C’était en 2019, on fêtait les 80 ans d’Yvette. Surmontant les rires et les conversations, j’entends quelqu’un s’exclamer, à l’autre bout de la pièce : « J’aimerais, quand même, qu’on m’explique comment, avec deux salaires, on peut voir arriver la fin du mois dès le 15 et même parfois avant ! »
Ce n’était ni l’heure ni le lieu d’ouvrir un grand débat ; j’ai préféré lui adresser la lettre ci-dessous.
Je n’ai eu aucune réponse.
Bonjour David,
Le jour de l'anniversaire d'Yvette, tu demandais qu'on t'explique comment un couple qui travaille pouvait voir la fin du mois arriver dès le 15 et même parfois avant.
C'est évidemment difficile de parler en général, tous les cas sont particuliers, cependant on peut trouver quelques causes communes de cette situation.
J'ai une théorie toute personnelle que j'appelle « le gros bonhomme de neige ventru ».
Un petit enfant découvre la neige et voit des grands rouler une boule de neige qui s'engraisse en récupérant la neige de la pelouse. Il prend une poignée de neige, de la taille de sa petite main, il essaye de la faire rouler mais au lieu d'agglomérer le tapis de neige, la boule s'effrite.
Tant qu'il n'aura pas compris, ou qu'on ne lui aura pas appris qu'il faut disposer au départ d'un noyau suffisamment compact et massif pour facilement la faire rouler, il pensera peut-être qu'il est nul, incapable de faire comme les grands et ça peut le poursuivre tout au long de sa vie.
Ce noyau, compact et massif, c'est pour moi l'image du patrimoine. Le patrimoine n'est pas seulement génétique, matériel ou financier, il est aussi culturel.
Je serais curieux de savoir par exemple ce qu'est devenu le gamin que son père à amené jusqu'au portail de l'école maternelle de Pavie et l'a lâché en lui disant : « allez, va en prison ! ». Je doute qu'il ait développé la soif d'apprendre et le goût de l'étude. Peut-être a-t-il aujourd'hui d'autres qualités et savoirs mais je crains qu'il soit allé grossir les rangs de ceux qui ne peuvent vendre que leur force de travail. Plus un travail est pénible, moins il est considéré, moins il est rémunéré, plus il est dangereux, plus il est précaire.
J'ai été assesseur au tribunal du contentieux de la MSA. Lors d'une même session, deux affaires ont été pour moi des cas d'école :
D'abord un ouvrier agricole, bourru, certain qu'il allait obtenir satisfaction, son tracteur lui avait broyé le bassin, il ne pouvait plus faire des travaux de force. Il lui a été répondu que dans un bureau, assis, il pouvait encore travailler. Circulez, incapacité zéro.
Ensuite, une employée d'un organisme agricole, toute pimpante. Une porte coulissante d'un placard a déraillé et a atterri sur la pointe de son escarpin : 10% d'incapacité !
Le culturel est important, mais le matériel et le financier ne le sont pas moins.
Quelqu'un qui débute sans rien, sans surface financière, sans possibilité de caution, n'aura pas la possibilité d'emprunter sur le long terme pour effectuer des investissements comme un logement. Il ne pourra emprunter qu'à court terme et à taux élevé, juste pour assurer les dépenses de fonctionnement. Au moindre pépin ce sera la chute. Et comme disait Chirac : « les emmerd...ts volent souvent en escadrille ».
La précarité financière s'accompagne généralement de la précarité au travail. Sans piston, sans possibilité de mobiliser son réseau, le CDI la paye régulière qui tombe chaque fin de mois ne sont qu'un mirage. Les CDD, l'intérim, le chômage, les petits boulots n'offrent pas la continuité et la sécurité dans le budget familial.
Des entreprises en profitent, avec des contrats à temps partiel, des heures faites en plus mais non payées en heures complémentaires ou supplémentaires, et même non payées du tout car récupérées plus tard quand l'activité retombe...
Pire encore, quand un employeur pousse un salarié à s'installer comme auto-entrepreneur. J'ai connu le cas d'une coopérative agricole, les chauffeurs de camions étaient parmi les mieux payés des ouvriers grâce aux heures supplémentaires effectuées au moment de la moisson ou de la livraison des engrais. Un jour, leur direction leur a fait une offre alléchante : on vous cède les camions à prix d'ami, on fera appel à vous au moment des récoltes, le reste du temps vous travaillerez pour vous.
Les chauffeurs sont tombés dans le panneau, les camions étaient vieux et fatigués, tous les frais étaient sous estimés, et les transports extérieurs sur-estimés... Ils ont galéré et n'ont plus jamais retrouvé les niveaux de revenus antérieurs.
Enfin, même si tu ne parlais que des couples, il faut aussi parler des foyers mono-parentaux. Un seul salaire, pas toujours important, des charges comme si on était en couple et des enfants qui, parce qu'ils vivent mal leur pauvreté, veulent quand même se frotter aux enfants de parents aisés et demandent, exigent parfois, des vêtements ou des appareils de marque...
Les solutions de pauvres sont trop souvent les plus onéreuses. Le gain d'un logement en dehors de la ville est plus que compensé par les frais de transport. Un loyer bon marché se révèle un gouffre thermique, la voiture d'occasion pas chère ne passe plus au contrôle sans des réparations qui enfoncent les budgets dans le rouge, l’assurance pas chère, au tiers, ne rembourse pas grand chose en cas d’incident...
Alors on emprunte pour tenter de combler les déficits et les banques en profitent au maximum avec les agios, les commissions d'intervention...
On n'est plus aujourd'hui à l'époque où la banque de proximité était considérée comme un service public. Quand j'ai débuté au Crédit Agricole, on se plaisait à « offrir le meilleur service au moindre coût ». Les requins sont arrivés et j'ai entendu en Comité d'entreprise un directeur adjoint venant de Tarbes nous dire : « Sur le pire des clients, comme sur l'os le plus pourri, il y a toujours de la viande à gratter ».
Un ou deux petits salaires, des charges fixes, ce que ces personnes appellent « les factures à payer » : loyer, une et même deux voitures souvent en panne, l'essence pour aller travailler, les abonnements électricité eau, téléphones, le chauffage de leurs passoires énergétiques, il ne reste plus grand chose ensuite pour manger, sans parler de se distraire.
Même les pauvres aspirent au bonheur.
Voilà, je ne sais pas si je t'ai convaincu, il y aurait encore énormément de choses à dire...
Dis moi si tu as besoin d'explications supplémentaires. Je sais qu'il est difficile pour quelqu'un qui n'a pas vécu la pauvreté de la comprendre.
La bise à tout le monde, en particulier à Yvette
JLB