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Billet de blog 8 février 2017

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L'Arabe peut-il parler?

A-t-on légitimer « sans le savoir » le meurtre de masse en Syrie ? Les médias français, par la surexposition d'images violentes et la mise sous censure du quotidien syrien, ont-ils participé à l'incompréhension de la situation réelle en Syrie, et à l' effacement progressif de la Révolution dans l'agenda médiatique ?

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Illustration 1
© Bill Viola - Chott el Djerid

L'invention du «bourbier syrien»1
Les discours médiatiques et politiques ont maintenu le brouillard sur l'in situ de la Révolte et de la guerre en Syrie.
Il y avait en 2011 une position claire d'une grande partie du peuple contre le régime. Je le répète sans accuser les sceptiques qui ont été également soumis à la confusion des sens orchestrés par les médias français de tout bord. Le grief ne va pas d'abord à l'encontre des sites pro-russes ou des médias d'extrêmes droite, mais envers le discours ambiant en France, qui a permis je crois, l'effacement de la révolte au profit d'un «voir» généralisé de la violence et de la destruction.
"Des images de masques, de visages défaits ou aveuglés – des images d’altération. Ce n’est pas la guerre qui a lieu là-bas, c’est la défiguration du monde2[...]Ainsi, l’information ‘en temps réel’ se meut dans un espace complètement irréel, donnant enfin l’image de la télévision pure, inutile, instantanée, où éclate sa fonction primordiale, qui est de remplir le vide, de combler le trou de l’écran par où s’échappe la substance événementielle »3

Qui ne connaît pas aujourd'hui ces images d'Alep-Est détruit et vu du ciel, des images quasi ludiques, où l'on se promène au dessus des ruines de notre Histoire? Qui n'a pas pleuré pour Palmyre et les restes de notre héritage à tous? Les mêmes ont peut être été ému par la lutte indépendantiste kurde portée par de courageuses femmes contre la barbarie islamiste. Toutes ces choses sont vraies, Palmyre a été bombardé, Alep Est ravagé, les kurdes ont âprement combattu l'EI. Mais l'empathie européenne dans ce cas a quelque chose de viciée.  La Syrie devient le fossile d'une civilisation perdue. Comme les peuples premiers qui formeraient les racines à ciel ouvert de notre évolution, et à qui l'on porte une attention toute paléonthologique alors qu'ils sont nos contemporains, Palmyre, gloire d'un passé glorieux est aux mains des barbares! Halte! La civilisation s'insurge! 4

Illustration 2

Bref, au delà des symboles récupérés pour l'audience et la sympathie des masses, je vois l'oubli dans lesquels ont été plongés les centaines de slogans et les vendredis à l'épreuve de la rue, les comités locaux de coordination et leur programme pour la Syrie de demain, les organisations civiles, la solidarité entre les villes, les quartiers, les appels de Kafranbell et la révolution quotidienne, cette dangereuse fourmilière d'idées et d'actions pacifiques qui ont fait des Syriens un peuple libre mais promis à la mort. Enfin, je vois à quel point les citoyens du monde entier forment un tiers-monde muet, des sans-paroles éteins derrière la mise en scène de leurs bourreaux. Le récit de la révolte populaire n'a ainsi pas trouvé d'écho à sa hauteur.

«

Il y a un phénomène de lassitude,

nous dit Georges Malbrunot, rédacteur au Figaro

,

« et le phénomène syrien mobilise moins de ressorts nationaux que celui entre Israël et les Palestiniens, qui est passionnel

»

5

L'insupportable bataille de l'image se substitue donc à l'insupportable de la guerre. S'est ainsi constitué en France un oubli de la révolution syrienne, résultat équivalent de la surexposition d'icônes telles que l’État Islamique et de la mise sous censure du quotidien syrien, civil et / ou révolutionnaire.
En effet, si la mort syrienne habite désormais notre imaginaire par le biais d’icônes macabres familières, notre regard a moins l’habitude des multiplicités vivantes de ce pays.6

Les «  systèmes de représentations portent en eux-mêmes une forme d’autorité répressive, [et] ne permettent pas ou n’offrent pas d’espace pour que ceux qui sont représentés puissent intervenir »

7
Le champ lexical du mystère qui imprègne une grande partie des unes sur la Révolution et la guerre en Syrie depuis 2010 participe à l'éloignement du monde arabe de notre monde à nous.8 Le phénomène est massif, les images en avant montre des rebelles bien décorés ou bien les seules images de familles fuyant les terroristes ou la violence de la guerre dans des colones de fumée.

Illustration 3
© Guillaume Briquet AFP

Que les médias français ne se soient pas faits les relais des citoyens en Syrie est une honte, mais qu'ils aient mis en scène la Révolution comme un seul vivier de terrorisme est un crime qui doit être poursuivi par un tribunal d'opinion. L'importance des discours et des mots ne doit être minimisée, il ne s'agit plus d'écrire un billet quand plusieurs centaines de milliers de personnes ont été tuées.

Se laisser aller aux fantaisies romantiques d'un

monde arabe opaque et toujours en proie aux violences et aux manipulations,

a permis une fois de plus d' évincer

l'arabe

comme sujet conscient, et à faire de lui l'une des deux figures les plus attendues : le terroriste ou sa victime.


 PS : J'ai fait un tour en librairie pour vérifier quelque chose. Effectivement, les pays arabes sont les seuls à avoir « leur monde » au rayon tourisme. Comme le monde animal je crois, ou le monde marin. Mais je n'ai pas entendu parler encore, d'un monde européen ou américain.



Recevez cet article comme une maigre contribution à la dignité du peuple syrien, et de tous les peuples soumis à la guerre de l'image et aux répressions de toute sorte.



1 http://www.lesechos.fr/28/09/2015/lesechos.fr/021360973953_le-bourbier-syrien-en-quatre-questions.htm« C'est peu dire que la Syrie semble aujourd'hui au coeur d'un maelstrom incompréhensible, reflétant des conflits ethnico-religieux inextinguibles »
2 Jean Baudrillard, La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Galilée, Paris, 1991, p. 35.
3 Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008
4 http://www.20minutes.fr/monde/1679511-20150904-syrie-cite-antique-palmyre-bientot-reduite-poussiere-daesh
5 http://www.lesclesdumoyenorient.com/Couverture-mediatique-des-conflits.html
6 Leverrier, Ignace, «  La mise en place en Syrie des organisations de la société civile », in Actes du colloque IlaSouria, n° 01 p. 109.
7 Luste Boulbina, Seloua, Edward W. Saïd Dans l'ombre de l'Occident, et autres propos. Suivi de Les Arabes peuvent-ils parler ? de Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014, 203 p, p 15.
8 http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2015/10/13/31002-20151013ARTFIG00353-syrie-qui-se-cache-derriere-les-rebelles.php. Ici c'est un spécialiste du terrorisme et de la criminalité organisée qui répond aux questions du Figaro.

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