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Billet de blog 21 décembre 2010

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Derrida ou le philosophe qu'on ne veut pas lire !

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Derrida est un philosophe qui n' a pas été encore lu ! Telle est ma thèse. Pourquoi ? Parce que le fond de sa pensée concerne un problème qui n'intéresse pas ou alors très peu de monde : la vie animale. Lorsque notre monde s'intéressera aux animaux, plus précisément lorsqu'il manifestera un peu de considération pour ces vivants non humains, alors il pourra être en mesure de lire les ouvrages de ce grand philosophe. Autrement dit, il se peut que cette oeuvre ne soit lue avant très longtemps encore, si elle le sera un jour ! Ce qui est donc loin d'être le cas et c'est cette situation paradoxale qu'il avait identifiée peu de temps avant de mourir en 2004 :

"Qui va hériter, et comment ? Y aura-t-il même des héritiers ? C'est une question qu'on peut se poser aujourd'hui plus que jamais. Elle m'occupe sans cesse. Pour la pensée, la question de la survie prend désormais des formes absolument imprévisibles. A mon âge, je suis prêt aux hypothèses les plus contradictoires à ce sujet : j'ai simultanément, je vous prie de me croire, le double sentiment que, d'un côté, pour le dire en souriant et immodestement, on n'a pas commencé à me lire, que s'il y a, certes, beaucoup de très bons lecteurs (quelques dizaines au monde, peut-être, et qui sont aussi des écrivains-penseurs, des poètes), au fond, c'est plus tard que tout cela a une chance d'apparaître; mais aussi bien que, d'un autre côté, simultanément donc, quinze jours ou un mois après ma mort, il ne restera plus rien, sauf ce qui est gardé par le dépôt légal, en bibliothèque. Je vous le jure, je crois sincèrement et simultanément à ces deux hypothèses."

"On n'a pas commencé à me lire..." : c'est à partir de ce qui n'est peut-être pas un paradoxe que nous voudrions montrer en quoi la pensée de l'animalité de Derrida est ce qui empêche de le lire. Il est trop tôt pour lire et comprendre Derrida. C'est mon hypothèse de travail. Quelle est cette pensée de l'animalité ? Quels liens y -a-t-il entre cette question de l'animalité et la déconstruction qui est le nom de sa philosophie ? Trouve-t-on une éthique animale ou plutôt une éthique du vivant chez ce penseur ? Et quelles formes ont-elles ? Autant de questions qui pour le moment n'ont pas fait l'objet d'interrogations et de lectures sérieuses, sauf à de très rares exceptions dont il vaudrait mieux ne pas parler par simple pudeur. Même si nous en avons très envie pour confirmer notre thèse selon laquelle nous parlons d'un philosophe qu'on ne veut pas lire ou qu'on ne peut pas lire pour le moment.

La philosophie de l'animalité : une déconstruction du propre de l'homme.

Pourquoi et comment sortir de l'anthropocentrisme et donc du spécisme qui sont à l'origine de la violence exercée sur les animaux? Telle aura été la grande question morale de Derrida. Comment repenser de fond en comble la notion et le dogme d'un propre de l'homme qui légitiment la violence envers les animaux?

La lutte contre cette violence passe d'abord par la disparition du mot "Animal" : d'où la dénonciation sans relâche et avec insistance de ce mot qui concentre en lui cette violence qu'il aura dénoncée toujours :

"Il suit de là que jamais on n'aura le droit de tenir les animaux pour les espèces d'un genre qu'on nommerait l'Animal, chaque fois que "on " dit "L'Animal", chaque fois que le philosophe, ou n'importe qui, dit au singulier et sans plus "L'Animal", en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne serait pas l'homme (l'homme comme "animale rationale", l'homme comme animal politique, comme animal parlant, zoon logon ekhon, l'homme qui dit "je" et se tient pour le sujet de la phrase qu'il profère alors au sujet dudit animal, etc.), chaque fois, le sujet de cette phrase, ce "on", ce "je" dit une bêtise. Et ce "je dis une bêtise" devrait confirmer non seulement l'animalité qu'il dénie mais sa participation engagée, organisée à une véritable guerre des espèces."

Ecoutons encore le philosophe puisque personne ne l' a encore vraiment entendu sur cette question cruciale :

"La confusion de tous les vivants non humains sous la catégorie commune et générale de l'animal n'est pas seulement une faute contre l'exigence de la pensée, la vigilance ou la lucidité, l'autorité de l'expérience, c'est aussi un crime : non pas un crime contre l'animalité, justement, mais un crime contre les animaux, contre des animaux. Devrait-on accepter de dire que tout meurtre, toute transgression du "Tu ne tueras point" ne peut viser que l'homme et qu'en somme il n'y a de crime que "contre l'humanité "?"

Quelle est la stratégie que nous offre Derrida pour sortir de cet anthropocentisme et espérer sortir " de cette guerre des espèces" dont l'homme est le grand coupable ?

D'abord, déconstruire, démanteler et mettre définitivement fin à la fausse opposition entre Homme et Animal sans pour autant tomber dans un continuisme biologique tout aussi violent au fond :

"Bien sûr, il y a des différences irréductibles, des frontières infranchissables entre tant d'espèces de vivants. Qui peut le nier sans pousser l'aveuglement jusqu'à la bêtise ? Mais il n' y a pas une seule frontière, une et indivisible, entre l'Homme et l'Animal".

Déconstruire cette fausse opposition revient donc à ne plus accepter l'idée d'une seule opposition entre ces deux vivants car c'est cette opposition qui structure le monde dans lequel nous vivons et selon laquelle l'Homme disposerait d'une spécificité, de ce qu'il appelle avec complaisance "un propre de l'homme", alors que l'animal, dans sa généralité, n'aurait aucun propre, ce qui ne lui donnerait aucune singularité. C'est donc cette fausse frontière censée séparer l'homme de l'animal qu'il faut détruire au plus vite dans la mesure où il est dans l'intérêt de l'homme qu'elle perdure voire qu'elle se développe encore davantage : elle lui permet de laisser l'animal dans la catégorie de l'animalité, catégorie considérée comme pauvre en monde, c'est-à-dire dépourvue de culture, l'animalité serait ainsi pour les hommes un monde sans cultureet sans histoire, idéologie qui autoriserait toutes les formes de violence envers l'animal sur le modèle de celle qui a conduit l'occident à détruire la plupart des cultures humaines qu'il s'est approprié par la force. C'est donc bien cette dichotomie, inconsciente en grande part, et d'autant plus indéracinable par conséquent, entre nature et culture qui parcourt tout l'occident et qu'il s'agit de détruire, la culture impliquant l'existence de capacités pensées comme propres à l'homme et lui donnant un sentiment de supériorité, comme, par exemple, l'usage de la "main", les animaux n'ayant évidemment pas de "mains", "l'esprit", celui-ci étant bien sûr une singularité foncièrement humaine et ne s'appliquant en rien aux animaux, la "nudité", autre coyance selon laquelle seul l'animal searit nu..., le "langage", la "raison", la "responsabilité, la "capacité technologique" et, enfin, la "conscience" de la mort, les bêtes évidemment ne sachant pas qu'elle vont mourir même lorsqu'elles partent à l'abbatoir ...Que de bêtises dites au nom de l'homme ...Que de cruautés inscrites dans chaque parole humaine sur l'animal...Que de violences enfouies dans notre inconscient culturel !

Déconstruire le propre de l'homme veut dire déconstruire la question de la mort.

Derrida aura consacré sa vie à déconstruire l'idée du propre de la mort chez l'homme :

"D'une part, dans la tradition dominante du traitement de l'animal par la philosophie et la culture en général, on a toujours défini la différence entre l'animal et l'homme selon le critère du "pouvoir" ou de la "faculté", c'est-à-dire du "pouvoir faire" ou de l'incapacité à faire ceci ou cela (l'homme peut parler, il a ce pouvoir, l'animal n' a pas le pouvoir de parler, l'homme peut rire et mourir, l'animal ne peut ni rire ni mourir, il ne peut pas sa mort, dit littéralement Heigegger : il n' a pas le pouvoir (konnen) de sa mort et de devenir mortel, etc.); et tel mot de Bentham m'avait toujours paru viser juste quand il disait, pour s'opposer à cette puissante tradition qui s'en tient au pouvoir et au non-pouvoir, que la question n'est pas "l'animal peut-il faire ceci ou cela, parler, raisonner, mourir, etc.?, mais "l'animal peut-il souffrir ?" (can he suffer ?), est-il vulnérable ? Et dans le cas de la souffrance vulnérable, du paskein, de la patience, de la passion et de la passivité, de l'affectivité du souffrir, le pouvoir est un non-pouvoir; le pouvoir-souffrir est alors le premier pouvoir comme non-pouvoir, la première possibilité comme non-pouvoir que nous partagions avec l'animal, d'où la compassion. C'est de cette compasssion dans l'impuissance et non du pouvoir qu'il faut partir quand on veut penser l'animal et son rapport à l'homme."

L'homme s'est donc violemment approprié la croyance selon laquelle il est le seul être vivant à pouvoir mourir alors que l'animal ne disposerait pas du pouvoir de mourir au sens où il n' a pas conscience de sa mortalité; s'il y a une violence de l'homme envers l'animal, elle repose entièrement sur cette croyance-là qui est la fable la plus cruelle que l'homme se raconte sur l'animal. Cette violente dénégation dont l'homme est coupable à l'égard de l'animal le conduit à lui refuser tout rapport à sa propre mort : il n' y a pas de violence plus grande que celle-ci pour Derrida, pas de violence plus tragique que celle qui retire à l'animal la possibilité même de sa propre mort en ne lui reconnaissant aucune conscience de celle-ci. Cette croyance partagée par toute notre culture a deux conséquences très graves et qui sont à l'origine de la violence que nous devons dénoncer de toutes nos forces : non seulement il y a cette dénégation insupportable mais plus essentiellement le fait que c'est au nom de cette dénégation que l'homme se permet de le tuer sans que jamais cette mort ne s'apparente à un crime, crime qu'elle est en réalité : en effet, pour les hommes, il n' y a crime que lorsque un homme retire à un autre homme ce pouvoir qu'il peut exercer sur sa propre vie et donc sa propre mort, c'est-à-dire lui enlève le pouvoir d'être mortel, alors qu'envers l'animal il ne peut y avoir de crime car celui-ci n'a pas de pouvoir par rapport à sa propre mort. Au nom de cette supposée conscience de la mort qui serait ainsi le véritable propre de l'homme, toute atteinte à ce pouvoir est considérée comme un crime et c'est inversement au nom de cette absence de conscience-là de l'animal que l'homme s'est donné le droit (quel droit !) de le tuer sans que jamais ce geste ne soit vu et perçu comme un crime. Derrida parle à ce propos d'une monstruosité de l'homme envers l'animal, monstruosité qui se trouve exprimée dans le problème central de la mise à mort de l'animal et sous l'expression de "structure sacrificielle" :

"Je voudrais surtout mettre en lumière la structure sacrificielle des discours auxquels je suis en train de me réferer. Je ne sais pas si "structure sacrificielle" est l'expression la plus juste. Il s'agit en tout cas de reconnaître une place laissée libre, dans la structure même de ces discours qui sont aussi des "cultures", pour une mise à mort non criminelle : avec ingestion, incorporation ou introjection du cadavre. Opération réelle, mais aussi symbolique quand le cadavre est "animal" (et à qui fera-t-on croire que nos cultures sont carnivores parce que les protéines animales seraient irremplaçables ?), opération symbolique quand le cadavre est "humain". Mais le symbolique est très difficile, en vérité impossible à délimiter dans ce cas, d'où l'énormité de la tâche, sa démesure, une certaine anomie ou monstruosité de ce dont il faut ici répondre, ou devant quoi (qui ? quoi ?) il faut répondre."

Quels enseignements tirer de cette thèse sur la "structure sacrificielle" de nos cultures humaines carnivores profondément marquées par ce que Derrida appelle le carnophallogocentrisme ?

D'abord reconnaître que notre culture ( et peut-être la culture mondialisée qu'est devenue la culture occidentale) est fondamentalement et sutructurellement une culture du sacrifice animal : c'est peut-être la seule vérité sur laquelle il pourrait y avoir accord. Mais qui dit structure sacrificielle de notre monde dit aussi que notre culture s'est inventée et repose sur cette invention selon laquelle le sacrifice des animaux est une "mise à mort non sacrificielle" : autrement dit, elle vit de cette immense dénégation consistant à ne pas reconnaître, le reconnaitra-t-elle un jour ?, que cette mise à mort de masse pourrait bien s'apprenter à un crime (un génocide ?). Le mot même de génocide ayant été utilisé, justifié et défendu par Derrida dans plusieurs de ses écrits sur les animaux ...qu'il faudrait avoir le courage de lire). Le plus inquiétant étant que cette immense et monstrueuse dénégation prend la forme d'un discours rationnel basé sur les besoins alimentaires de l'homme en protéines, discours idéologique qui n'a d'autre fonction que de cacher ce sacrifice en tant que crime d'une violence sans précédent dans l'histoire des relations entre hommes et animaux.

C'est sur ce point que Derrida peut donner des armes à ceux qui veulent entreprendre cette lutte de libération animale en orientant celle-ci vers la mise en lumière de cette opération à la fois symbolique et réelle qu'est tout sacrifice animal. Il faudra consacrer sa vie à mettre à nu ce sacrifice par tous les moyens pour en révéler la violence criminelle qui est d'autant plus choquante qu'elle repose sur une opération de dénégation, de mauvaise foi donc, et de justification rationnelle et scientifique. Est-ce qu'un tel projet à la fois philosophique et politique peut donner du sens à une existence, je crois que oui. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire de l'humanité que des esprits libres se sont élevés contre cette monstruosité sans nom.

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