C’est en perdant ses archives que la France a commencé à se construire.
Lors de la bataille de Fréteval, en 1194, Philippe Auguste voit disparaître les documents attestant des droits féodaux et des possessions royales. Ce traumatisme fondateur le pousse à créer, peu après, un lieu sûr pour conserver les preuves de la souveraineté : les archives royales, déposées dans une chambre forte du Louvre.
De cette perte naît un réflexe politique : garder la trace pour garantir le pouvoir. Le royaume s’institue à travers l’écriture. C’est parce qu’on écrit, qu’on classe et qu’on archive, que la France devient une administration, puis un État, puis une Nation.
L’historien, depuis lors, vit de cette matière. Il déchiffre, relie, interprète. Il sait que chaque parchemin, chaque registre, chaque télégramme est un fragment d’humanité sauvegardée. Écrire l’histoire, c’est empêcher l’oubli de se transformer en pouvoir. Mais que reste-t-il de ce rapport à la trace, à l’heure des clouds et des serveurs ?
Nos archives contemporaines ne sont plus des liasses reliées de cire, mais des data centers, forteresses de métal et de froid, situées parfois à des milliers de kilomètres du lieu où les données ont été produites. Et ces forteresses n’appartiennent pas à la République : elles appartiennent à des entreprises privées, souvent étrangères. Nos correspondances électroniques, nos bases administratives, nos échanges diplomatiques, nos travaux scientifiques eux-mêmes reposent sur des infrastructures dont l’État ne contrôle ni la structure, ni la pérennité.
Les archives d’Emmanuel Macron, demain, ne seront peut-être qu’un empilement de disques durs, de fichiers cryptés, de messageries inaccessibles, de formats devenus illisibles. On s’émeut, parfois, du vol de bijoux au Louvre. Mais le vrai vol est ailleurs : dans ces millions de documents, d’échanges, de rapports, d’archives publiques ou privées que nous avons laissés partir vers des serveurs étrangers.
La République pleure un bijou, mais oublie qu’elle a cédé ses diamants de mémoire.
La perte est invisible, silencieuse — celle d’un patrimoine intellectuel et politique qui, peu à peu, cesse de lui appartenir. À qui appartiendra, dans cinquante ans, la mémoire numérique de la France ? À Amazon Web Services ? À Microsoft Azure ? À Google Cloud ? Et surtout : qui garantira la continuité de la trace, lorsque l’algorithme aura remplacé l’archiviste ? Car le problème n’est pas seulement celui de la propriété, mais celui du sens.
Les archives, jadis, étaient des signes matériels : du parchemin au cachet, du papier au microfilm. Leur matérialité faisait preuve. Aujourd’hui, leur immatérialité fait doute. Quand un courriel disparaît, qui s’en aperçoit ? Quand une base de données est corrompue, qui le sait ? Quand une intelligence artificielle trie ou résume des documents, qui contrôle ce qu’elle efface ? L’historien de demain devra-t-il écrire l’histoire sans archives ? Il pourra interroger des traces numériques, certes, mais sans garantie d’authenticité, sans certitude de conservation, sans matérialité du document.
L’archéologie du futur sera une archéologie de l’absence. On écrit pour ne pas oublier ; on archive pour transmettre. Mais à l’ère des machines apprenantes, ce ne sont plus les hommes qui se souviennent, ce sont les systèmes. Et ces systèmes, souvent, n’ont pas de mémoire — ils n’ont que des données.
Si l’État français s’est jadis construit autour de ses archives, il se délite aujourd’hui dans la délégation de leur garde.
Nous avons confié notre passé aux serveurs d’autrui.
Or une nation qui ne maîtrise plus sa mémoire finit par dépendre de ceux qui la conservent.