Jadek

Abonné·e de Mediapart

1 Billets

0 Édition

Billet de blog 4 septembre 2022

Jadek

Abonné·e de Mediapart

Le péril méritocratique selon Michael Sandel

La nomination de Pap Ndiaye en tant que ministre de l’Education nationale a été une surprise pour bon nombre d’observateurs de la vie politique. Cette satisfaction initiale est cependant rapidement retombée, en raison d'une phrase prononcée par le ministre : « je suis un pur produit de la méritocratie républicaine ».

Jadek

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La nomination de Pap Ndiaye en tant que ministre de l’Éducation nationale a été une surprise pour bon nombre d’observateurs de la vie politique. Le choix du président de la République porté sur un historien, spécialiste du racisme, était particulièrement bienvenu, spécialement à la suite du long mandat autoritaire de M. Blanquer. Cette satisfaction initiale est cependant rapidement retombée, car sans même évoquer les propos honteux et caricaturaux tenus par les représentants de la droite et de l’extrême droite, M. Ndiaye a prononcé une phrase, déjà maintes fois relevée : « je suis un pur produit de la méritocratie républicaine1 ».

C’est une grande déception pour certains, car pour se revendiquer comme un fruit de la méritocratie, il est impératif de croire que la hiérarchisation et le tri social opéré par l’institution scolaire est légitime. L’organisation sociale actuelle serait donc le reflet du seul « mérite », dit autrement, la société serait d’une parfaite justice sociale. Chacun des individus aurait donc eu une occasion égale d’arriver aux plus hautes fonctions, étatiques et économiques, les positions sociales ne dépendraient alors que de la volonté des individus, de leur « goût de l’effort » et de leurs « talents ». Les limites de cette idéologie sont connues, surtout en France, où les chercheurs travaillent depuis longtemps sur les reproductions sociales de notre système scolaire2. M. Ndiaye, en tant que fils d’ingénieur et de professeur, en est une illustration ; il n’est pas le produit de la méritocratie républicaine mais plutôt un archétype de la reproduction sociale et de son cursus honorum.

Cette croyance en un ordre socio-politique fondé sur le mérite est en outre particulièrement dommageable à notre société, car c’est un système qui place une lourde responsabilité à l’échelle individuelle. Les individus sont en effet considérés comme uniques responsables de la situation sociale dans laquelle ils se trouvent, qu’elle soit négative ou positive. La méritocratie est ainsi invoquée dans beaucoup de pays du monde pour justifier des situations sociales diversifiées. C’est pourquoi il est important de s’interroger sur l’origine d’un tel système de légitimation de l’ordre social et dans quelle mesure il est une menace à notre système politique démocratique. Ce présent billet s’appuie notamment sur les travaux du philosophe Michael Sandel, qui a travaillé sur la notion de méritocratie aux Etats-Unis3.

Le système méritocratique est en réalité très ancien. Mais, originellement, il n’avait pas pour sujet la vie terrestre des êtres humains. En effet, au Moyen-Âge, les médiévaux croyaient que c’était Dieu qui décidait du positionnement social des individus dans la société des trois ordres ; c’est ce que les historiens nomment la trifonctionnalité4, une division des tâches en trois pôles sociaux, les oratores (ceux qui prient), les bellatores (ceux qui font la guerre) et les laboratores (ceux qui travaillent). Ce n’est donc pas dans cette conception sociale stratifiée qu’il faut chercher les origines méritocratiques, mais dans les interprétations chrétiennes et médiévales des intentions divines. Car c’est aussi Dieu qui récompensait les comportements positifs, par la richesse ou par une bonne récolte, comme Il punissait les hommes pour leurs péchés, par la maladie ou les défaites militaires. Le mérite n’était donc pas une ressource individuelle, il était considéré comme une récompense divine.

C’est d’ailleurs cette représentation qui mène à des comportements cruels envers certaines victimes. Comme Dieu est juste, il ne punit pas les hommes et les femmes impunément. Ainsi, une souffrance qui s’abat sur une personne peut susciter la croyance chez ses congénères que la victime « l’a bien cherchée ». Cela m’éloigne quelque peu du sujet, mais permettez-moi cette digression ; car cette façon de penser se perpétue en notre temps : lorsqu’une femme est victime de viol, on peut lire qu’elle l’avait sûrement provoqué par son comportement ou sa tenue. Lorsqu’un manifestant perd son œil ou sa main, on peut également lire qu’il n’avait pas à se trouver là. Cette façon de penser traduit une croyance archaïque qui sous-entend que chacun a ce qu’il mérite en conséquences de ses actions. Cette interprétation se fait d’ailleurs au contre-sens d’un passage biblique, dans lequel Job subit des événements malheureux au cours de son existence ; celui-ci est pourtant vertueux dans son comportement et ses actes. Il est malgré tout blâmé par ses contemporains, car suspect de mériter ce qui lui arrive. C’est alors Dieu, Lui-même, qui renonça à cette logique de s’attaquer aux victimes, affirmant que tout événement n’arrivait pas systématiquement comme une récompense ou une punition du comportement humain5. Après tout, les voies du Seigneur ne sont-elles pas impénétrables pour l’entendement humain ?

Au XVIe siècle, c’est précisément une partie des reproches que font Luther et les protestants au catholicisme. Pour eux, Dieu était inaccessible aux êtres-humains ; c’est-à-dire qu’il était impossible pour un humain d’avoir cette capacité interprétative des intentions divines, de ce que Dieu pouvait juger comme bon ou mauvais. L’inaccessibilité de la compréhension de Dieu par les humains s’est traduite dans la doctrine protestante de la prédestination. Celle-ci s’est construite en opposition à la conception catholique méritocratique. Pour la religion catholique, ce sont en effet les actions terrestres qui justifient votre entrée au paradis, votre attente au purgatoire ou votre descente en enfer. C’est tout le contraire de la prédestination protestante, dans laquelle il n’y a aucune influence humaine dans la décision divine de vous autoriser ou non l’accès au paradis ; vous êtes pré-sélectionné ou vous ne l’êtes pas et peu importe vos actions terrestres. L’influence calviniste a ensuite ajouté l’éthique du travail à la prédestination, alliant épargne et discipline. C’est l’idée que le protestant se devait de travailler beaucoup, mais de peu consommer. Progressivement et lentement, la richesse est devenue un signe d’élection divine aux U.S.A, fruit de la récompense du travail et donnant corps à l’idée que Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Dit autrement, et caricaturalement, chacun est responsable de son sort, les riches sont méritants, ayant le goût de l’effort. Ils s’opposent alors aux pauvres, demeurés comme tels puisque paresseux.

Voici donc l’origine méritocratique ; elle est d’essence religieuse, mais elle a été laïcisée par nos sociétés contemporaines. Selon le philosophe Michael Sandel, le terme même de « méritocratie » a été employé pour la première fois par Michael Young, un membre du parti travailliste anglais, qui a théorisé ce terme dans un essai : The rise of meritocracy, en 19586. Young percevait négativement la méritocratie, comme un danger pour nos sociétés démocratiques. Car elle développait la croyance chez les classes dominantes que leur réussite était le fruit de leur seul mérite, limitant leur capacité au doute et à l’introspection, renforçant leur assurance au risque de la transformer en de l’arrogance. De nos jours, les classes dominantes sont en effet persuadées que leur réussite n’est due qu’à leur seule compétence, leur « efforts » et leurs « talents ». Ce sont ces sacrifices antérieurs qui légitimeraient leur appartenance à une classe supérieure, or ce jugement est souvent le fruit d’un biais de résultat : un biais cognitif qui nous permet de juger notre prise de décision en fonction des résultats du processus plutôt que de la qualité du processus lui-même. Ces personnes omettent de préciser des facteurs non individuels qui ont contribué à leur réussite : comme la chance, l’assistance familiale, le réseau professionnel etc…

Cela mène directement à un comportement que Michael Sandel nomme « l’hubris méritocratique 7», qui est définie comme une tendance de ceux parvenus au sommet de l’échelle sociale de regarder avec condescendance ceux demeurés en bas. Ce qui importe pour la méritocratie, c’est que chacun ait les mêmes chances d’accession aux emplois les plus élevés dans l’échelle hiérarchique sociale. Mais c’est aussi cela le grand défaut de ce système, c’est qu’il ne prend absolument pas en compte qu’il est beaucoup plus difficile pour un individu tout en bas de parvenir en haut, alors qu’un individu déjà en haut se maintiendra beaucoup plus facilement au sommet du système. Un régime méritocratique ne propose donc aucune solution aux inégalités sociales, au contraire, c’est un système qui les légitime.

C’est d’ailleurs un point intéressant, c’est que le discours méritocratique s’est propagé avec force dans le vocabulaire du personnel politique aux U.S.A et en Grande-Bretagne à partir des années 1980. Un moment clé où les inégalités sociales ont progressé8. Ce discours est allé de pair avec la rhétorique que les individus se font tout seul, par une promesse que ceux qui travaillent dur méritent de s’élever aussi loin que leurs talents et leurs rêves les portent. L’individu est alors considéré comme tout puissant, ce n’est plus Dieu qui décide du mérite d’un être humain, c’est le seul fruit de son travail et de ses efforts individuels. Allant au bout de cette logique, Mr. R. Reagan a été l’un des premiers à estimer que l’on devrait couper l’État providence à ceux dont l’échec tenait de leur responsabilité individuelle.

C’est aussi cela le côté brutal de la méritocratie, car au moment où l’on considère le marché comme une structure récompensant justement les efforts de chacun. Cela veut dire que les inégalités de revenus et de statut sont également justifiés. Et puisque ceux qui ont réussi ne doivent leur succès qu’à leurs seuls talents, cette rhétorique est un formidable bélier pour s’attaquer à l’État providence. Or, c’est bien cela qui est en jeu en France. Mr. Macron emploie une rhétorique similaire lorsqu’il déclare au sujet de la suppression de l’impôt sur la fortune « cette aberration qui taxe la réussite 9».

Cette logique méritocratique est un acide qui corrode la notion de solidarité, puisque ceux qui sont arrivés aux sommets de la pyramide sociale n’y siègent que grâce à leurs talents personnels, pourquoi devraient-ils contribuer financièrement pour les autres demeurés en bas ? Car s’ils sont en bas de l’échelle sociale, c’est en raison de mauvais choix individuels ; ils sont donc responsables de leur sort. Ainsi, la providence divine a été en quelque sorte sécularisée. C’était elle qui récompensait ou punissait les individus, mais plus aujourd’hui. Dans notre système de croyances, c’est désormais le marché qui tient ce rôle, c’est lui qui, en fonction de vos efforts et de vos talents vous récompenserait par une position sociale attractive, ou vous punirait en vous laissant au bas de l’échelle sociale.

Telle est la logique implacable du système méritocratique. Cette cruauté envers ceux qui sont plus bas dans l’échelle sociale est un cocktail explosif pour le système démocratique. Car d’un côté il y a des classes dominantes diplômées, arrogantes, et de l’autre, des classes dominées, non méritantes, car responsables de leur situation économique, créant de facto une fracture sociale supplémentaire. Souvent décrite dans les médias français comme une séparation entre les « vainqueurs » et les « vaincus » de la mondialisation. Pour les Etats-Unis, Sandel démontre que cette scission est également une fracture du diplôme 10; entre ceux qui sont allés à l’Université et les autres. Cette fracture de l’instruction est très forte aux U.S.A, le vote Trump a ainsi réuni les deux tiers des électeurs blancs sans diplômes.

Les démocrates étasuniens qualifiaient alors les électeurs républicains de « dumb 11» (idiot, bête, stupide). Cette déconsidération d’une partie de la population est un moteur de la polarisation politique dans le pays. Trump exploite le dénigrement des électeurs, en se présentant comme l’antithèse de l’élite méritocratique. En France, c’est Mr. Macron qui incarne cette élite jusqu’à la caricature de l’hubris méritocratique, en déconsidérant les personnes sans diplômes. Ellen Salvi, journaliste à Médiapart, relève ainsi régulièrement ses « petites phrases » qui illustrent le mépris du président pour des personnes qui ne seraient pas comme lui, « Les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien 12» ; ou encore cette petite phrase d’un proche de Mr. Macron qui avait qualifié sa politique ainsi « nous avons été trop intelligents, trop subtils 13». Une politique si « smart » qu’elle a pourtant mené à la crise des Gilets jaunes, l’une des plus graves crises politiques et sociales de ces dix dernières années.

Conclusion

Ce présent billet se désirait être une synthèse de points intéressants de l’ouvrage de Michael Sandel, recoupés avec des éléments se produisant actuellement dans la société française. En somme, notre système méritocratique est un héritage religieux, un système providentiel qui récompenserait les individus méritants et qui punirait les méchants. Cette mécanique a été ensuite laïcisée au cours du XIXe pour trouver sa maturation au XXe siècle, spécialement après 1945, atteignant son apex dans les années 1980, le tournant néo libéral en Occident. Le marché devient alors la structure qui récompenserait les individus, en fonction de leur mérite et de leurs talents. Loin d’être une solution aux inégalités sociales, ce système a permis de les légitimer.

La notion de mérite est de ce fait extrêmement problématique ; elle est un outil des puissants pour justifier leur supériorité économique et sociale sur les dominés. Elle développe en outre l’hubris des élites, tout en jetant l’opprobre et la honte sur les autres, coincés en bas de l’échelle sociale. Cette manière de déconsidérer une part importante de la population est un dangereux accélérateur à la polarisation politique, car c’est aussi sur cette dynamique que se renforce le vote en faveur de l’extrême-droite. C’est particulièrement clair lorsque l’on observe la situation politique aux Etats-Unis, Trump se posant comme un choix anti-élite. Cette stratégie se révèle payante, puisqu’il aspire les voix des non-diplômés. Ce processus se constate également dans notre pays, à un moment où Marine Le Pen capitalise les voix des « perdants » de la mondialisation, captant des voix chez des catégories sociales moins diplômées.

Le système méritocratique est en outre particulièrement irrationnel, en effet, une société ne peut inviter tous ses membres devenir diplômés des mêmes filières. Un collectif qui se voudrait rationnel, organisé et « smart », ne reconnaîtrait-t-il pas, qu’il a un besoin impératif de métiers ingrats, mais nécessaires à son fonctionnement ? Une fois ces métiers reconnus comme vitaux, la chose intelligente ne serait-elle pas de reconnaître la pénibilité de ces métiers, quitte à en diminuer le temps de travail et à en augmenter les salaires dans le but de les rendre plus attractifs ? Car le système méritocratique est également un outil pour justifier la stigmatisation de ceux qui n’ont pas réussi scolairement. En somme, il serait normal que des travailleurs pauvres non diplômés travaillent dans des conditions de travail dégradées, sans reconnaissance financière, morale et avec des horaires de travail difficiles.

Les philosophes anciens adoraient comparer la société comme un corps ; et si ces derniers appréciaient se réserver la partie la plus noble du corps, c’est-à-dire son sommet : que ferait la tête si elle n’était qu’une tête ? Aurait-elle la capacité de se mouvoir ? De produire ? De se laver ? Fort de cette constatation, ne serait-il pas le moment de considérer chaque membre du corps comme relevant d’une utilité commune qu’il s’agirait de reconnaître et d’enfin valoriser à sa valeur réelle ?

1https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/08/31/les-faux-semblants-de-la-meritocratie_6139642_3232.html

2Voyez l’ouvrage de Camille PEUGNY, Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale. Voyez également ce billet du club de Médiapart, https://blogs.mediapart.fr/marcuss/blog/261020/pourquoi-je-suis-contre-la-meritocratie.

3SANDEL, Michael, The Tyranny of Merit, London Allen Lane, 2020, 272p.

4DUBY, Georges, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p.77-81.

5SANDEL, Michael, The Tyranny of Merit, London Allen Lane, 2020, p.36

6SANDEL, Michael, The Tyranny of Merit, London Allen Lane, 2020, p.116-122.

7SANDEL, Michael, The Tyranny of Merit, London Allen Lane, 2020, p.25.

8SANDEL, Michael, The Tyranny of Merit, London Allen Lane, 2020, p.73.

9https://www.youtube.com/watch?v=0l1hIQN3ViY

10SANDEL, Michael, The Tyranny of Merit, London Allen Lane, 2020, p.26.

11SANDEL, Michael, The Tyranny of Merit, London Allen Lane, 2020, p.95.

12https://www.youtube.com/watch?v=B-SBJjIjqYY

13SANDEL, Michael, The Tyranny of Merit, London Allen Lane, 2020, p.104.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.