Ce billet est une critique de la tribune de A Badiou dans Libé à propos de "la crise":
http://www.liberation.fr/politiques/2015/04/13/la-crise-vraie-et-fausse-contradiction-du-monde-contemporain_1240409
Citation:
"C’est tout le problème des fausses contradictions, qui interdisent le jeu de la contradiction véritable. "
A Badiou prétend disposer d'un pouvoir supra-sensible: celui de distinguer les "fausses contradictions" de "la contradiction véritable". L'idée est de déconstruire cette imposture, qui emprunte le pire d'une lecture dogmatique, scientiste et totalement dépassée des écrits de K Marx.
Il est bien gentil Badiou, mais il faudrait peut-être sortir un jour de cette dialectique hégélienne, fût-elle remise à l'endroit par Marx...
Il n'y a pas plus de "véritables" contradictions que de "fausses" contradictions dans les sociétés humaines, mais un faisceau "contradictoire" et désordonné de contradictions multiples dont il est vain de croire qu'elles seront "dépassées" un jour: au mieux de nouvelles contradictions s'y substitueront.
La grosse erreur de Marx a été d'avoir prédit "scientifiquement" une fin nécessaire de l'Histoire et de l'agonistique: ça serait bien de ne pas la reconduire en pensant remettre à l'oeuvre avec ses petites mains les "contradictions véritables", dont le dépassement "nécessaire" nous conduirait comme par magie vers l'harmonie universelle.
Badiou demeure fort orthodoxe sur le strict plan marxiste-léniniste: si ces "contradictions" véritables qu'il appelle de ses voeux, ainsi que leur dépassement nécessaire étaient si nécessaires que cela, elles viendrait au jour toutes seules et remplaceraient les "fausses". Mais cela n'arrive pas: il faut donc un Parti ou un Badiou pour remettre en l'Histoire sur ses rails, à savoir ses "vraies" contradictions.
Autrement dit si l'histoire contemporaine donne tord à la grille marxiste de Badiou (le capitalisme mondialisé ne s'est jamais aussi bien porté qu'aujourd'hui, en dépit des "crises", qui lui sont de toutes façons propres), ce n'est pas lui qui se trompe, mais c'est l'Histoire.
On retrouve cette manie de la doxa marxiste la plus simpliste consistant à penser que l'histoire est conduite par un moteur sans pilote, et faite de dépassements successifs de "contradictions" menant à la "contradiction ultime" et au dépassement de cette dernière: cette dialectique ne conduit strictement à rien, il serait temps de s'en rendre compte.
La seule "contradiction" véritablement nouvelle et indépassable aujourd'hui au regard de l'histoire des sociétés humaines est la contrainte écologique: les autres ne sont que la reconduction perpétuelle des conflits liés à l'attribution des meilleures places symboliques, du pouvoir et des richesses au profit d'une minorité.
Et l'on n'est pas près d'en sortir, de ces contradictions - comme l'expérience du socialisme "réel" nous l'a montré: la "véritable" fin de l'histoire en ce sens, qui mettrait fin à toutes les autres contradictions - et de la même façon à l'humanité elle-même - serait la destruction de l'écosystême terrestre.
Le monde n'est pas plus en "crise" aujourd'hui qu'il y a 30 ans ou deux siècles, il est seulement traversé par des rapports de forces plus ou moins changeants - aujourd'hui clairement en défaveur des travailleurs - sachant qu'une homogénisation culturelle et idéologique est à l'oeuvre dans le monde entier - certes avec des variantes - dans le sens du "consensus" démocratique, libéral ET capitaliste d'origine occidentale.
En Occident et quasiment dans le monde entier, la plupart des gens s'accommodent du développement actuel du capitalisme, d'abord parce qu'il n'y peuvent pas grand chose, ensuite parce qu'une grande partie des "50%" qui n'ont rien se contentent d'espérer s'intégrer - ou leur progéniture - à la "classe moyenne" qui consomme.
Les tentations "fascistes" sont en réalité des épiphénomènes et des crispations identitaires qui ne correspondent en rien aux aspirations majoritaires: presque plus personne n'a envie de marcher au pas de l'oie ou de mourir pour un pays ou un "chef", et le "racisme" au sens biologique est en voie de lente disparition en tant que croyance collective, et ceci dans le monde entier - la dernière manifestation d'ampleur d'une idéologie raciste totalitaire fut le génocide rwandais.
Seuls les islamo-terroristes représentent aujourd'hui une manifestation tangible de cette tentation fasciste-autoritaire: ce sont des mouvements en réalité ultra-minoritaires dont la capacité de nuisance est réelle, mais ne constitue en aucuns cas une contradiction sérieuse au capitalisme mondialisé - y compris dans les terres de "djhad", où une grande partie de la jeunesse n'adhère en rien à des idéologies nihilistes n'ayant à proposer que la mise sous coupe réglée de la société comme projet social et que le suicide comme projet d'existence individuel.
En ce sens, la radicalisation terroriste n'est que le symptôme du jusqu'au boutisme de ceux qui voient la hiérarchie symbolique de l'ancien monde dont parle Badiou s'écrouler au profit des valeurs marchandes: c'est une manifestation d'impuissance, qui s'exprime avec autant de brutalité qu'elle est vouée à la disparition car elle n'est portée par aucune force sociale de grande ampleur; et certainement pas une contradiction majeure (même si cela entraine des guerres et des meurtres) pour le capitalisme mondialisé.
Enfin, penser que l'idéologie marchande et libérale, pseudo-démocratique peut s'écrouler du jour au lendemain par une transformation brutale des subjectivités est carrément naïf: le désir de jouir, de consommer, de notoriété sur les réseaux est devenu l'affect dominant de toutes les sociétés du monde, et pas seulement en Occident.
Les révolutions "arabes" on montré - avant d'être tuées dans l'oeuf - que les principales aspirations dont elles étaient porteuses s'attachaient plutôt aux valeurs libérales et "démocratiques" - liberté d'expression, justice, fin de la corruption - plutôt qu'à un idéal égalitaire de type communiste.
On voit pas bien comment Badiou pourrait substituer à cet affect devenu majoritaire au niveau mondial avec la quasi-disparition des société traditionnelles du fait de la globalisation économique et culturelle, comme par magie, un nouvel affect égalitaire, affect largement marginalisé depuis la Chute du Mur et le déclin du communisme, en dehors de mouvements minoritaires et isolés, bien qu'ils représentent d'authentiques expériences (en Amérique Centrale et du Sud ou dans certains mouvements anit-capitalistes).
Tant que Badiou refusera de faire l'examen du socialisme et du communisme bureaucratique en tant que systêmes destinés dès le départ à échouer, il ne fera que rabâcher une abstraction, qu'il appelle "l'hypothèse communiste", et qui demeurera de ce fait à l'état de concept sans contenu concret - autrement dit des mots.
On préfèrera lire à ce sujet "Commun" de Laval et Dardot, plutôt que les élucubrations de Badiou:
http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Commun-9782707169389.html