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Je dois être seul
dix minutes le matin
et dix minutes le soir.
- Sans aucun programme.
Tout le monde fait la queue chez tout le monde.
- Tomas Tranströmer, Solitude
Ciel à Moitié Achevé, 1962.
I
Le bleu, est-ce un mot ou une couleur ?
Ce bleu, que je vois mieux (car plus directement) de la fenêtre de la cuisine, comment le définir ? Je le compare dans mon esprit, pour l'interroger, au bleu tendre que Blaise Cendrars a hissé comme un miroir au-dessus du lac Léman. Mais n'ayant jamais vu le lac Léman, je ne sais pas si c'est vraiment comparable. J'en doute. C'est le bleu plus dense d'un matin de février, tout simplement, quand malgré le froid, un soleil presque estival chauffe la moitié de la rue. Il est fait d'un plâtre certainement plus épais et lourd, et vire vers une couleur plus compliquée, moins « pure ». Moins turquoise que le bleu aérien de la baie de Naples, et plus dense et affirmé que le bleu clair que l'on voit d'ordinaire à cette saison à Dublin : ce ciel comme des draps qui sèchent mal malgré les vents, et qui fait que petit on veut rentrer car on a la chair de poule.
Pour écrire, je m'appuie sur un recueil de Mahmoud Darwich, La Trace du Papillon, Pages d'un journal (été 2006 – été 2007), la couverture sur laquelle je m'arrête vraiment pour la première fois - bien que je l'aie toujours aimé - pour étudier les couleurs qui l'ornent. On y voit « à hauteur d'oeil » des tâches qui me font penser à de la lavande, et d'autres touches de couleur que je n'arrive pas à définir, et tout en bas, une barre épaisse d'un bleu très foncé, sur laquelle se distinguent des rainures de pigments plus sombres. Et entre les deux, cette couleur de peau ou peut-être de papier, de plâtre, ou de sable.
En retournant le recueil, je découvre que c'est un tableau de Paul Wadsworth, Summer Days on Coast, 2003, coll. Privé / Kings road Gallerie / The Bridgeman Art Library.
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Daltonien, j'ai toujours regretté de ne pas pouvoir décrire le monde tel que je le vois de mes yeux. Décrire la profusion de couleurs d'un champ de montagne au printemps, décrire avec confiance la coleur des yeux de quelqu'un qu'on aime, ou même décrire les jeux d'ombre et de lumière le jour finissant, d'une banale scène de rue. De ce fait, on ne peut décrire que ce que l'on ressent, une cartographie des émotions, à défaut de pouvoir visiter des pays réellement, pour que d'autres puissent ressentir à leur manière à partir du réel.
Mais comme dit l'aphorisme de Spinoza : « Regretter, c’est commettre une seconde erreur ».
II
Dimanche soir, j'ai commencé la lecture du recueil de Tomas Tranströmer, Baltiques, œuvres complètes 1954-2004, qui est posé sur une table du salon depuis déjà quelques semaines. Un recueil de recueils. Après l'avoir feuilleté rapidement, je commence ma lecture au hasard d'un poème qui se trouve presque au milieu de l'ensemble : Schubertiana.
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v
Nous nous serrons face au piano et nous jouons à
quatre mains, en la mineur, deux cochers sur la
même calèche, et c'est un tantinet ridicule.
Nos mains semblent pousser des poids sonores, en
avant et en arrière, comme si nous déplacions des
contrepoids pour tenter de troubler l'inquiétante
équilibre du grand fléau de la balance : la souffrance
et la joie pèsent tout à fait le même poids.
Annie disait : "Cette musique est si héroïque", et c'est
vrai.
Mais ceux qui reluquent avec jalousie du côté des
hommes d'action, ceux qui, au fond d'eux-mêmes,
se méprisent parce qu'ils ne sont pas des meurtriers,
ils ne se reconnaissent pas en cela.
Et ceux qui vendent et achètent les autres et croient
que tout le monde s'achète, ils ne se reconnaissent
pas en cela.
Ce n'est guère leur musique. Cette longue mélodie qui
reste elle-même, au-delà des métamorphoses, parfois
douce et luisante, parfois rude et puissante, trace
d'escargot et cable d'acier.
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Il est difficile de savoir comment on entre dans une vie, ou une vie entre dans la nôtre. Difficile de savoir aussi à quel moment cela a lieu. Hier, lundi, j'ai continué ma lecture "jusqu'à la fin". comme un roman. Sauf que dans un recueil de poèmes, il n'y a ni début ni fin. Il y a cette touche-ci, et cette touche-là, ce son qui résonne d'autres sons, cette image en laquelle résonnent d'autres images, des couleurs qui résonnent d'autres couleurs. Une vie, toute en brêches et mouvements et solitudes, que l'on peut visiter de mille manières.
Lors de ma lecture, cette phrase de Heidegger me revient, écrite dans une lettre à Hannah Arendt ; sa première lettre, toute de tattonnements, en réponse à la sienne, dans ce qui deviendra une histoire d'amour :
« Nous ne savons jamais ce que nous pouvons devenir pour d'autres, à simplement être. »
*
Ce matin, bon à rien, entre la cuisine et la chambre, j'ai enfin commencé l'oeuvre de Tranströmer à son "vrai" début : « L'éveil est un saut en parachute hors du rêve... »...
pour arriver, vers 13 heures – c'est le mot pour le dire ! – au « Dégel de Midi » :
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L'air matinal délivrait ses lettres aux timbres
incandescents.
La neige scintillait et les fardeaux semblaient soudain
légérs – un kilo pesait 700 grammes tout au plus.
Le soleil était au-dessus des glaces, immobile en plein
vol et aussi chaud que froid.
Le vent avançait doucement, comme s'il poussait une
voiture d'enfant.
Les familles sortaient, voyaient le ciel dégagé pour la
première fois depuis longtemps.
Nous étions au premier chapitre d'une histoire
extraordinaire.
Les rayons du soleil s'accrochaient aux toques de
fourrure comme le pollen aux bourdons.
et les rayons du soleil s'accrochèrent au mot HIVER
pour y demeurer jusqu'à ce que l'hiver fût passé.
Je restai songeur devant la nature morte des madriers
dans la neige. Je leur demandai :
« Me suivrez-vous dans l'enfance ? » Et ils répondirent :
« Oui. »
Parmi les ronces, on entendait murmurer des mots
dans une langue nouvelle
dont les voyelles étaient le bleu du ciel et les consonnes,
quelques brindilles noires dites si doucement au-dessus
de la neige.
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Ai reçu un SMS de ma fille vers midi. La neige est bonne. Il fait super tmps ! Comme si ajouter le voyelle e au temps serait insister sur une évidence, tant le ciel est bleu. Ce raccourci me plaît !
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III
Les poèmes du milieu de la vie de Tranströmer (que j'aime particulièrement), dégagent l'énérgie d'un homme aux prises avec le monde, qui sait regarder d'en haut, tout en plongeant dedans. De cette époque, quand " Ses pinceaux impatients peignaient le monde" :
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De La Montagne
Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l'été.
« Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.
Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
J'ai vu un jour les volontés du monde s'en aller.
Elles suivaient le même cours — une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
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Dans "Le Rêve de Balakirev" Tranströmer écrit :
Il était seul dans la voiture et regardait dehors
pourtant il courait à côté d'elle sur la route.
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Il savait que le voyage avait duré longtemps
et sa montre ne donnait pas les heures, mais les années.
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Combien sommes nous à se regarder de la voiture de notre vie
à courir à côté d'elle sur la route ?
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Pianiste accompli, Tomas Tranströmer a perdu l'usage de son bras droit suite à une attaque d’hémiplégie en 1990, à 59 ans. Il s'est donc mis à jouer des oeuvres composées pour main gauche, souvent composées par ceux revenus handicapés des guerres. En 2002, il a enregistré un CD de lectures poétiques et d'oeuvres de piano pour main gauche, Klangen sager att friheten finns (The Sound is a Declaration of Freedom), Bonniers Forlag, 2002.
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Allegro
Je joue du Haydn après une noire journée,
et sens une chaleur simple me réchauffer les mains.
Les touches sont d'accord. Frappent les doux marteaux.
Leur tonalité est verte, animé et paisible.
Leur son me dit que la liberté existe
et que quelqu'un ne verse pas sa dîme à l'empereur.
Je glisse les mains dans les poches comme Haydn
et parodie ceux qui voient le monde avec sérénité.
Je hisse le drapeau de Haydn - ce qui veut dire :
« Nous ne nous rendrons pas. Mais nous voulons la paix. »
La musique est une maison de verre posée sur un talus
où les pierres volent, les pierres roulent.
Et les pierres roulent à travers la maison
dont les vitres pourtant restent entières.
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Oui. Entre ses mains et à travers sa parole, le son est bien a Declaration of Freedom, et les "gouttes de noire clairvoyance" que sont parfois ses poèmes, une exhortation à ouvrir les yeux, à s'ouvrir au monde.
Merci à toi, Tomas Tranströmer !
Expresso
Le café noir du service en terrasse
aux tables et aux chaises aussi gracieuses que des insectes.
Ces gouttes précieuses et captées
ont le même pouvoir qu’un Oui ou un Non.
On les sort du fond de bistrots obscurs
et elles fixent le soleil sans ciller.
Dans la lumière du jour, un point d’une noirceur bienfaitrice
qui se répand très vite dans un hôte blafard.
Il rappelle ces gouttes de noire clairvoyance
que l’esprit happe parfois et
qui nous donnent une bourrade salutaire : vas-y!
Une exhortation à ouvrir les yeux.
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Poèmes traduits du suédois par Jacques Outin.
Gallimard. Prix catégorie 4.