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Billet de blog 12 mai 2015

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Comment B Stiegler est devenu un auxilliaire du bullshit-capitalisme "cognitif"

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Ce billet est une réaction au papier de B Stiegler:

http://blogs.mediapart.fr/blog/bernard-stiegler/260514/capables-et-incapables-2017-etait-le-veritable-enjeu-de-2012

Je fais partie des lecteurs attentifs et déçus par cet auteur.

Depuis quelques années maintenant, il s'est emparé de la problématique des NTIC et est devenu progressivement une sorte de prophète prestataire de services pour des institutions publiques et privées en demande de "philosophes de service". <!--break-->

B Stiegler a développé dans de nombreux ouvrages une critique documentée et argumentée du néo-capitalisme à travers la figure du consommateur "prolétarisé et désindividué".

S'il emprunte explicitement à Simondon, dans un langage technique et difficile d'accès, son analyse n'a rien d'original et diffère peu finalement de celle des freudo-marxistes ou encore de l'école de Francfort.

Jusqu'ici tout va bien.

Mais depuis quelques années maintenant, il s'est emparé de la problématique des NTIC et est devenu progressivement une sorte de prophète prestataire de services pour des institutions publiques et privées en demande de "philosophes de service". Que ses intentions soit sincères ou cyniques ne changent rien à l'affaire: Stiegler est de fait devenu au mieux inutile et au pire nuisible pour quiconque est partisan d'une transformation sociale radicale permettant une vie collective meilleure.

En d'autres termes, au pire il sert le capitalisme techno-scientifique, au mieux il ne sert à rien.

L'approche de Stiegler s'apparente de plus en plus à une "sophistique" post-moderne:

-il multiplie les prophéties non documentées et vagues sur le développement des "réseaux" et du capitalisme, et la pseudo-révolution que ces technologies prétenduement révolutionnaires impliquent pour les nouvelles générations, ce qui fait de lui une sorte de M Serres et ses "poucettes", mais en plus crédible et moins gâteux.

-en se plaçant sur le sujet porteur des NTIC, il s'attire une clientèle nombreuse et solvable. La méthode consiste à s'emparer des "Big Data", des "Réseaux", du "Savoir collaboratif" pour convaincre un auditoire naïf et déjà convaincu par l'air du temps et la doxa qu'il s'agit là de révolutions comparables à l'invention de l'écriture ou de l'imprimerie, et surtout qu'il s'agit d'un sujet GRAVE.

-il déroule ensuite son "expertise" à la manière des charlatans des NTIC, mais en mieux.

Son bricolage conceptuel à partir de l'ambiguïté du "pharmakon" - à la fois poison et remède - crée un effet d'édification chez les gens qui ne disposent que d'une formation philosophique sommaire de niveau terminale.

Or, pas plus que le langage ou l'écriture ne sont un poison ou un remède, mais simplement la condition nécessaire à la formation des concepts et à la transmission des affects et des concepts, les NTIC ne soignent ni n'empoisonnent: il s'agit d'un instrument neutre de transfert d'informations dont s'est logiquement emparé le capitalisme - ce qu'il n'a pas pu faire avec le langage et la pensée qui sont des compétences universelles.

-partant de là, Stiegler s'improvise en conseiller du Prince et des sociétés capitalistes en sauveteur du soin "noétique". Or s'il l'on peut convenir avec lui que l'époque n'est guère propice à l'émancipation des individus sur le plan du savoir et de la connaissance, les catastrophes qu'il annonce pour être pris aux sérieux ont peu de rapports avec les priorités concrêtes de l'existence des sujets en régime néo-capitaliste.

En ce sens, en prétendant que toute politique qui ne se soumet pas à son propre impératif d'une "politique industrielle de l'esprit" est nulle et non avenue, il commet un péché typique des penseurs scolastiques, et trahit l'idéal démocratique d'émancipation et de construction d'une vie bonne. Cette agitation conceptuelle relève à la fois de la "blague" ou du "fantasme masturbatoire", pour reprendre les termes d'Orwell.

En effet, si l'on hiérarchise raisonnablement les conditions d'une vie bonne, on peut dire en suivant Chomsky qu'avant de s'établir sur un usage non-aliéné des techniques - fussent elles aussi fascinantes que les NTIC- une telle vie s'appuie avant tout sur des catégories aussi banales et à la portée de tous que les suivantes:

"Nous vivons dans ce monde-ci et pas ailleurs. [...] Je préfère vivre dans ce monde, pas dans celui des séminaires abstraits. Dans ce monde, les gens ont des besoins réels, des aspirations légitimes: avoir des écoles décentes, des soins médicaux, un travail sain et sécurisé, de l'eau potable, être à l'abri des tueurs, des tortionnaires et des missiles.

La meilleure façon d'aller vers ces objectifs, à un moment donné, est de coopérer avec des mouvements sociaux progressistes, des syndicats, des organisations militantes. Alors c'est ce que nous devrions faire, du moins si nous sommes avec les gens réels dans ce monde - tout en essayant bien sûr d'agir avec ceux qui voient le progrès à court terme comme une base pour atteindre des alternatives plus justes et plus libres impliquant une reconstruction radicale des institutions et des rapports sociaux."

Le pseudo-combat de Stiegler consiste simplement à sembler agir en fonction de la deuxième partie de cette affirmation - voir "le progrès à court terme comme une base pour atteindre des alternatives plus justes et plus libres" - tout en se désintéressant totalement des conditions ordinaires et nécessaires d'une vie bonne.

Comme si un Internet libre et collaboratif allait créer par enchantement les conditions de cette vie meilleure hic et nunc.

Comme si la généralisation de la précarité des intérimaires de l'industrie du spectacle et du divertissement de masse était le point fixe pour une existence souhaitable à venir.

Bullshit.

PS: il faut avoir assisté, comme ça m'est arrivé, à une conférence de Stiegler vantant les potentialités des "technologies numériques", entouré de jeunes gens fixés sur leur smartphone et n'écoutant absolument rien de son discours pour mesurer l'ironie de sa thèse quant à la prétendue qualité de ces technologies en tant que "dispositif attentionnel".

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