Les sophismes de Corcuff.
Ce billet est une réaction au papier de P Corcuff,
http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/280214/retour-des-annees-30-et-panade-gauche
et précisément à la conférence http://unipoplyon.fr/core/wp-content/uploads/2014/02/corcuff_11-02-14.mp3
Une écoute un peu attentive montre que Corcuff développe dans sa conférence une version sophistiquée et apparemment prudente de la thèse éculée de l'axe "rouge brun" et des "extrêmes" qui se rejoignent: soit un lieu commun préféré de la doxa contemporaine, déguisé sous les atours de la "neutralité" axiologique des sciences sociales.
Autrement dit, il ne s'agit ni plus ni moins d'une opinion, peu originale en l'occurence, qui consiste à discréditer à peu de frais une partie des intellectuels de la gauche critique, au prétexte d'un éternel retour de l'hydre fasciste.
La difficulté est que Corcuff ne se livre pas de but en blanc à cet amalgame, et prend un luxe de précautions oratoires...pour bien expliquer ce qu'il ne veut pas dire, tout en le disant quand même... et que l'auditeur peu attentif retiendra in fine.
Premier sophisme: le "retour des années 30".
Attention, il ne s'agit là selon Corcuff que d'une "analogie", c'est-à-dire selon sa propre définition un rapprochement qui contient autant d'identités que de différences. Donc impossible de l'accuser d'amalgame grâce à cette couverture bien pratique.
Or, outre que sa définition de l'analogie ne correspond à rien de ce qui est dans le dictionnaire, elle permet, comme tout sophisme, de dire tout et son contraire, et d'avoir toujours raison. Car quelle est la fonction d'un raisonnement par analogie, sinon de souligner l'identité de deux phénomènes, sans effectivement nier l'existence de différences?
Raisonner par analogie ne se justifie que parce qu'il existe une certaine homologie sur laquelle on insiste pour montrer quelque chose et défendre une idée. Avec Corcuff, on est dans le "retour des années 30", mais attention, c'est très différent des "années 30". Pourquoi alors y faire référence, si ce n'est in fine pour faire passer l'amalgame en contrebande?
Pour comprendre de quoi il retourne, on peut lire Bouveresse ("Prodiges et vertiges de l'analogie"). Ici Corcuff, suffisamment cultivé pour être conscient de l'écueil du raisonnement analogique innove en s'y livrant tout en vidant de son sens la notion même d'analogie. Si on lui rétorque en effet que les années 30 n'ont rien à voir avec notre époque, il peut nous dire: c'est bien ce que j'ai dit! CQFD.
Il reste évidemment l'intention et le titre qui claque: au secours, c'est le "retour des années 1930"! Voilà ce qu'on retient. Il y donc bien une intention: suggérer un "retour" historique, tout en s'en défendant.
Deuxième sophisme: le recours à la philosophie et aux sciences sociales.
Corcuff cherche à défendre une opinion, la sienne, mais la fait passer pour le produit de la science et de la raison. Rien de tel que convoquer Bourdieu et la figure de "l'orchestre sans chef", qui est pourtant une banalité en sociologie, pour convaincre un auditoire peu averti qu'on est devant un discours savant et "objectif", et surtout conscient de lui-même.
La manoeuvre est subtile ici encore, car Corcuff a parfaitement conscience du caractère "bricolé" de la convergence entre les années 1930 et la période contemporaine, ainsi que celle qu'il croit déceler entre les intellectuels de gauche actuels défendant le protectionnisme économique et la droite xénophobe.
Pour faire diversion, il convoque un discours adverse grossier et facile à démonter: celui d'un complot "rouge-brun" destiné à réhabiliter la sombre idée de Nation. Bien entendu, personne n'a jamais imaginé cela, mais Corcuff nous révèle le processus subtil - et pourtant très banal en sciences sociales - d'une convergence sans intention - convergence dont les intéressés - à savoir ces intellectuels de gauche - sont inconscients. Autrement dit, Corcuff est le seul sujet autonome dans l'histoire: les autres intellectuels sont pris dans des déterminations idéologiques qui forcément leur échappent.
En attendant, Corcuff a détourné l'attention de l'aspect le plus fragile et contestable de sa thèse: qu'il existe bel et bien une telle convergence - fût-elle inintentionelle.
Au delà, Corcuff convoque Bourdieu à travers son analyse des idéologie allemandes dans les années 1930, sans aucun rapport donc avec la période contemporaine. Mais comme Corcuff vient de nous convaincre de la pertinence du glissement des "années 1930" à aujourd'hui, tout en précisant qu'il y a autant de différences entre les deux périodes, le lecteur inattentif aura compris que cette analyse spécifique de Bourdieu s'applique très bien à la période actuelle. Ca s'appelle faire parler les morts.
Troisième sophisme: l'accusation d'"essentialisme".
C'est certainement le sophisme le plus ardu à démonter, car il s'appuie sur une limite bien connue du langage et de tout discours général. Corcuff reproche aux auteurs incriminés de prendre les mots pour des choses ou des substances: l'Europe, le Marché, la Mondialisation, L'Allemagne...et tous les mots en -isme.
Cette critique des facultés du langage est absolument justifiée et bien connue des étudiants en philo: le problème, c'est que la conceptualisation - le fait de ranger des objets particulier sous un vocable général - est la base de la pensée. Donc personne n'y échappe, pas plus Corcuff que les autres.
Toute la difficulté consiste à avoir conscience de cet écueil, qui encore une fois est de niveau philo de terminale: le concept de fruit comme essence, n'existe pas, il n'existe que des pommes des poires etc...Plus loin, le concept de poire n'existe pas plus: il n'existe que des poires particulières etc...
Le problème est que pousser à son terme cet inderdit épistémologique de placer des objets particulier sous une espèce générique, c'est tout simplement s'interdire de penser.
Corcuff le sait très bien, il utilise donc cet argument à des fins malhonnêtes.
C'est particulièrement vrai en Histoire, où le caractère construit du discours est quasi-inévitable. S'il faut donc se méfier d'une substantialisation excessive des "phénomènes" historiques - qui seraient valables toujours et partout - il faut bien cependant se donner les moyens de penser ce qui est stable et relativement inerte au cours du temps. Corcuff le fait lui-même à tour de bras, puisqu'il use forcément de concepts tout aussi "génériques": xénophobie, anarchisme, capitalisme, cosmopolitisme, néo-conservatisme etc...
Ainsi dire comme le font les intellectuels incriminés que le "projet européen" est, sous sa forme historique, le point d'entrée de l'idéologie ordo-libérale en Europe depuis sa création, ne signifie pas qu'elle l'est en soi et le sera pour toujours. Mais un certain réalisme suggère qu'il est peu probable que de ce projet tel qu'il s'est sédimenté historiquement puisse un jour donner autre chose, en vertu de l'inertie des institutions. Ce n'est pas "essentialiser" l'Europe (au sens de l'institution) de dire qu'elle est intrinsèquement libérale, c'est regarder les choses en face.
Il n'est donc pas frauduleux de dire "l'Europe, c'est le marché": pris au pied de la lettre c'est en partie inexact puisque cela prétend épuiser ce que l'Europe pourrait être un jour - ce qui estcertes impossible - mais c'est tout simplement bien pratique pour savoir à quoi s'attendre s'agissant de cette institution sur le plan politique et historique.
De même, dire comme le font Todd ou Lordon, que l'Allemagne contemporaine suit une pente "hégémonique" sur le plan économique, ou qu'elle est prise par une vision très spécifique de ce que doit être la monnaie ne revient pas essentialiser les allemands comme d'irréductibles nazis, mais à décrire une tendance stable et bien inscrite dans le temps, qu'il sera difficile de contrecarrer avant longtemps. Cela ne revient en rien à masquer les contradictions internes et l'existence d'une opposition minoritaire à ce modèle: simplement, il faudra que de l'eau coule sous les ponts avant que l'élite allemande ne se déprenne de ces tendances.
Encore une fois, Corcuff a raison de dire qu'il faut se méfier absolument d'une essentialisation excessive: on s'interdirait en effet de penser le changement. Mais ce n'est pas une raison pour caricaturer la pensée des autres.
Comme je l'ai dit, tout porte à croire qu'en matière d'essentialisation, Corcuff n'est pas mieux placé que les autres. En bon anarchiste internationaliste d'Université, il n'y a pas de mal à imaginer ce qu'il pense a priori de l'Etat ou de la Nation, et par conséquent de l'étatitisme et du nationalisme, sinon que ce sont les figures irréductibles du Mal anti-démocratique, la Démocratie étant certainement la forme la plus galvaudée d'essentialisation dans la doxa.
On ne voit pas en quoi il serait plus immunisé que les autres de la nécessité de construire des catégories simplifiées pour forger ce qui reste des opinions politiques, et il n'y a aucun mal à cela, à condition de ne pas péter plus haut que son cul, et reconnaître que l'on ne fait pas autre chose que défendre des opinions.
Quatrième sophisme: le "cosmopolitisme" comme argument opposable au protectionnisme économique.
Corcuff n'entend rien aux questions d'économie, ce qui n'est pas un problème en soi.
Mais il prétend opposer une critique externe forte aux défenseurs de mesures protectionnistes, qui s'inscrivent dans une tradition ancienne de l'Economie politique depuis F List, qu'on retrouve aussi chez Keynes, tradition qui n'a strictement rien à voir avec la philosophie politique. Lequel parmi les économistes incriminés, de gauche, ne s'inscrit pas dans l'universalisme abstrait de Kant ou de Marx si Corcuff prenait la peine de les interroger à ce propos? La moindre des choses est de présupposer qu'ils s'y inscrivent tous, du fait même qu'ils sont de gauche: cela demande certes une bienveillance minimale à leur égard.
En aucun cas la défense du protectionnisme économique ou de la souveraineté monétaire n'entre en contradiction avec les idéaux très lointains du cosmopolitisme abstrait et de la citoyenneté mondiale: en attendant, sur le plan pratique, il est tout à fait légitime de protéger les gens appartenant à la même communauté politique que nous. Un protectionnisme économique raisonné et encadré est parfaitement en accord avec le pragmatisme de Marx, qui conçoit bien que le cadre pertinent de l'action politique demeure, dans l'état des rapports de force institués, celui de l'Etat-Nation, aussi bien à son époque qu'aujourd'hui.
Ce qui est affligeant dans l'approche surpomblante et abstraite de l'internationalisme bêta de Corcuff et de ses amis d'ATTAC, c'est qu'elle nous propose d'attendre passivement l'édification d'une société plus juste et moins violente à la fin des temps. S'il avait lu Lordon un peu plus en détail, Corcuff aurait compris que le protectionnisme industriel et commercial unilatéral n'est pas incompatible avec l'amélioration des conditions de vie et de travail chez nos partenaires: c'est un moyen de freiner le dumping social et l'extraversion exagérée des économies en développement qui les maintient dans une spirale de bas coût de main-d'oeuvre, en forcant ces pays à développer leur demande interne. Dit plus simplement, c'est le maintien actuel du commerce dérégulé qui est le premier vecteur de l'exploitation mondiale du travail par les firmes multinationales.
Ces intellectuels non-économistes qui croient défendre l'ouvrier polonais ou chinois en défendant la mondialisation libérale au nom d'un principe "cosmopolitique" qui voudrait que l'émancipation économique et sociale doit survenir simultanément dans tous les pays du monde, tout en maintenant les règles actuelles du commerce sont de fait leurs pires ennemis et les pires complices du capital. Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
Cinquième sophisme: l'"éthique de responsabilité" et le crime de "malpensée" (Orwell)
Les critiques précedentes étaient d'ordre formel et finalement dénoncent des péchés véniels de la réthorique de Corcuff. On s'attaque là à la partie la moins défendable sur le plan politique et rationnel et pourtant la plus cruciale de l'échafaudage corcuffien.
J'en ai déjà parlé dans un post précédent: l'"éthique de responsabilité" revient à dire qu'il est des vérités qui ne sont pas bonnes à révéler au peuple dans certains contextes, ici la mondée de la droite nationaliste et xénophobe.
Ce principe est absolument contraire à la fois à la tradition rationaliste des Lumières, et à la tradition égalitariste de l'anarchisme. Non seulement c'est une grosse connerie, mais c'est révélateur d'une pensée "élitaire" absolument bourgeoise et totalement obscurantiste: on est clairement dans l'imposture sur le plan politique.
Pour le dire simplement, c'est une version du principe censitaire appliquée au capital culturel: les masses populaires, facilement aveuglées par l'idéologie nationaliste ambiante, doivent être préservées des idées "dangereuses" et "récupérables" par les forces du Mal, grâce à une police de la pensée, dont Corcuff serait le flic suprême. C'est une véritable insulte à l'anarchisme.
Il existe une tradition extrêmement forte dans l'anarchisme politique qui consiste à fonder la transformation sociale sur l'éducation et l'émancipation intellectuelle. En aucun cas elle n'appelle à une auto-censure destinées à protéger les beaufs contre leur propre connerie, ce que sous tend l'"éthique de responsabilité" de Corcuff, qui prend les gens pour des enfants: il s'agit au contraire de fabriquer des sujets autonomes et libres.
L'émancipation, la révolution, la transformations sociale doivent s'apprécier et être évaluée selon cette tradition anarchiste bien plus à travers le processus suivi, qui doit à chaque instant postuler l'égalité fondamentale des citoyens et leur autonomie de pensée, qu'à travers le résultat hypothétique auquel il peut conduire. En ce sens le projet corcuffien est tout sauf anarchiste: il partage avec l'idéologie bourgeoise, le christianisme mais aussi le léninisme l'idée fondamentale que le peuple est incapable en lui-même d'accéder à l'autonomie, et qu'il faut donc lui raconter des fables pour enfants.
Selon moi, et beaucoup d'autres, renoncer à cela, c'est renoncer à tout projet authentiquement libérateur.
En ce sens, le corcuffisme a tout de l'imposture sur tous les plans - intellectuel, philosophique et surtout politique.
Sixième sophisme: l'irréfutabilité apparente du discours
Une des grande forces de l'appareil sophistique est qu'il permet d'aligner des énoncés sans que ceux-ci puissent être réfutés, selon le critère poppérien classique, qui consiste à poser qu'un énoncé doit être réfutable pour être scientifique.
Même si le critère popperien est à manier avec précaution dans le domaine des sciences humaines et politiques, où l'administration de la preuve est quasi-impossible, Corcuff abuse de ce statut forcément émancipé de ce critère des sciences humaines pour dire absolument ce qui l'arrange, sans qu'il soit possible d'y apporter une contradiction franche: on assiste au retour des années 30, il y a convergence impensée entre des auteurs de la gauche critique et la droite xénophobe, la critique des media "fait le jeu" de cette même droite etc...autant d'énoncés parfaitement irréfutables.
Une contradiction interne forte m'a cependant sauté aux oreilles au fil du discours, ce qui montre bien que Corcuff ne s'embarrasse pas de cohérence et de conséquence en construisant son discours et qu'il doit être mu par autre chose que par une quelconque quête de vérité - ou en tout cas de véracité.
En début de conférence, Corcuff, qui se situe sur le plan du discours pratique, veut nous mettre en garde d'un "danger" qui justifie la totalité de son développement:
"Ce néo-conservatisme [...] est en train de monter dans la société française mais aussi dans d'autres sociétés européennes, et il n'est pas impossible de considérer qu'il devienne un jour l'idéologie des élites, l'idéologie dominante"
Rappelons-nous que Corcuff inclut dans cette nébuleuse néo-conservatiste le pseudo "nationalisme" des intellectuels de gauche défendant le protectionnisme économique. C'est là que ropose l'essentiel de la charge de Corcuff contre ces économistes, dont il reconnaît par ailleurs la pertinence des propos, mais qu'il fustige au nom de son "éthique de responsabilité".
Or que dit-il bien plus loin à propos des mêmes économistes accusés de "fétichiser" la Nation:
"Si l'on regarde d'ailleurs l'histoire des gauches radicales depuis la 2e guerre mondiale, les intellectuels critiques ont pourtant plus de probabilité de peser sur les mouvements sociaux que sur les politiques étatiques, en tout cas s'ils restent critiques, et en général hors de leur portée, hors du seul niveau rhétorique.[...] Pourtant ces intellectuels critiques sont tentés de surestimer la place des mesures destinées aux institutions étatiques, comme si ils avaient en leur for intérieur un âme de gouvernant, une âme de conseiller du prince, ou comme si un Lénine someillait en chacun."
De deux choses l'une, soit ces intellectuels sont à même d'influencer l'"idéologie dominante", soit ils ne le sont pas.
La deuxième proposition, qui hélas est réaliste et plutôt lucide, constitue un argument à charge mais parfaitement recevable contre la performativité de leurs propositions qui reviennent selon lui à pisser dans un violon - pour qui n'est pas dupe de la comédie d'un Montebourg, caution pratique du feu gouvernement Ayrault. Mais elle entre en totale contradiction avec la première. Dans ce cas en effet, plus rien ne justifie la charge de Corcuff contre ces soi-disant fétichistes de l'"Etat-Nation", voués de toute façon à demeurer parfaitement inaudibles et innoffensifs.
On se demande alors pourquoi il prend la peine de les attaquer, et le gros soufflé de la "convergence" rouge-brune impensée se dégonfle tout seul.
Qu'y at-il derrière cette charge contre ces intellectuels, si ceux-ci sont de fait de petites choses inoffensives? Simplement un présupposé anti-étatique que Corcuff déroule paresseusement en suivant ce qu'il suppose être un principe fondateur de l'anarchisme. Ce genre d'anarchisme universitaire se moque complètement des conditions concrètes d'exploitation des victimes de la mondialisation libérale: ce qui compte, c'est de désigner le Mal défini de façon caricaturalement essentialiste - en l'occurence, par ordre croissant d'ignominie supposée, l'Etat-Nation, le Prince, Lénine.
De l'opinion mise en forme, voilà à quoi se résument les "cours" de Corcuff.