Le pleurs d'A.
Hier, c'était le Parc Borrely, vers 6 heures le soir. Il faisait très doux, très frais après la pluie de la nuit. Il y avait beaucoup de monde, des jeunes culturistes qui se défiaient sur les aires de sports. Des jeunes musclés, fins, très toniques, noirs et arabes mêlés. Un gamin blond passa sur son vélo en piaillant que ses géniteurs lui avaient fait mal, hurlant comme un colonial que les boys n'auraient pas servi. Il y avait des familles sur les pelouses sales, couvertes de détritus, des familles surtout arabes, femmes voilées, pères débonnaires jouant avec leurs enfants aux gestes libres, sauf les petits gros maladroits qui ont ma tendresse.
J'ai connu l'évolution du parc, que j'aime entre tous lieux à Marseille pour ses arbres exotiques merveilleux. Des générations de jardiniers et d'herboristes en avaient fait un paradis discret, garni d'arbres du Japon, de Sibérie, d'Alaska. On y trouve des ginkos bilobas et des cryptomérias. Il est en voit d'abandon. A coté, on fait maintenant un jardin prétentieux et cheap où l'on présente partout la même variété de palmiers hybrides qui pourraient pousser au pôle nord.
Il y a encore quelques années, dix ou vingt, les familles arabes ne venaient pas au parc, situé dans les quartiers sud de la ville, en plein 8 ème. Nous y allions le dimanche, pour que les enfants prennent l'air, nous jouions à cache-cache, nous louions des vélos. Puis les familles européennes et africaines se sont retrouvées ensemble, se côtoyant sans se mêler, polies, un peu indifférentes, dévouées aux enfants. Aujourd'hui il me semble que les familles européennes ont quittés l'endroit, sans doute pour des lieux payant, ou plus lointains. C'est grave, épouvantable de différents points de vue. 
La ville de Détroit a commencé sa glissade vers la faillite quand, avant même la fin de l'automobile, les ouvriers blancs l'ont fuit, du fait de ce qu'il convient, par paresse, d'appeler racisme. Le fond de l'affaire me paraît être surtout une perte de la démocratie et de l'habileté à faire vivre une société urbaine, en reconnaissant les points de conflit ( et les conflits culturels sont nombreux ), en sachant créer les lieux de parole et de palabre, et surtout d'initiatives et d'actions qui permettent de les traiter pour les dépasser. Mais il est vrai que cela est possible dans le cadre d'actions, comme des jardins ou des repas partagés, plutôt que dans les lieux de consommation, serait-ce la consommation de l'oisiveté.
Par ailleurs il est absurde que des gens abandonnent des lieux de plaisir gratuit, pour des raisons de voisinage. Mais surtout on peut craindre (on en voit les prodromes dans l'abandon de certaines parties du parc où l'herbe n'a pas été taillée depuis longtemps) que le parc ne se dégrade gravement, que les rats qui y sont déjà nombreux ne prolifèrent, du fait de la saleté, et de l'absence d'éducation au bien public partagé.
L'ambiance change dans la ville. Les gens s'y mélangent moins, les femmes musulmanes se voilent de plus en plus, les quartiers s'ethnicisent, se séparent. Il y a deux villes, nord et sud, coupées par la Canebière, avec des zones disputées.
L'obsession de la gestion municipale est de réaliser une vaste zone commerciale pour les touristes crachés de gratte-ciel marins qui viennent accoster jusque devant le MUCEM. Je vois le moment où l'on créera du Vieux Port au début de la Joliette une vaste zone Duty Free, et qu'on réinstaurera un mur comme celui qui séparait jusqu'au 18 ème siècle la ville du Port et de l'Arsenal des Galères.
Je suis avec A. que j'accompagne ce matin à la CAF. Nous marchons vers le quartier de la Joliette où se trouve la caisse, et qu'il ne connaît pas. Nous avions rendez-vous devant le commissariat de la Canebière. Il est tôt, nous allons à pieds. Nous devons faire un drôle de spectacle un grand noir, la quarantaine, un mètre quatre vingt quinze, mince et droit, et un petit blanc poivre et sel un peu rond d'un mètre soixante huit dans sa plus forte extension marchant cote à cote. Lui fait des pas réguliers, lents, moi je rattrape en courant à moitié, me dandinant comme un canard pour ne pas être semé par cette girafe.
Près de deux heures à attendre devant la Caisse. Il y a du monde déjà en désordre, avec de brusques revendications de préséance qu'un homme à l'autorité cauteleuse juge en toute légitimité.
L'attente provoque une léthargie propice à se raconter des bouts de sa vie, à refaire la saison dans cette boite crânienne comme dit Bashung ; et on regarde aussi, on pèse, on juge. Des gens du quartier, arabes, noirs, quelques européens complètement déjantés.
L'attente à l'intérieur ne sera pas longue. A. qui venait pour une baisse de ses allocations en ressort débouté. Je suis avec lui, aussi las et furieux, qu'on lui coupe ses allocations parce qu'il est au chômage, alors qu'il y avait droit quand il travaillait. « Pour inciter les gens à travailler » nous dit-elle sans y croire.
Avant, confortablement assis, nous avons laissé trainer oreilles et yeux. Un grand type baraqué, barbu en longue djellaba blanche a fait le tour de la salle pour ne pas avoir à s'asseoir à coté d'une femme. A. me dit savoureusement «  de quoi il a peur, il a une femme à la maison et elle ne l'a pas tué ». Derrière nous un homme dialogue avec une jeune femme qui pousse un landau.
- « vous êtes jolie »
- « je suis moins jolie que mon fils, je ne m'aime pas, j'ai grossi »
- « vous êtes voilée, vous êtes croyante »
- « je me voile depuis peu, avant j'avais Dieu dans mon cœur, mais je ne me voilais pas »
- « vous étudiez le Coran »
- « je ne connais pas l'arabe, je parle juste l'arabe de Tunisie, pas d'Algérie ni du Maroc »
- « c'est la même chose »
- « non on prononce pas pareil ». Elle cite plusieurs mots en tunisien, puis en algérien.
- « Ah ! » il rit « vous connaissez, c'est bien , vous devriez apprendre l'arabe c'est facile, un mot par jour, petit petit vous apprenez »
- « je ne sais pas, peut-être pour faire la prière »
- « c'est rare, vous êtes jolie et vous avez une bonne mentalité, si c'est rare, vous allez à quelle mosquée ? » Elle dit laquelle.
- « Vous devriez venir à la mosquée*** ».
Et voilà, c'est facile les gonzesses pour un dragueur islamiste.
Nous allons jusqu'à la Joliette, la place a perdu son machin en cuivre qui faisait dire à ce crétin de Muselier que c'était la plus belle d'Europe. Je veux montrer à A. les Docks et que nous prenions un café. A. me parle de ses dernières journée, aller de chez à lui à dehors puis revenir. Il n'a plus d'argent sur son compte, il ne veut pas que je l'aide. Il est en rage. Il n'a pas droit à une formation payée par Pôle Emploi parce qu'il en a fait une qui ne lui sert à rien. « Je vais voler ». Je lui dis qu'il n'est pas un oiseau. Ça ne le fait pas rire. Je lui demande si on lui a proposé des trucs. Oui, on a. Il en aura encore. Il a des principes, mais il a faim et qu'il crève de solitude. La plus haute des solitudes, disait Tahar Ben Jelloun. « Je pleure parfois » me dit-il. C'est une homme sobre. Il enlève ses lunettes noires. Il s'essuie doucement les yeux. C'est terrible aussi de voir un ami pleurer.
 
                 
             
            