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Billet de blog 31 octobre 2022

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SADAT, les ombres du Sultan Erdoğan

L’entreprise, fondée en février 2012 par l’ex-général de brigade (Tuğgeneral) de l’armée turque Adnan Tanriverdi, proche des Frères musulmans, ne cesse de fasciner. En pleine crise économique et à l’approche de l’élection présidentielle de 2023, le rôle de cet acteur obscur inquiète en Turquie.

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Adnan Tanriverdi (au milieu) lors d’un conseil d'administration de SADAT en 2012 © Page Facebook officielle de SADAT

Ni « une compagnie de sécurité privée, ni une armée privée ». C’est ainsi que les dirigeants de SADAT International Defense Consultancy (Sadat Uluslararası Savunma Danışmanlık) décrivent de manière très évasive les activités de l’entreprise. Officiellement, elle se spécialise dans le conseil, la formation militaire et le soutien logistique auprès des pays musulmans[1]. Dans les faits, il s’agit d’une société militaire privée (SMP) qui forme et emploie principalement des anciens soldats turcs[2] à des fins de mercenariat offensif. Ainsi, SADAT doit être considéré comme un outil de puissance pour la Turquie, dépassant les forces armées turques (Türk Silahlı Kuvvetleri - TSK). Un outil militaire privé qui élargit les capacités clandestines de l’Etat Turc et renforce la viabilité du double projet panislamiste et pantouraniste promu par Erdoğan. A ce titre, la SMP entretient des liens très étroits avec les forces de sécurité turques et particulièrement avec les services de renseignements du pays (MIT) avec qui elle coordonne ses actions. Elle emploie également des proxy dont des djihadistes syriens ou libyens, qu’elle forme au combat et dont elle finance les attaques dans des zones d’intérêts géostratégiques pour la Turquie comme la Libye, la Syrie ou le Haut Karabakh. Avec SADAT, l’Etat peut étendre son influence discrètement et à faible coût humain, financier et politique.

En plus de son action à l’étranger, c’est surtout son spectre d’action sur le territoire turc qui interroge. En effet, peu de temps après sa création, le groupe a pris une part importante au sein de l’appareil d’Etat, contribuant par la force à la protection des intérêts du régime de Recep Tayyip Erdoğan à l’intérieur du pays, qui nie son implication avec la société.  De fait, à l’approche des élections présidentielle de 2023, avec un contexte social marqué par une instabilité économique qui fragilise la position de l’actuel président candidat à sa réélection, le risque d’un coup d’Etat via les méthodes paramilitaires de la SMP inquiète l’opposition.  En mai 2022, le leader du parti d’opposition turc Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi ou CHP), Kemal Kılıçdaroğlu, dénonçait dans les médias la proximité du président Erdoğan avec l’entité paramilitaire et alarmait du risque qu’elle représentait pour la sécurité des élections.

Sondage de popularité conduit par l’Institut MetroPOLL, le président Erdoğan n’arrive que 4ème dans ce classement après les maires d’Ankara et d’Istanbul © Institut MetroPOLL

Une entreprise idéologique au service de la protection personnelle d’Erdoğan 

Pour Michael Rubin, ancien fonctionnaire du Pentagon et chercheur à l’American Enterprise Institute, SADAT agit sur le plan national comme la milice personnelle du président Erdoğan. Elle a pour rôle d’assurer la loyauté politique des Turcs envers leur régime. Selon lui, les missions de la SMP sont comparables à celles des Gardiens de la Révolution iranien (Pasdarans[3]), une description aujourd’hui soutenue par la construction même de SADAT.

Tout d’abord, la culture d’entreprise adoptée par SADAT est axée autour des idées politiques et des valeurs islamistes prônées par Erdoğan et son parti, le Parti de la Justice et du Développement (AKP). Dans une interview à Akit TV en décembre 2019, le fondateur de la SMP, l’ex-général de brigade Adnan, poussé à la retraite de l’armée en 1996 pour sa proximité avec l’islamisme, affirmait que l’objectif de SADAT est « d’ouvrir la voie au Mahdi[4] tant attendu, que le monde musulman tout entier attend. » Des idées qui se retrouvent également dans le discours de son fils, Ali Kamil Melih Tanriverdi, actuel PDG du groupe, qui assure dans une vidéo obtenue par Nordic Monitor que SADAT n’a pas été créée pour faire de l’argent, mais bien pour accompagner Erdoğan dans son projet politique, car il représente « la voie du progrès pour la Turquie ». Ce dernier étant selon lui le garant de l’évolution de la Turquie « d’une puissance régionale à une puissance de puissance globale ». D’ailleurs, les mercenaires turcs employés par SADAT sont principalement des ex-militaires précédemment exclus de l’armée pour leur proximité avec l’islamisme. Une fois recrutés, ces derniers doivent suivre les idéaux politiques et les principes religieux du parti présidentiel. SADAT promeut également la rhétorique anti-occidentale et pro-palestinienne du président Erdoğan. Sur la version arabe et turque de son site internet, les occidentaux sont décrits comme des « impérialistes » et des « croisés ».  D’après le journal américano-israélien Jewish Syndicate, Adnan Tanriverdi aurait également déclaré lors d’une conférence organisée par l'Union des ONG du Monde Islamique sur le thème des discriminations ethniques en Israël que « le monde islamique devrait préparer une armée pour la Palestine depuis l'extérieur de la Palestine. Israël doit savoir que s'il bombarde [la Palestine], une bombe tombera également sur Tel Aviv ».

Par la suite, la SMP s’adonne à la répression politique au profit du président Erdoğan. Selon l’ancien ministre turc de l’Intérieur, Meral Akşener, membre de l’opposition laïque, SADAT se charge de la formation de milices pro-gouvernementales dans des camps d'entraînements à Tokat et Konya afin de faire barrage à toute velléités dans les rues contre le président turc. Elle aurait notamment joué un rôle prépondérant dans la répression du putsch militaire de 2016. Sur des vidéos de citoyens turcs publiées sur les réseaux sociaux, et plusieurs témoignages télévisés, des personnels présumés de SADAT présent parmi les soldats turcs sont accusés d’avoir égorgé des opposants et tirer à balles réelles  sur l’un des 3 ponts du détroit du Bosphore.

SADAT offre également des services et des formations de répression politique aux forces de sécurité nationale et mène des actions clandestines (enlèvements, tortures, assassinats) à l’étranger contre les opposants au régime présidentiel en exil. Elle serait notamment responsable de l’enlèvement fin mai 2021 au Kenya de Selahaddin Gülen, neveu du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’être responsable du putsch militaire de 2016 visant à renverser Erdoğan.

Selon Yanarocak et Spyer, chercheurs du Jerusalem Institute for Strategy and Security, qui citent la presse turque, les clients domestiques de SADAT incluent l'unité spéciale des forces de police turques (Polis Özel Harekat - PÖH, en turc, également connue sous le nom d’« Esedullah » ou les lions de Dieu), les nouveaux gardiens de quartier armés (Bekçi, en turc) qui agissent contre toute menace potentielle dans les rues pour Erdoğan et la nouvelle garde présidentielle connues sous le nom de « renforts » (Takvi, en turc). Pour Suat Cubukcu, chercheur à l’American University, la SMP est au cœur d’une structure paramilitaire nationaliste et pro-Erdoğan, composée de gangs, de groupes mafieux, et d’organisations armées ultranationalistes, qui s’est progressivement construite pour qu’Erdoğan conserve son pouvoir sur la vie politique et religieuse turque.

Enfin, la SMP dispose d’une immunité en Turquie et ne peut être interrogée par l’opposition sur ses activités.

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Selahaddin Gülen, pris en photo par les services de renseignements turcs après son extraction du Kenya en 2016 © MIT

Le poids considérable de SADAT au sein de l’institution militaire

Le coup d’Etat de juillet 2016, qu’Erdoğan qualifie de « cadeau de Dieu », est une date charnière de l’histoire moderne turque. Tandis que la dérive autoritaire du président s’accentue davantage, avec une purge de 100 000 fonctionnaires remplacés par des loyalistes à Erdoğan, SADAT est infiltré dans l’appareil politique turc avec le concours du président. C’est en particulier l’institution militaire, vitale pour changer le rapport de force politique dans le pays en faveur du président Erdoğan [5], qui est largement pénétré par le groupe pour mettre fin à la tradition séculariste des forces armées. Depuis la fin du parti unique dans les années 60 et notamment l’arrivé des parties kurdes et islamistes, l’armée kémaliste c’est auto-attribué le devoir de protéger les valeurs laïques et le modèle social occidental contre ces nouveaux « ennemis de l’intérieur ».  Sous couvert de cette responsabilité, elle s’est lancée dans un cycle de coup d’Etat (1950, 1960, 1971, 1980, 1997, 2016) pour endiguer toutes menaces au modèle kémaliste. Dans la réalité, l’armée, ultranationaliste et conservatrice, est devenue la protectrice d’un système de classe et défend avant tout les privilèges et la domination d’une élite, dont elle-même fait partie, appelés les « Turcs blancs », une classe de Turcs riches, occidentalisé et laïc. Pour Yanarocak et Spyer, SADAT, l’AKP et surtout Erdoğan ont désormais pris contrôle de l’Etat profond turc (Derin devlet, en turc).

Adnan Tanriverdi, nommé conseiller sur la politique étrangère et la sécurité d’Erdoğan après le coup d’Etat, détient malgré sa démission en 2020[6], un poids décisionnel considérable dans l’appareil politique turque. D’après le journaliste Turc Zefer Yoruk, c’est lui qui aurait conseillé à Erdoğan de transitionner d’un régime parlementaire vers un système présidentiel. Et pour Johnatan Spyer, les activités de la SMP « témoignent à la fois de la nature changeante de l'État turc et du processus par lequel le pouvoir et l'influence sont actuellement construits et maintenus au Moyen-Orient. » 

Grâce à sa position, le fondateur de SADAT va être l’architecte d’une transformation profonde de l’Etat turque par une islamisation de son armée. A nouveau sur ses conseils, les académies militaires, piliers du modèle laïc, sont remplacées par une National Defense University (Milli Savunma Üniversitesi, en turc). Désormais, l’armée recrute directement de jeunes religieux passés par les lycées imam hatip[7]. Et les cadres de SADAT siègent désormais à des jurys d’examens d’officiers supérieurs, comme l’a reconnu le ministère de la Défense turc. Ces derniers favorisant logiquement les militaires proches de leurs idéaux. Par ailleurs, la position d’Adnan Tanriverdi lui octroie des privilèges immenses, puisqu’il siège désormais au plus haut niveau des réunions aux côtés du patron du renseignement turc (MIT), Hakan Fidan . Selon certains, il aurait même plus d’influence que le commandant des forces armées turques (TSK).

Cela se confirme selon le journaliste turc Abdullah Bozkurt, par le fait que SADAT, dont le Quartier Général se situe désormais dans le palais présidentiel, dirige l’opération syrienne menée par les rebelles soutenues par la Turquie. Même les ordres de cible sont fournis par le personnel de SADAT.

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Adnan Tanrıverdi, deuxième en partant de la droite, siège aux côtés du chef du renseignement Hakan Fidan lors d'une réunion de sécurité présidée par Erdogan, à Ankara, en 2018. © Kayhan Ozer/Présidence Turque

Un pari risqué pour Erdoğan ?

Ainsi, le poids de SADAT dans l’appareil d’Etat provoque l’inquiétude de la part de certains officiers. En effet, sans pour autant être une entité gouvernementale, SADAT participe à l’agenda géopolitique et politique du président Erdoğan. Une relation qui bénéfice pour le moment aux deux acteurs. 

Pour le président Erdoğan, SADAT est un moyen de contourner les contraintes constitutionnelles et démocratiques au sein de son pays. Enlèvements et assassinats par la SMP des opposants politiques, ainsi que la formation de groupes paramilitaires nationalistes et d’unités de police pro-Erdoğan, sont autant de méthodes utilisées par le gouvernement dans le cadre d’une stratégie indirecte pour réprimer et encadrer l’opposition. Plus largement, la présence de Tanriverdi et de son entreprise au sein de l’armée est stratégique pour le camp islamo-conservateur incarnée par Erdoğan afin de changer durablement le rapport de force politique au sein du pays.

En s’infiltrant au sein des structures étatiques, SADAT détient aujourd’hui une véritable influence décisionnelle sur la conduite de la politique sécuritaire turque. Tout d’abord, une influence au sein des armées, notamment sur les recrutements, mais aussi sur le déroulement des opérations militaires. Ce qui lui procure par la suite une influence économique par une dépendance du gouvernement à son égard pour son expertise, renforçant un quasi-monopole de SADAT sur la fourniture de services de sécurité, et de fait accroît ses bénéfices. 

Pour le moment, SADAT assure la protection politique d’Erdoğan, de son idéologique et de sa vision géopolitique et religieuse pour la Turquie en échange d’une influence au sein de l’Etat, d’un portefeuille de compétence élargit et d’un blanc-seing sur ses activités. Mais que se passerait-il si l’Etat ne respectait plus cette ligne politique ?

Le destin de SADAT est-il de devenir un avatar moderne des janissaires, garde des sultans ottomans dont le président Erdogan ne cache pas sa nostalgie ? Ce corps qui a fini par être « la terreur des sultans eux-mêmes et une perpétuelle menace de ruine pour le pays ». L’ancrage de SADAT au sein du pouvoir créé une problématique structurelle pour le pouvoir en Turquie. Le président Erdoğan doit aujourd’hui composer avec une épée de Damoclès. Sa garde prétorienne, dont il a lui-même contribué à renforcer les pouvoirs, peut le pousser dans une fuite en avant, vers une radicalisation toujours croissante de sa politique intérieure et extérieure, au risque d’être renversé. 

Jacques Margeret, analyste géopolitique

Nota bene : 

[1]  Enregistré officiellement comme entité commerciale au numéro 8015 de la Turkish Trade Registry Gazette

[2] L’entreprise emploi également des mercenaires turcophones tel que des Azéris.

[3] Le corps des gardiens de la révolution est un organe paramilitaire institutionnel « chargé de protéger le système de la République islamique » et de sauvegarder « les acquis de la révolution islamique » selon l'article 150 de la Constitution.

[4] Il s’agit de la figure messianique de l’islam sunnite et des adeptes du rétablissement d’un califat destiné à dominer l’humanité

[5] Le système du kadrolasma  permet au président de mettre en place des cadres loyalistes dans les institutions. 

[6] Adnan Tanriverdi démissionne de son poste de conseiller en janvier 2020 en raison de sa déclaration sur SADAT comme outil pour ouvrir la voie au retour du Mahdi tenu lors en décembre 2019 lors du 3ème congrès de l’organisation islamique. Mais sa démission n’est qu’une façade pour certains analystes. 

[7]  Une école imam hatip est un établissement d’enseignement secondaire professionnel public, destiné à la formation des personnels religieux musulmans. 

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