Claude - Claude Sixou, si proche, si précieux, ne pouvait plus lutter. Il s'est éteint doucement chez lui ce Vendredi, entouré et aimé.
Au-delà de l'ami intime que certains d'entre vous connaissaient, c'est un homme de l'Histoire qui nous concerne tous qu'il faut saluer.
En d'autres temps, en Algérie, Claude a été chargé de la mise en œuvre du protocole d'accords franco-algériens sur le pétrole, pendant la période transitoire – période de négociation des Accords d'Évian, qui s'est conclue sur leur mise en œuvre. Il a pu alors récupérer les permis d'exploiter le pétrole qui avaient été accordés, à tort et à travers, à des particuliers.
C'est l'historien Mohammed Harbi, son compagnon de toujours, qui nous transmet cette lettre « JE NE RÉPONDRAI PAS » que Claude (Joseph Sixou) avait adressée, en 1956, au président de la République René Coty – il y explique pourquoi il n'effectuera pas le service militaire qui a engagé sur le terrain de la guerre toute une génération. Sa lettre a été publiée un peu plus tard sur cette page du journal L'ACTION (ancêtre de JEUNE AFRIQUE) que vous trouverez en document attaché :
JE NE RÉPONDRAI PAS
Un israélite algérien, M. Joseph Sixou, ingénieur de l'aéronautique, nous communique la lettre ci-dessous qu'il a adressée à M. René Coty, président de la République Française, pour lui expliquer les raisons de son ralliement au F.L.N.
« Monsieur le Président de la République Française,
Le sursis qui m'avait été accordé par l'autorité militaire pour terminer mes études venant à expiration, je dois être appelé incessamment pour accomplir le service militaire. J'ai le devoir de vous informer que je ne répondrai pas aux convocations qui pourraient m'être adressées et de vous expliquer en détail les raisons de mon attitude :
Je suis né à Tiaret en Algérie le 11 juin 1931 et j'y ai vécu plus de vingt ans de ma vie. Très tôt, j'ai eu l'occasion de vérifier personnellement la fausseté de l'affirmation des gouvernements français selon laquelle l'Algérie serait une province française.
C'est lorsque je vins en France pour la première fois et que je liais connaissance avec des démocrates français que j'ai commencé à prendre conscience qu'il y avait des causes profondes aux maux dont souffrait ma patrie ; j'acquis la conviction, qui ne s'est nullement démentie par la suite, qu'il était possible de construire une Algérie libre, heureuse à condition d'abattre l'odieux régime colonial qui lui avait été imposé voilà plus de cent vingt ans. Il m'apparut que mon devoir était d'œuvrer à hâter la venue de cet heureux événement. Il n'en fallut pas plus au Ministre de l'Air en exercice pour m'exclure, sous un prétexte futile dû à mon inexpérience, de l'École Nationale Supérieure de l'Aéronautique où j'avais été admis après trois années de préparation à un concours difficile.
Je suis retourné dans mon pays où j'ai exercé pendant un an le métier de maître auxiliaire d'enseignement au collège de Tiaret ; aujourd'hui quelques-uns parmi les meilleurs de mes élèves musulmans sont militaires dans l'Armée de Libération Nationale.
L'année suivante j'ai suivi les cours de la Faculté des Sciences d'Alger : c'est-là, à la Maison des Étudiants Musulmans, que j'ai lié quelques-unes de ces amitiés qui comptent dans la vie d'un homme ; de mes amis les uns sont déjà glorieusement tombés pour leur patrie, les autres sont dans la lutte.
C'était pour moi la première fois que je me trouvais mêlé aussi intimement aux masses profondes de mon peuple sur la seule base où la rencontre était possible, sur la base de l'anti-colonialisme.
En deux ans, je fis dans cette voie des progrès extraordinaires : cette carapace d'incompréhension qu'on avait accumulée entre deux communautés sœurs fondait comme neige au soleil de l'estime réciproque ; je redécouvrais les multiples affinités qu'un siècle d'une politique d'assimilation forcenée n'avait pu faire disparaître ; je découvrais, et cela croyez le bien, cela sera porté au terrible dossier d'accusation du colonialisme français, que j'avais une Patrie, que je n'en avais jamais eu qu'une et que j'avais été incapable de la voir pendant plus de vingt ans…
En septembre 1954, en application d'une loi d'amnistie (qui d'ailleurs avait été votée principalement en vue de réhabiliter certains collaborateurs) je fus réadmis à l'École Nationale Supérieure de l'Aéronautique.
Dans les conditions qui étaient celles de l'Algérie à cette époque, il était de mon devoir de revenir en France pour y étudier afin de préparer à ma patrie un de ses cadres techniques dont elle aura un si urgent besoin dans un proche avenir.
Comme des millions d'Algériens, j'ai accueilli les nouvelles du 1er novembre 54 avec un indicible sentiment de joie et de fierté : il me semblait que j'attendais ce jour depuis la défaite d'Abdelkader.
En vérité, il ne s'y mêlait qu'une seule appréhension, celle de voir ces hommes valeureux se faire massacrer jusqu'au dernier (comme cela est déjà arrivé tant de fois) avant d'avoir pu grouper derrière eux l'ensemble du peuple algérien. Je n'ai jamais dissimulé ces sentiments dans la mesure où j'estimais que leur manifestation contribuait à approcher l'heure où cesserait cette tuerie « imbécile et sans issue » pour la France.
C'est ce qui me valut, sans doute, les dernières mesures des services de la Sécurité Air : annulation de mon contrat de travail avec la SNECMA et radiation de la liste des promus au grade de sous-lieutenant de Réserve, sanctionnant les cours de l'Instruction Militaire Obligatoire où j'avais obtenu des notes suffisantes. (…)
Si je vous ai exposé en détail toutes les raisons personnelles de mes actes, Monsieur le Président de la République, c'est qu'il se trouve en France des gens pour dénier aux Algériens non musulmans tout sentiment de patriotisme : ils trouvent plus commode de les affubler du nom de traître, alors que, comme il ressort clairement de ce que je vous ai exposé, la véritable traitrise serait pour moi d'agir d'une autre façon ; c'est aussi parce que, Algérien de culture française, j'ai toujours raison de m'inquiéter de la détérioration croissante des rapports franco-maghrébins. Je désire passionnément une collaboration amicale et fructueuse dans tous les domaines entre la France et l'Algérie ; mais ni moi, ni aucun autre patriote Algérien n'acceptera jamais plus que cette association soit celle du cavalier et du cheval.
C'est pourquoi, avant qu'il ne soit trop tard, dans l'intérêt du peuple français aussi bien que dans celui du peuple algérien, dans l'intérêt même des français qui vivent de leur travail en Algérie, il faut reconnaître l'indépendance de l'Algérie et négocier avec le Front de Libération Nationale ».
Joseph Sixou
Ingénieur de l'Aéronautique