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Dans une salle empreinte de références historiques, aux moulures de style Louis XV, ꟷvous avez reconnu la salle Gaveauꟷ, qui plus est dotée d’une acoustique agréable voire intime, François Dumont proposait un programme réunissant des œuvres majeures de Bach, Mozart et Chopin ce lundi 16 janvier 2017, pour la sortie de son Bach volume 2 chez Artalinna. Il s’agissait, sans pontifier, de rechampir l’influence de Bach sur ses cadets. François Dumont entre en scène, la tournure dégagé, se glisse au piano pour attaquer dans la foulée un préambule inattendu : le Capriccio sopra la lontananza del fratello dilettissimo BWV 992 : autant dire une œuvre peu connue du grand Bach, divisée en plusieurs sections, disons, plusieurs tableaux. Le timbre de François Dumont paraît fruité, parfumé. Dès les premières notes se développe toute la délicatesse d’un art de la conversation, tout un savoir-vivre de la séduction. Nous évoluons dans un monde civilisé où l’on sait recevoir et communiquer. La corde pincée ne fait pas défaut à l’oreille, tant la souplesse du phrasé, l’intelligence autant sensible qu’analytique du discours atteint l’idéal défini dans L’Art de toucher le clavecin.
La Sonate K.310 de Mozart vient contraster subito. Qui pourrait avoir oublié la version gravée pour toujours par Dinu Lipatti, sanglée dans le sévère d’un XVIIIème siècle que menace déjà la Révolution ? François Dumont nous offre un autre versant de l’œuvre où tout le charme de Mozart affleure sans pourtant escamoter les zones d’ombres qui parcourent la portée, comme ces terribles batteries qui, par monts et par vaux, font gronder leurs canons assourdis dans le premier mouvement. Autre éclairage avec l’Andante où le pianiste nous délie un récit pénétré de méditation. Ensuite viendront les exquises galipettes du Presto qui nous griseront devant l’escarpolette…
Pour clore cette première partie : la fameuse Chaconne BWV 1004 dans la transcription de Busoni. Il y a peu d’années, le puriste se serait offusqué de voir exhumé cet arrangement à ses yeux grandiloquent, puant le XIXème, alors que les baroqueux s’échinaient à retrouver la bonne manière, un peu rétrécie, de restituer le XVIIIème siècle. Mais aujourd’hui la mode a changé. Dans l’atmosphère diserte qui nous enveloppe en cette soirée musicale, il convient de citer un témoignage incomparable de cette architecture fascinante préalablement conçue pour le violon : la gravure d’un élève de Busoni, l’éminent Alexander Brailowsky (qui surpasse celle de son maître, notamment par la ligne de chant). Et pour continuer dans la musicologie, mentionnons que ce jeune prodige avait eu précédemment Théodore Leschetizky (1830-1915) comme professeur, et que la légende attribue le démarrage de sa carrière internationale à son récital dans cette même salle Gaveau, l’année 1919… il n’y a pas si longtemps. Autant le dire d’emblée, la restitution de François Dumont diffère quelque peu du temple grandiose dressé par son illustre devancier, imprégné par la terribilità, dont Busoni revêtit Bach. Dumont semble plutôt soucieux de brosser du cantor de Leipzig une image plus avenante au travers de l’efflorescence busonnienne que ses doigts devront affronter cependant sans protester. La gageure semble intenable et pourtant… Avec l’intégrité de son jeu, l’ingénieuse construction de son interprétation, il remporte la mise. Le cap Horn vaincu s’ouvre au visiteur.
L’entracte permet à chacun de reprendre sa respiration. Je vois que sur les tables du vestibule ont été disposés des CDs, et me précipite pour acheter le Bach volume 2 que pas une gondole de disquaire n’affiche encore à sa tête, n’étant pas sûr qu’il y en resterait encore à la fin du récital.
La deuxième partie commence avec le Concerto dans le goût italien BWV 971. La délectation pour ce chef d’œuvre ne doit pas nous dissimuler les difficultés auxquelles un instrumentiste se voit confronté. Les premiers accords flambants que l’on veut forte, doivent tomber sans dureté pour insuffler le rebond pour la suite. Un tempo trop lent, l’effet s’efface ; trop rapide, et le sourire se fige… François Dumont réussit à ne pas se montrer infidèle au piano sans pour cela trahir le clavecin. Il fait briller la dynamique et trouve l’allégresse dans l’Allegro que suit un Andante attendri dans le jardin duquel, sans effort, le pianiste inspiré vient puiser son clair de lune introspectif. Soudain le Presto fuse avec délice. Bravo Maestro !
Dans ce bouquet, la Fugue en La mineur de Chopin, si décriée de nos jours, aurait peut-être été réhabilitée, mais ne boudons pas notre plaisir avec un chef d’œuvre : la 3ème sonate opus 58. Dès les premiers accords on ressent l’évidence : la musique de Frédéric Chopin coule dans les veines de François Dumont. Ce romantisme intense et pourtant sans emphase, on le porte en soi ou pas. Cette délicatesse exempte de mièvrerie ne s’explique pas, elle s’éprouve. Les quatre mouvements sont délivrés de manière incontestable et cohérente comme un journal intime. Le Presto final couronne l’ensemble : il jaillit dans sa fière allure conquérante. Heureusement pour nous, cette interprétation racée se retrouve dans le splendide CD Chopin.
Le public n’est pas prêt à laisser fuir son troubadour, il espère un bis et ce sera un Moment Musical D 780 : le numéro 3 : l’Allegro moderato. Vous savez bien… celui avec le cheval qui trottine et qui sautine. Je ne sais pas exactement si l’on appelle cette démonstration, le passage ou le piaffer… mais les experts en équitation rectifieront. Vienne, les ombrelles et les kiosques sur la promenade bondissent des phalanges.
Ensuite ? Une surprise ! Une friandise importée d’Amérique du Sud, avec le tempo chaloupé. François Dumont aura la gentillesse de nous informer qu’il s’agissait d’une œuvre de jeunesse de Reynaldo Hahn… Il y aurait peut-être à creuser pour un disque…
Le tournoiement de la valse numéro 13 embaume les fauteuils et le parquet ciré de sa mélancolie qu’effleure le satin pourpre du spectre de la rose. Puis vient la valse numéro 7 opus 64 n°2. C’est le tourbillon de la vie qui nous prend à la gorge avec sa langueur, qui file et défile dans un vertige d’oubli et de souvenirs. Au piano, le confident, le dénuement de la sincérité.
La Berceuse annonce la fin inexorable et définitive du concert. Quel risque ! Quel choix distingué ! Quelle fluidité ! Quelle merveille ! Il faut récupérer l’attention de certains dissipés qui toussent et s’ébrouent déjà pour un rendez-vous galant dans un restaurant ou dans la chambre d’un palace. Une merveille, je vous dis ! Il se confirme, s’il en était encore besoin, que François Dumont entretient avec Chopin une affinité secrète qui réclame une nouvelle sélection d’œuvres… par exemple les Ballades (voir la n°1 sur YouTube et la chaîne de France-Musique. Les quatre ne figuraient-elles pas au programme de La Roque d’Anthéron l’été dernier ?) et très évidemment les Nocturnes qui feraient l’objet d’un nouveau CD. Un double album, comme celui de Varsovie, avec les Valses pourrait aussi mériter l’étude. Ah ! Les Etudes ! Et les Trois nouvelles études... Enfin, pour y revenir, ce Chopin-là n’est pas celui de tout le monde : son chic et son émoi nous évoque Delacroix : toute une ambiance dont notre hôte ce soir trouve le ton juste. Attention si je tiens à relever l’ADN de Frédéric Chopin chez François Dumont, ne me le faites pas étiqueter “spécialiste”, séquestré à vie dans les phrases d’un seul compositeur. La promesse des concertos de Mozart et de Ravel ne peut que nous réjouir.
Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte, selon l’adage, et chacun rajuste son manteau, son écharpe, se fait bousculer dans les escaliers pour arriver dans le hall. L’artiste paraît sans traîner, reçoit les compliments avec modestie et se prête au jeu de la signature. Je lui soumets le CD que je viens d’acquérir et de bonne grâce il y appose sa dédicace. Après ce programme faramineux le voir s’efforcer d’écrire lisiblement, là où je n’attendais qu’un gribouillis informe, me touche profondément. C’est l’expression de sa nature aimable. Quand je lui serre la main, menue menotte comme celle du sylphe de Zelazowa Wola, j’ai l’impression d’émerger d’un songe.
Je place le disque sur ma platine, j’étends le bras (non ! pas celui de la platine ꟷle 33tours est périmé, cher lecteurꟷ, donc le mien), j’appuie sur la télécommande. Magnifique. Dans une acoustique évoquant un Sans-Souci joliment réverbéré, le piano chante. Je retrouve une partie du programme complété par un remarquable Prélude BWV 543 arrangé par Liszt et la troisième Suite Anglaise BWV 808. Un achat qu’on ne regrette pas.
Le travail du critique ne consiste pas, m’a-t-on suffisamment sermonné, à tresser des éloges fleuris, à tracer la route victorieuse de l’artiste, ni même à éclairer le lecteur sur des mystères insondables : il doit en premier lieu équilibrer un propos et dispenser pour un bon point, une réprimande, pour une caresse, une torgnole. Je vais donc me plier à la règle. Vous avez eu l’adret, voici l’ubac. Il y a du Mr. Hyde en moi.
Nous venons d’exposer à quel point Monsieur Dumont représentait le meilleur de la tradition française… Oui, car il y a le pire : une prétendue rigueur qui n’est que raideur, une volonté de clarté dans le discours qui expurge toute sensualité pour imposer une digitalisation mécanique où l’égalité du toucher produit un son grisâtre et plat. La retenue dans la constipation produit un art mesquin, fidèle à la lettre, indifférent à l’esprit, mais cette prétention à l’objectivité rassure les conceptuels. Vous ne me croyez pas ? Renseignez-vous sur la manière dont les étrangers perçoivent la manière des français…Tout le monde a tort hors de l’hexagone, je vous l’accorde, mais cela mérite pourtant réflexion. Revenons donc à Monsieur François Dumont né en 1985, miraculeusement épargné par les travers que je viens de recenser, avec ce jeu dont il faut encore louer l’hédonisme sonore. Il mérite de prendre place au milieu de noms glorieux tels que Robert Lortat (le plus grand peut-être), Samson François, Marcelle Meyer, Jacques Février, Francis Planté, Yvonne Lefébure… Je cite volontairement dans le désordre, et j’en oublie, dont Alfred Cortot. Mais de nos jours pour jouer dans la cour des grands il faut soigner certaines facettes de sa carrière, à commencer par sa biographie. Je le reconnais, l’exercice périlleux comporte quelques figures imposées redoutables et recèle quelques pièges rédhibitoires. Un coup d’œil sur le programme : quel bric-à-brac ! Il faudrait tout reprendre.
« Il est régulièrement invité en Chine et au Japon. »
Qu’est-ce que c’est que ça ?! Cela me remet en mémoire une tournure que j’avais indiquée à une toute jeune chanteuse, peinant pour étoffer sa bio à côté de celles plus fournies de ses camarades. Je vous la livre dans sa candeur naturelle : « parmi ses rôles préférés, citons : etc, etc… » La formule ne précisait pas qu’elle pouvait les chanter ni qu’elle l’avait jamais fait, et surtout pas où, mais remplissait à volonté quelques lignes. Qui, dans le métier, pourrait en être la dupe ? « Il est régulièrement invité en Chine et au Japon. » ! Foutage de gueule ! Au niveau de Monsieur Dumont, un CV ne cherche pas l’exhaustivité. Il doit se restreindre à préciser quelques points saillants de sa carrière et de ses projets. Un concert prestigieux vient d’avoir lieu à Pékin, doit se dérouler prochainement à Tokyo ? On le mentionne, sinon, rien. Mais la rédaction de son cursus ne vaut pas tripette, ponctuée d’énumérations indigestes qui noient les choses importantes.
« Il fait partie du trio Elégiaque, avec Virginie Constant et Philippe Aïche. »
On croit rêver ! Il faut écrire :
Avec Virginie Constant et Philippe Aïche, qui composent avec lui le trio Elégiaque, François Dumont part en tournée prochainement de New York à San Francisco avec en bannière les partitions de Francis Poulenc et de Jean Françaix.
ou bien :
Aux côtés de ses partenaires du trio Elégiaque, Virginie Constant et Philippe Aïche, François Dumont réalisera dans le cadre du festival d’Aix-en-Provence, en direct sous les micros de France-Musique, la création mondiale du dernier trio de Gabriel Fauré, que leur a confié en exclusivité le musicologue émérite Edouard Tartopommes après l’avoir découvert dans les caves de Saint-Germain-des-Prés.
ou alors :
César Franck, Alberic Magnard, Ernest Chausson, Francis Lopez seront à l’honneur le 43 février prochain à l’Olympia-Bruno Coquatrix, où le trio Elégiaque, réunissant Virginie Constant, Philippe Aïche et bien sûr François Dumont, affichera l’intégrale de leur musique de chambre.
Il suffit de quelques accents bien choisis pour donner le ton, mais sans jamais oublier qu’un artiste de cette classe n’a pas besoin de caution pour légitimer son art. Ce n’est pas grave me direz-vous : il s’agit de noircir quelques paragraphes pour donner de la lecture pendant l’entracte. Je vous répondrai que vous avez tort et qu’une image de marque importe au plus haut point de nos jours, car elle intègre des préjugés. Si François Dumont, le fleuron de l’art français, un produit de luxe entre Coco Chanel et Louis Vuitton, veut s’imposer comme il nous le doit, il lui faut soigner chaque détail de sa présentation. Ainsi la salle Gaveau présentait un écrin parfait pour une captation filmée, ne serait-ce que pour alimenter YouTube. Je ne crois pas avoir vu quoi que ce soit pour fixer professionnellement ce moment d’exception. Me trompé-je ? Alors, c’est une faute. Vous me répondrez que presque tout ce programme se retrouve au disque. Ce n’est pas le problème. Il ne faut pas craindre les doublons, au contraire, et vous vous contentez du « presque ». L’adrénaline du concert est précieuse et par ailleurs il faut du sang neuf et des images d’actualité pour les médias.
Pour finir j’avouerai que la couverture avec un portrait, du dernier CD, est bien meilleure et plus “vendeuse” que l’illustration de qualité certes, mais impersonnelle qui avait été prévue, semblable, à la couleur près, à celle du Bach volume 1. A l’intérieur, le livret fait plaisir à voir avec de nombreuses photos. Pas de bio : aucune importance.
Monsieur Dumont, avec tout le respect que je vous dois, veuillez m’excuser d’être aussi rude et de m’emporter. Je ne suis qu’un ours mal léché, j’en conviens et de plus, pas un tiède pour les domaines qui me passionnent. J’espère que ce revers de la médaille n’aura pour vous que des aspects positifs pour la suite attendue de votre parcours.
Votre humble serviteur,
Jacques Chuilon
Paris, janvier 2017