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Billet de blog 12 juillet 2022

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Tigray : l’Holocauste comme cadre théorique ?

Les justifications officielles de la famine au Tigray semblent superficielles en contraste avec les déclarations impénitentes des responsables éthiopiens. Pourtant, les Nations Unies affichent des annonces jubilatoires, plutôt que de dire la vérité et qu’elles sont empêchées de tendre la main à la population affamée du Tigray.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En 2004, Eskinder Nega, polémiste éthiopien et politicien chéri par l’Occident, a publié environ 150 chroniques appelant à l’utilisation de stratégies "nazies" contre les Tigrayens. En 2021, la très officielle Amhara Media Corporation envisage l’avenir du Tigray « comme le Biafra ». 

Le Premier ministre Abiy Ahmed se vante que c’est le gouvernement éthiopien qui a le dernier mot quant à l’envoi d’aide au Tigray ou non. Mi-2022, leurs plans génocidaires sont en cours au Tigray et António Guterres détourne le regard, simule la naïveté.

Massacres et famine des Tigrayens

En juin, malgré l’embargo imposé par les autorités éthiopiennes, des journalistes internationaux déterminés ont enfin pu atteindre le Tigray.  Le 2 juillet, ARTE TV a diffusé leur film documentaire : « Au pays de la faim » : massacre d’Axoum perpétré par des soldats érythréens... Des gens qui meurent simplement à la maison parce qu’ils savent que le personnel de l’hôpital ne peut les aider... Un garçon d’onze ans, huit kilos...

Le 29 juin, dans une annonce tape-à-l’œil sur les réseaux sociaux, les Nations Unies s’étaient toutefois vantées que le Programme Alimentaire Mondial (PAM) avait livré depuis le 1er avril, suffisamment de nourriture au Tigray pour nourrir 5,9 millions de personnes par mois – une mauvaise reformulation du tweet de @WFPLogistics : « Le PAM a livré suffisamment de nourriture pour nourrir 5,9 millions de personnes pendant un mois. »

L’annonce fournit ensuite un lien hypertexte vers leur propre note d’information en Éthiopie, qui indique : « Dans la région du Tigray, le PAM a fourni une aide alimentaire à 461 542 personnes en mai »,  ce qui est loin des 5,9 millions annoncés !

Et le Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires des Nations Unies, dans son rapport de situation (17 juin) : « Cumulativement, entre début avril et le 8 juin, plus de 20 000 tonnes de nourriture ont été distribuées à plus de 1,2 million de personnes dans la région ».

La réalité est que d’avril à juin 2022, le PAM a transporté suffisamment de nourriture au Tigray pour nourrir 5,9 millions de personnes pendant seulement un mois (sur trois). Mais, par manque de carburant, seulement 1,4 million d’habitants du Tigray (25%) ont été atteints. Seulement 15 % du carburant nécessaire et 35 % de l’argent nécessaire aux opérations humanitaires ont été autorisés à entrer au Tigray par les autorités éthiopiennes.

Commentaires d’un membre du personnel de l’ONU : « Il serait plus judicieux de rendre compte de l’impact que du nombre de camions qui ont réussi à passer ».

« Transformer le Tigray en un nouveau Biafra »

Pourtant, les Nations Unies, au plus haut niveau, affichent des annonces jubilatoires, plutôt que de dire la vérité et qu’elles sont empêchées de tendre la main à la population affamée du Tigray.

Le 23 juin 2021, dans une interview télévisée, Abiy Ahmed a mentionné que dans les années '80, le gouvernement du Dergue avait commis une grosse erreur en autorisant l’acheminement de l’aide au Tigray.

Après que les forces du Tigray aient repris le contrôle d’environ 70% du territoire de leur région, le 30 juillet 2021, l’Amhara Media Corporation (média d’État) a publié un article appelant à transformer le Tigray en un autre Biafra, « en lui coupant le souffle de toutes parts ».

Le 4 août, Mitiku Kassa, le commissaire éthiopien de la gestion des catastrophes, a fait une déclaration publique pour interdire les routes à l’aide humanitaire entre le Soudan et la région du Tigray. Le 22 août, le même Mitiku Kassa a déclaré que la politique éthiopienne consiste à restreindre fortement l’aide au Tigray par crainte qu’une telle aide ne renforce l’armée du Tigray – pour preuve, il a produit  une photo d’un colonel tigrayen qui se serait rendu, côte à côte avec des photos de biscuits énergétiques de l’USAID.

Le 5 janvier 2022,  le ministre des Services de Communication, Legesse Tulu a déclaré que si les habitants du Tigray voulaient que leurs droits soient respectés, ils devraient s’opposer au TPLF, le plus grand parti local. En d’autres termes, il s’est vanté que ces droits soient délibérément violés afin de punir les Tigrayens pour avoir soutenu leur gouvernement régional élu.

Un peu avant le 23 mars, à son tour, le président de la région Afar voisine, Awol Arba, a déclaré : « nous ne permettons pas à l’aide d’atteindre le Tigray ».

Le 30 mars, le gouvernement éthiopien a officiellement communiqué qu’il autorisait une semaine complète d’aide au Tigray ; dès lors, il est clair que la décision de fournir de l’aide - et surtout de l’interdire - appartient au gouvernement éthiopien.

Et récemment, le 5 juin, le vice-Premier ministre Demeke Mekonen a déclaré que le gouvernement éthiopien bloquait l’aide parce qu’il y a un risque qu’elle soit utilisée par le TPLF.

Apologies de l’Holocauste

Selon ces déclarations par de hautes autorités éthiopiennes, le siège et l’embargo du Tigray sont des actes de guerre intentionnels; un plan pour forcer la région du Tigray et son gouvernement à se soumettre. N’oublions pas que prendre des populations civiles en otage constitue un crime de guerre selon les Conventions de Genève.

Les justifications officielles de la famine au Tigray données à la diplomatie internationale (bureaucratie, camions non restitués, conflit le long de l’une des douze routes d’accès, dommages collatéraux malheureux, etc.) semblent superficielles en contraste avec les déclarations impénitentes ci-dessus des responsables éthiopiens.

Avec le recul, le plan semble avoir été développé parmi les élites nationalistes éthiopiennes et amhara pendant des décennies.

Par exemple, dans plusieurs articles publiés dans le  journal Askual (2004), Eskinder Nega a exhorté les Éthiopiens à éradiquer « les Juifs cancéreux » (les Tigrayens) en imitant la politique d’extermination de l’Allemagne nazie (Archive 1Archive 2).  Il a publié environ 150 chroniques dans son journal sous le titre « Que ces Juifs aillent se faire voir ailleurs», largement passées sous le radar des observateurs internationaux, car publiées en langue Amharique. Citation : « Les Allemands se sont levés résolument. Leur lutte s’est poursuivie. Les Juifs furent capturés en masse et déportés dans des camps de concentration. En particulier, les hommes juifs âgés de 16 à 60 ans ont été pris pour cible » (Askual, 1er mai 2004).  Cela se lit comme le scénario des massacres, de la famine et des déportations qui ont ensuite eu lieu au Tigray depuis 2020...

Les coupables directs, qui commettent les massacres du Tigray et appliquent le blocus, sont les gouvernements d’Éthiopie, d’Érythrée et de la région Amhara. De plus, en « concentré » de la diplomatie internationale, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, permet que tout cela continue !

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