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Billet de blog 9 novembre 2014

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"L'idée la plus stupide du monde" et comment ne pas en sortir... ou peut-être que si

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A l’heure où certains économistes produisent de sombres diagnostics sur la « grande stagnation » dans laquelle nous serions entrés, on pourrait aussi parler d’une autre stagnation : celle des idées dominantes. Alors que, dans les années 70 et 80, le passage du keynésianisme au néolibéralisme s’était fait de façon assez dynamique et structurée, une idéologie très cohérente étant appropriée progressivement par les élites dirigeantes, leur fournissant un cadre alternatif complet et prêt à l’usage pour remplacer le précédent, nous assistons aujourd’hui, chez certains de ses porteurs, à un craquèlement, voire à une décomposition de ce discours, mais sans qu’aucune alternative cohérente ne parvienne à s’imposer à ce niveau. D’où, chez les « penseurs de marché » les plus autorisés, l’impression de pathétique sur-place que donne l’alternance entre une répétition de moins en moins convaincue des dogmes et l’expression de doutes, voire de critiques qui, faute de se fonder sur quelque chose de plus solide qu’un vague malaise, ne débouchent sur rien.

On a pu en voir ces derniers mois un bel exemple avec les attaques lancées par Martin Wolf et James Saft contre la « valeur actionnariale »[1], qualifiée d’ « idée la plus stupide du monde » par l’ancien président de GE Jack Welch. Le premier, éditorialiste en chef du Financial Times et vieil habitué du Forum de Davos, puis le deuxième, éditorialiste de Reuters publié dans l’International New York Times, ont donc attaqué un des piliers du néolibéralisme : le dogme de la « création de valeur pour l’actionnaire », qui énonce que l’entreprise doit être la chose des actionnaires, ceux qui, faute d’être protégés par des contrats comme les autres parties prenantes, portent le « risque résiduel », ce qui justifie qu’ils n’investissent que si leur prééminence est assurée via les mécanismes disciplinaires du « gouvernement d’entreprise ». Figurent en bonne place dans ces mécanismes dans les sociétés cotées les stock options, qui assurent que les intérêts des dirigeants sont bien alignés sur ceux des actionnaires.

Leurs critiques ne sont pas d’une originalité débordante : court-termisme désinvolte des investisseurs, obsession du cours de Bourse et de tout ce qui peut le faire monter chez les dirigeants, tout cela conduisant à la « tyrannie du résultat trimestriel », qui doit bien sûr « battre les attentes » des analystes et satisfaire les agences de notation, et à de massifs programmes de rachats de leurs propres actions par les sociétés cotées entraînant un notoire sous-investissement qui augure mal de leurs perspectives de long terme. Rien de nouveau : les ravages du « quarterly report » et des « share buybacks » ont été maintes fois décrits, par exemple par Michel Albert il y a plus de vingt ans[2], mais aussi par quelques grands patrons quelque peu marris de se voir bousculer par l’ « opinion du marché »[3].

Bien, mais que faire ? Si on regarde bien ces articles, mais aussi par exemple le post de blog de Steve Denning qui rebondissait sur l’article de Martin Wolf[4], on reste dubitatif. Prenons le cas de Denning, qui s’est soucié de développer un peu plus le sujet. Cet éminent gourou du management (plus exactement un « global leader » dans le « leadership storytelling », il se présente ainsi…), ancien dirigeant de la Banque Mondiale, dont le blog est hébergé sur le site de Forbes, tonne à longueur de colonnes contre la dévotion à l’actionnaire et ses ravageuses conséquences de tous ordres (sous-investissement, délocalisations, déstructuration de communautés entières, accroissement des inégalités…). Tout cela pour aboutir à quoi ? A dire qu’il faut redonner à l’entreprise l’objectif que lui assignait Peter Drucker : servir l’intérêt du client, produire de la valeur pour le client. Et, pour ce qui est des mesures plus précises à prendre d’urgence, interdire les rachats d’actions et limiter fortement, voire interdire les stock options. A côté de vœux pieux : il faudrait retrouver le souci du long terme, il faudrait revoir la gouvernance pour, peut-être, mieux représenter les salariés etc. On peut tout de même remarquer que, si cela peut limiter quelque peu les conséquences de la domination de la finance de marché, cela ne s’attaque pas aux structures, en particulier au fonctionnement même des marchés financiers et à la façon dont les firmes y sont valorisées.

Alors, du bruit pour pas grand’chose ? A première vue, oui, mais il faut nuancer ce constat. L’intérêt de ces textes est assez limité sur le fond, qui n’a certes rien de nouveau, mais il y a tout de même deux remarques à faire sur les lieux de publication et sur les prolongements possibles de ce type d’approche.

Remarquons en effet, tout d’abord, que ce genre de propos, qui n’a strictement aucune chance d’avoir un effet réel quand on le trouve formulé dans Le Monde Diplomatique (dont les lecteurs sont déjà plus que convaincus), en a tout de même quelques-unes dans le Financial Times ou la Harvard Business Review.

Et ensuite que dire qu’il faut mettre au premier plan la satisfaction du client et non celle de l’actionnaire n’est peut-être pas une idée si banale ou innocente, pour peu que l’on change quelque peu l’angle d’approche. Ce qui fonde la cohérence logique et normative de l’ordre marchand ou, pour parler comme Boltanski et Thévenot, de la « cité » marchande, c’est l’accord sur des objets dotés d’utilité, c’est le fait que tous convoitent des objets désirables. Et, si l’on déplace le focus d’une réflexion sur la nature de la firme à une réflexion sur la nature de l’actif financier, on remarquera que ce dernier ne saurait être un objet de désir en lui-même. Ce n’est qu’une promesse de revenu futur incertain, et on peut aussi le conceptualiser autrement en insistant sur sa nature de fait duale : à la fois promesse de revenu futur et « objet représentatif » d’une firme, donc d’un collectif. Sorti, par ce travail conceptuel, du monde des objets désirables par un client, l’actif financier sort du champ d’application légitime du marché et du champ des objets d’intérêt primordial pour la firme, pour entrer dans un autre champ, celui du mode de valorisation, non d’objets désirables, mais de collectivités humaines, ce qui permettrait d’en venir à la façon dont ces dernières peuvent intervenir sur la façon dont on leur donne un prix. Mais ceci est une autre histoire…


[1] M. Wolf, « Opportunist shareholders must embrace commitment », Financial Times, 26/08/2014 (check). J. Saft, “Maximizing stupidity for shareholders”, International New York Times, 29/10/2014.

[2] Dans « Capitalisme contre capitalisme », paru en… 1991.

[3] Un exemple ? Claude Bébéar, dans « Ils vont tuer le capitalisme » (avec Philippe Manière), paru en 2003.

[4] S. Denning, “The Financial Times slams « the world’s dumbest idea »”, 02/09/2014. http://www.forbes.com/sites/stevedenning/2014/09/02/the-financial-times-slams-the-worlds-dumbest-idea/ Et aussi , plus récemment, « The unanticipated risk of maximising shareholder value », 14/10/2014. http://www.forbes.com/sites/stevedenning/2014/10/14/the-unanticipated-risks-of-maximizing-shareholder-value/

On peut noter aussi l’impact de livres publiés par deux autres éminents “gourous du management”: Roger Martin, Fixing the game, Harvard Business Review Press, 2011, et Colin Mayer, Firm Commitment, Oxford University Press, 2013.

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