Télétravail ou travail à domicile : vers une transformation majeure du rapport salarial ?
Le poids des secteurs secondaire et tertiaire a majoritairement défini l’exercice du travail sur le lieu de l’entreprise. Son ordonnancement, où les salariés sont liés entre eux par des tâches différenciées et complémentaires, a généré avec le progrès technique les conditions de la productivité mais aussi les termes du progrès social au travers de cette conscience de former un collectif aux intérêts communs.
Avec le confinement, le télétravail ou ce qui a pris la forme du travail à domicile est devenu un terrain d’expérimentation de nouvelles formes de travail, à grande échelle et de durée significative, permettant d’en retirer un certain nombre d’analyses. Au moins 5 millions de salariés, soit 15% de la population active l’ont expérimenté. Ce test en grandeur nature a concerné une large diversité de secteurs et de métiers.
Plusieurs sondages ont souligné le souhait des salariés qui ont pratiqué l’exercice de travailler à distance à raison de deux et trois par semaine en moyenne alors même que de nombreux témoignages évoquaient l’accroissement de la pénibilité.
Pour beaucoup, cet épisode a probablement été vécu comme une bulle de sécurité physique mais aussi comme un facteur de changement dans l’équilibre travail – vie privée.
Si on laisse provisoirement de côté les éléments liés au contexte sanitaire, une translation physique du travail, de l’entreprise au domicile, pour peu qu’elle devienne structurelle, engagerait des questions fondamentales dans le rapport du travailleur à son employeur. Certes les technologies numériques ont déjà fait évoluer les conditions d’exécution d’une tâche, ainsi que les termes du rapport hiérarchique, mais il nous semble que le travail à domicile va au-delà des pratiques professionnelles que connaissent les salariés nomades.
Le travail à distance est encadré par le code du travail et les accords signés entre la direction et les organisations syndicales. Ces derniers précisent généralement plusieurs points clés tels que : le nombre de jours maximum par semaine, les conditions matérielles, le rôle du management… Selon que les points concernent les éléments substantiels du contrat de travail, ils font l’objet d’un avenant.
Ces accords répondent souvent à des difficultés quotidiennes comme l’éloignement du domicile au lieu de travail. La crise du logement et des transports, le souci d’un autre équilibre vie privée-vie professionnelle ont multiplié, ces dernières années, leur nombre.
Des salariés de différentes catégories (cadres, techniciens, assistants), en particulier celles et ceux dont les fonctions et tâches sont servies par une autonomie technique, ont pu bénéficier de cette possibilité d’avoir un double cadre physique de leur exercice professionnel.
Pendant le confinement, le travail à distance est apparu comme un moyen rendant possible la poursuite de toute une partie de l’activité économique.
Le patronat et les directions n’ont pas tardé à s’intéresser de près à l’efficacité de cette solution à grande échelle et les gains qu’elle permettrait de dégager.
L’économie sur les frais fixes de fonctionnement courant en premier lieu, ceux qui concernent la gestion de l’immobilier : locations ou remboursement de prêts, assurances, équipement numérique, entretiens des locaux, services divers, restauration collective, etc… en bref le montant des charges par salarié au mètre carré, auxquels l’on doit ajouter les emplois des services d’accueil, de gardiennage, de sécurité- - lorsque ceux-ci n’ont pas déjà été externalisés.
A ces services directement liés à la gestion des espaces de travail dans l’entreprise, s’ajoute en deuxième lieu le volume d’emplois qui tirent leur existence de l’unicité du lieu de travail et de l’exercice hiérarchique. Les managers intermédiaires, qui tirent une partie de leur action de contrôle et de suivi in situ, sont concernés par ce process de distanciation qui réduirait de beaucoup leur rôle sinon leur légitimité et, de fait, le temps de travail que cela représente.
Au total, il semble patent qu’une extension massive du travail à domicile produirait des économies substantielles pour les entreprises avec un impact significatif sur le volume d’emplois.
Personne ne peut prédire la pérennité d’une telle organisation pour chaque type d’entreprise dans chaque secteur d’activité. Parmi les freins à cette stricte vision financière la crainte de l’éviction des savoir-faire et de la perturbation de la chaîne de création de valeur. Cependant une forme hybride massive (domestique/entreprise) engagerait déjà une possible réduction des coûts liés à l’espace occupé.
Dans ce système, les potentiels gains privés renforceraient inévitablement - à système économique et social constant-, le poids des inégalités sociales. Les écarts de confort domestique et de qualité de vie (surface, luminosité, bruit, connexion internet…) soulignent que nombre de salariés ne peuvent même pas imaginer travailler chez eux. L’entreprise comme lieu physique d’exercice d’un travail, présente une relative égalité théorique dans la définition des espaces car elle est conduite de respecter à minima des normes définies par le code du travail et les recommandations des organismes publics (surface/personne, sécurité, hygiène, luminosité, équipements collectifs …). Le dialogue social (en particulier dans le cadre des CHSCT) a pu produire, pour ces sujets, de nombreuses améliorations sur les questions de santé et de bien-être au travail pour chacun.
En imaginant que l’entreprise considérera de sa responsabilité ou de son intérêt d’aider à aménager les lieux personnels du salarié, cela ne changerait rien des conditions structurelles de l’habitat de chacun : on peut aménager un bureau, on ne peut pas pousser les murs …
Cet aspect se double de la possibilité que cet épisode de travail massif à domicile enclenche une nouvelle phase de l’individualisation du travail au travers la promotion idéologique de la liberté de chacun de travailler à son rythme, à l’endroit qu’il souhaite, message politique qui tendrait à redéfinir les termes du rapport salarial en vigueur.
Cette représentation est, sous une autre forme, portée par le MEDEF au travers des « contrats de chantiers » ; elle répond également aux codes politiques des Libertariens. Elle n’est pas sans lien avec les modèles sociaux des entreprises de la Silicon Valley dont les impacts tel que l’explosion des inégalités, la pauvreté ou encore le taux de suicide, sont connus.
Dans ces conditions, le sujet délicat concernerait la gestion d’une organisation du travail stable et pérenne autour d’un salarié, devenant dans cette approche la condition centrale du renversement historique du lien de subordination, nécessairement autonome.
C’est là que le télétravail prend tout son sens car il représente un des termes de l’échange : contre une amélioration présumée des conditions de travail -voire l’enjeu d’une réduction de l’empreinte carbone (via la suppression des temps de transport journaliers), le processus de distanciation conduira à définir les conditions de l’autonomie, la responsabilisation pleine et entière du salarié dans l’exécution de la charge qui lui est confiée et ce quel que soit la qualité de son environnement pour y parvenir. Comment ne pas présumer que nous avons là un élément de bascule où le salaire deviendrait un prix, celui du temps directement productif, facturable par le donneur d’ordre ?
De fait, le pointage, la feuille de temps ou toute forme de contrôle horaire, - métrique historique du volume de tâches et bornes de la feuille de paye -, n’ont plus leur place dans cette organisation. La souplesse du temps de travail domestique efface la rigueur juridique du temps inscrit sur le contrat de travail et modèle les conditions d’une externalisation « douce ». La contrainte est transférée de l’employeur au salarié.
Ainsi, la gestion individuelle de l’espace-temps privé deviendrait-il le nouveau paradigme « post-salarial ». A chacune et chacun d’en définir les termes permettant de concilier au mieux vie professionnelle et vie privée. Ce cadre n’offre plus aucune visibilité pour les tiers : représentants du personnel, inspecteurs du travail, médecins, avocats voire managers. Les auto-entrepreneurs ont été les premiers à expérimenter cette organisation.
Dans ce cadre, pourquoi le travailleur autonome serait-il encore protégé par un contrat de travail réunissant des avantages collectifs (code du travail/branche/convention collective/accord d’entreprise) alors qu'il pourrait intervenir via un accord de droit commercial? Comment se garantir collectivement que les conséquences de la mondialisation et de la concurrence par les salaires - désespérément active- ne vont pas faire glisser « l’externalisation douce » vers une nouvelle étape de l’offshorisation? Comment agir pour qu’une idée porteuse de sens (une nouvel équilibre vie privée-vie professionnelle) ne devienne pas, au fil du temps, le cadre de la flexibilisation et la pire menace contre le salariat ?
Le contrat à CDI est tout à fait compatible avec une organisation du travail géographiquement hybride. Mais, en étant attentif aux déclarations du président du MEDEF et aux évolutions du monde du travail aux Etats-Unis (la projection est de 50% de travailleurs indépendants en 2027 contre 36% environ en 2017), il est permis de s’interroger sur les conditions de son maintien dans le temps car la définition du CDI que nous connaissons a été érigée dans le cadre du compromis social Fordiste.
Très récemment, les déclarations des entreprises Twitter et Facebook indiquent clairement la tendance : l’embauche de télétravailleurs à temps complet, sans accès aux locaux professionnels, des voyages professionnels interdits et des salaires qui pourraient évoluer en fonction du coût de la résidence d’occupation. Les intentions affichées : augmenter la productivité, réduire les coûts de structure et fidéliser, mais à quelles conditions ?
La crise économique qui vient risque d’engager un processus de restructuration particulier qui porterait ses ambitions au-delà des conséquences du coup d’arrêt brutal de la croissance mondiale.
Il est prudent de réfléchir au-delà des dividendes exceptionnels qui pourraient être réclamés par les actionnaires, aux conditions du nouvel ordre capitaliste, dont le modèle social serait inspiré par celui des GAFAM avec des cohortes de salariés rémunérés à la tâche, au projet, le dernier avatar de la flexibilisation des coûts.
Ainsi, après des décennies de rationalisation sur les achats, la fabrication et les stocks, les emplois… la nouvelle vague d’économies déjà annoncée pourrait engager, pour nombre de salariés, au-delà de la question de l’emploi, la redéfinition des conditions de leur travail et de ses éléments contractuels, dans des termes inégaux et des temps différents.
La promotion du télétravail ou travail domestique servirait alors de véhicule pour une transformation du rapport salarial.