pixis, Sigismund Thalberg et bien sûr Liszt lui-même. Certaines variations prennent des tours différents, celle de Chopin revêt ce Largo suspendu… au moins pour le début. Je dois dire, au risque d’en choquer certains, que cette variation me fait penser à la n°18 de la "Rhapsodie sur un thème de Paganini" composé par Sergeï Rachmaninov… comparez, vous verrez.

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Et voilà subito la flambante, voire échevelée Fantaisie-Impromptu que Chopin avait gardé dans ses cartons et qui ne fut publiée qu’après sa mort par son élève Julian Fontana (1810-1869).
L’Impromptu n°2 opus 36 se caractérise par un effet de toupie. Il précède fort bien dans ses différences le Scherzo n°3 opus 39 avec son démarrage méphistophélique noyé par les cascades centrales d’où sort la cavalcade finale. Après ce morceau de virtuosité particulièrement exigeant, François Dumont se lève pour saluer sous les acclamations et sort un instant. Il revient aussitôt pour une atmosphère totalement différente qui baigne, de son bleu mélancolique, la Mazurka opus 63 n°2 si belle mais si courte, après laquelle s’épanouit la Ballade n°4 opus 52, un des plus grands chefs d’œuvre de Chopin. François Dumont n’en gomme aucune aspérité ni contraste. Tout est là dans sa vérité. La salle exulte. Il faut la contenter par un bis. Ce sera tout d’abord la délicieuse Valse opus 70 n°3. Et puis pour finir la brillante Etude opus 10 n°5. François Dumont met la main sur le cœur afin de signifier que ce sera tout pour aujourd’hui, je veux dire pour ce soir. Je rassemble mes affaires et descends les escaliers. Il est déjà prêt pour les dédicaces de son dernier CD Chopin. Je me faufile dans la foule pour lui faire griffonner quelques mots sur le livret. Que des mains qui ont affronté les efforts les plus titanesques toute une soirée soient encore capable d’écrire, je ne peux l’expliquer, mais je peux attester que j’ai vu le crayon tracer des lettres au moins aussi lisibles que celles d’un médecin après sa consultation et je conserve précieusement cet objet dans ma discothèque. En sortant dans la rue chacun rassemble ses impressions sur ce concert mémorable. Tout d’abord un programme particulièrement bien conçu pour illustrer les facettes des plus diverses du compositeur, mais pour ce faire il fallait que François Dumont soit à même d’en restituer les nuances et les contrastes, dans la virtuosité comme dans la subtilité. Et c’est ce qui est extraordinaire dans cette soirée : un peu comme on restaure un tableau du vernis jauni dont on a pris l’habitude, François Dumont renouvelle Chopin donnant à chaque œuvre sa juste couleur. Il dispose d’un don particulier pour l’indépendance des mains ̶ une qualité dont on ne parle plus guère de nos jours ̶ pour restituer la polyphonie, c’est-à-dire la richesse de l’écriture et de l’expression. Il use d’une plénitude sonore, d’une expressivité dans le phrasé, particulière et personnelle. François Dumont ne joue pas pour réaliser une partition mais pour transmettre la musique au public. Il faut l’entendre en vie… à défaut, par l’enregistrement.
Jacques Chuilon
Avril 2022

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