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Billet de blog 29 avril 2020

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Selon l'épistémologie*, dans une science du réel, pas de certitude, pas de preuve

Je vous présente les bases de l'épistémologie* contemporaine : comment Karl Popper caractérise une science, puis comment Thomas Kuhn voit la transition d'une théorie vieillissante vers une nouvelle théorie. Tout ceci met l'accent sur les aspects provisoires d'une théorie scientifique d'un objet réel. Dans une science du réel, il n'y a pas de certitude, pas de preuve, en somme pas de sécurité.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

* L'épistémologie est la philosophie des sciences, elle guide la recherche scientifique.

Pour se comporter dans son environnement, l'humain a toujours eu besoin de se le représenter. Il n'a pas d'accès direct à cet environnement, il a un accès indirect par l'intermédiaire de ses représentations, des histoires qu'il se raconte sur cet environnement, histoires transmises par sa culture et mémorisées. Les théories scientifiques sont issues de ces représentations, partagées avec les autres humains, mises à l'épreuve du réel, avec méthode.

Comment caractériser une science ?

Karl Popper (1902-1994) a proposé de caractériser ainsi une science :
     - Ce que produit une science, c'est un discours sur un objet du réel
            (un discours, une histoire, une représentation, une théorie de cet objet du réel).
     - Une science ne dit pas une vérité absolue sur un objet du réel.
     - Une science dit seulement une hypothèse provisoire (et locale) sur cet objet
            (une hypothèse limitée dans le temps et dans l'espace).

Pour faire une hypothèse, il a fallu observer, puis tenter une généralisation, avec imagination et créativité. Dans une hypothèse, il y a du "peut-être que ...", du provisoire, il y a de l'incertitude.

D'où vient une théorie scientifique ? C'est une invention humaine, située dans un temps et un espace particuliers, en rapport avec une culture, une civilisation, une époque.

Comment évaluer une théorie ? Comment savoir si elle est "bonne" ?
Une théorie est à évaluer selon son rapport avec l'objet réel qu'elle théorise : une "bonne" théorie aide à bien penser son objet, et à agir efficacement sur cet objet. Nos actions sont guidées par nos théories, avec plus ou moins d'efficacité.

Pour illustrer et comprendre les propositions de Popper, un exemple classique est la théorie du cygne blanc :

     Je rencontre souvent des cygnes blancs, et ils sont toujours blancs.
     Alors je pense : tiens, tous les cygnes sont blancs. J'ai observé, et j'ai tenté une généralisation.
     C'est ma vérité provisoire, ma représentation de ce phénomène, mon hypothèse, ma théorie.
     Tant que tous les cygnes que je rencontre sont blancs (confrontation de la théorie avec son objet avec une expérience), ma théorie reste valide, provisoirement (Popper dit qu'elle est corroborée par l'expérience).
     Mais si je rencontre un seul cygne noir, une seule expérience contraire à ma théorie, (Popper dit que ma théorie est falsifiée par cette expérience), alors je dois abandonner ma théorie ou l'élargir : tous les cygnes sont blancs ou noirs.

(NB : Popper donne un critère pour qu'une théorie soit scientifique : elle doit être falsifiable. Cela revient à donner un critère de lien entre une théorie et son objet, le critère que l'expérimentation soit possible.)

À partir de là, on peut tout à fait avoir plusieurs théories du même objet, successivement ou en même temps (ce sont des angles de vue différents sur un même objet).
Voici un exemple historique des théories successives de la Terre (l'objet réel de cette théorie) dans notre civilisation :

    - la Terre est plate
    - la Terre est sphérique au centre de l'univers, et le Soleil tourne autour de la Terre
    - la Terre est sphérique et elle tourne autour du Soleil, qui est fixe au centre de l'univers (c'est l'apport de Copernic)
    - le Soleil est une étoile de notre galaxie, une étoile parmi des milliards d'étoiles, une galaxie parmi des milliards de galaxies.

Les théories successives représentent de mieux en mieux leur objet. À chaque époque, elles sont adaptées pour penser un objet et agir dessus. On voit ici l'aspect provisoire, historique d'une théorie, autrefois et aujourd'hui.   

À l'époque où la théorie de la Terre était  la Terre est plate, tout le monde croyait de bonne foi que la Terre était plate, et l'action guidée par cette théorie était efficace dans la mesure où les voyages étaient rares et suffisamment locaux.

Aujourd'hui, comme de tous temps, l'humanité conduit ses actions avec des théories suffisamment en relation avec le réel pour que la vie soit possible. Quand des théories conduisent à des actions trop inadaptées au réel, l'humanité apprend en changeant ses théories. Cela peut bien sûr nous arriver aujourd'hui.

Comment se fait la transition d'une théorie vieillissante vers une nouvelle théorie ?

Thomas Kuhn (1922-1996) a proposé une théorie de l'évolution des théories scientifiques, basée sur l'histoire des sciences :

     - D'après Thomas Kuhn, cette évolution est discontinue : c'est un basculement de consensus parmi les scientifiques du domaine, basculement d'une théorie vieillissante vers une nouvelle théorie, qui alors la remplace rapidement (dans les publications, dans les enseignements, dans l'action sur son objet).
     - Cela se produit quand une théorie vieillissante subit des échecs manifestes dans la manière dont elle guide l'action sur son objet, et qu'une nouvelle théorie propose de nouvelles compréhensions et de nouveaux modes d'actions plus efficaces sur cet objet.

Ces basculements peuvent aussi prendre du temps. Par exemple, l'Église Catholique a mis trois siècles pour accepter l'héliocentrisme de Copernic, il lui a fallu du temps pour se désidentifier du géocentrisme, pour en faire le deuil en somme.

En somme, les théories scientifiques naissent, vivent, et meurent.
Les théories scientifiques d'aujourd'hui sont toujours en évolution.

Que peut-on prouver scientifiquement ?

Une science d'un objet réel ne prouve jamais rien sur cet objet.
Popper nous dit qu'elle propose seulement une théorie provisoire qui guide provisoirement la compréhension de cet objet et l'action sur cet objet, mais sans vérité absolue, sans sécurité absolue.

La notion de preuve existe bien en mathématiques (science sans objet du réel), mais attention, c'est une preuve toute relative, toute locale à cette théorie mathématique :

     Une démonstration mathématique est une suite de déductions à partir d'hypothèses premières (appelées axiomes de cette théorie mathématique) : cela signifie que, si on fait comme si ces hypothèses étaient vraies, alors la conclusion de la démonstration est vraie, on dit qu'on a démontré, prouvé la conclusion.
     Mais il faut comprendre que ce vrai est local à cette théorie mathématique.

Exemple de vrai local à une théorie mathématique : la proposition  2 droites parallèles ne se coupent pas  est vraie dans le cadre de la géométrie plane (pensée sur un plan, une terre plane, une Terre plate), mais elle est fausse dans le cadre d'une géométrie sphérique (pensée sur une sphère, une Terre sphérique).

Mon monde correspond-il au monde réel ?

Vous connaissez l'expression : il est dans son monde, son monde étant différent du monde réel, et différent de mon monde. Chacun de nous a sa propre représentation du monde, son propre monde. C'est un peu notre théorie personnelle du monde réel, construite au long de la vie, à partir d'un milieu, d'une éducation, d'une culture, d'une histoire personnelle.

Il est crucial (et apaisant) de savoir que, de manière naturelle, mon monde est différent de ton monde, car ce sont nos représentations propres, car nos deux mondes sont naturellement différents (car nos histoires personnelles sont différentes), et ce sont des représentations approchées du monde réel, suffisantes pour guider notre action.

Mon monde est différent de ton monde, et aucun de nous deux n'a raison ou tort.
De nombreux conflits ont eu pour origine la croyance que mon monde étant le monde, il devait aussi être ton monde.

D'où vient ce besoin généralisé actuel de vérités absolues par les sciences ?
Est-ce une recherche de sécurité dans un monde en mutation ultra-rapide ?
La sécurité intérieure n'est pas dans les sciences.

Jacques Vergne

PS1 : Mes maîtres en épistémologie sont classiques : Karl Popper, Gaston Bachelard, et Thomas Kuhn, qui sont aussi les références d'Edgar Morin. Je les ai lus, appris, enseignés à l'université, et pratiqués dans mes recherches.

PS2 : Ce présent billet est une étape préparatoire et nécessaire pour un prochain billet où je vais évoquer plusieurs théories d'une pandémie. La question de la méthode scientifique est cruciale pour penser lucidement les sciences.

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