Des juges indépendants : même de leurs préjugés et préférences ?
Beccaria, l’un des plus éminents philosophes du droit, avait déjà indiqué dès la fin du 19ème siècle que le plus grand risque d’arbitraire tenait aux magistrats (dans leur individualité, leur personnalité et leurs tendances personnelles) plus que dans les lois, toujours choisies par le peuple. C’est pourquoi la loi se devait d’encadrer le plus précisément possible les décisions des juges, afin que leur « fantaisie », leurs idées personnelles, n’entrent pas en ligne de compte. Le fait que le juge apprécie peu les petits bretons aux yeux bruns et qui écoutent du death-metal (comme l’auteur de ces lignes) ne doit pas entrer en ligne de compte si je passe un jour devant une cour de justice. Voilà pour la théorie.
En France, on feint parfois de l’ignorer, mais les juges s’avèrent être… des êtres humains, et non pas des abstractions. En tant que tels, et fort légitimement, ils ont des goûts, des préférences, et même (qui l’eut cru !) des tendances politiques. Par exemple, sur le plan sociétal, ils semblent partager une conception familiale très marquée par le rôle de la mère (comme en témoignent les décisions en matière de justice des enfants), ce qui est une conception estimable mais qui ne ressort pas, stricto sensu, de la Loi. Les élections professionnelles les plus récentes, comme les études d’opinion, nous apprennent également que ces tendances les font adhérer politiquement très majoritairement à la gauche ou à l’extrême gauche (ce qui, c’est à noter, leur fait un point commun avec les étudiants en sociologie).
Le juge comme nouvelle source de Droit
Mais, pas d’inquiétude, puisque leur déontologie ainsi que le cadre légal nous assurent à chacun un traitement « neutre » et « indépendant ». Sauf que c’est ici que le bât blesse. Car en régime libéral, le juge devient prescripteur de normes et d’inflexions à la Loi. Il l’interprète selon ses propres conceptions. Par exemple, lorsque la Constitution parle de « bonne administration de la Justice », le juge peut en conclure qu’il n’est pas conforme à la sérénité de la justice d’inquiéter deux candidats sur trois, pour des faits anciens, soudainement à quelques semaines de l’élection, laissant le troisième (issu du gouvernement qui a nommé le procureur « indépendant » ayant déclenché les enquêtes…) se faire élire alors qu’il n’était même pas qualifié au second tour. Il peut se dispenser d’actes dont il sait que la symbolique médiatique les rend incompatibles avec la présomption d’innocence, sachant qu’il ne sera pas en mesure en tout état de cause de juger les faits avant les élections. Ou alors, le juge peut considérer que « la bonne administration » de la justice consiste à ne pas faire de différence entre les citoyens, et à ne pas tenir compte du processus électoral. Là-dessus, la Loi ne dit rien, et le juge interprète à sa guise.
Bref, à bien des égards, le Droit (et le Juge) se substitue à la Loi (donc à la volonté populaire) : c’est le cas avec la Cour Européenne des Droits de l’Homme. C’est également le cas parfois avec la Cour Suprême américaine.
Le juge contre les citoyens
Or, que nous dit Neil Gorsuch, le juge nommé par Trump (mais soutenu par le New York Times) à cet égard ? Dans un article de 2005 pour la National Review, Gorsuch écrivait :
« Il est certain que plusieurs avancées des droits civiques ont été permises par des procès devant la Cour Suprême […]. Mais au lieu d’avoir recours au droit pour des cas exceptionnels, il faut reconnaitre que la gauche américaine [American liberals] est devenue accroc aux prétoires, s’appuyant sur les juges et les avocats comme outils principaux pour faire avancer leur agenda social (mariage gay, euthanasie…), plutôt que sur les électeurs et les urnes […]. Cette addiction démesurée aux palais de justices est mauvaise pour notre pays, et mauvaise pour la Justice. »
Point de « juge bashing » ici : ce sont les propos d’un magistrat émérite, dans une revue conservatrice sérieuse. Ce que Gorsuch indique, c’est qu’effectivement les juges sont sortis de l’enclos du droit, de la loi, pour mettre en œuvre des conceptions d’un autre ordre, idéologiques pour partie, idiosyncratiques pour le moins. Le monde judiciaire se considère comme ayant vocation à imposer, y compris contre la volonté du peuple, des principes, des normes et des valeurs. Or, avec les « valeurs » c’est le domaine de la préférence subjective qui ressurgit.
Conséquence, continue Neil Gorsuch : « la politisation des juges fragilise ce qui était leur seul réel atout : leur indépendance. Les juges en viennent alors à être considérés comme des politiciens. » C’est dans ce contexte que s’inscrit la polémique Fillon, et les médias comme les juges auraient tort de faire mine de n’y voir que les artifices rhétoriques d’un complotisme visant à s’exonérer à bon compte.
L’irruption du judiciaire dans la campagne électorale, visant les deux anciens favoris, pour des faits anciens qu’il y aurait eu tout loisir d’évoquer plus tôt (les faits n’étaient pas dissimulés, contrairement à l’affaire Cahuzac qui sert de comparatif de manière erronée pour justifier la célérité des actes) est problématique quoi que l’on dise. S’il n’y a pas de trêve électorale, il n’y a pas de raison non plus de faire de la justice spectacle (avec pour effet inévitable de piétiner la présomption d'innocence) en plein cœur de la campagne. C’est soit trop tôt, soit trop tard.
D’autant que des affaires ont été soulevées par la presse concernant d’autres candidats, sans que les juges n’ouvrent de procédure. C’est le cas par exemple sur le financement d’Emmanuel Macron, ainsi que sur sa consommation de l’enveloppe de frais à Bercy. Autrement dit, si l’élection doit se transformer en concours de vertu, pourquoi les mêmes moyens ne sont-ils pas mis pour enquêter sur les allégations visant Macron ? Pourquoi les articles de presse et les livres de journalistes qui y ont été consacrés n’ont-ils pas entrainés l’ouverture d’une enquête, comme l’article du Canard ?
Bref, dans un pays qui a vu un syndicat de magistrats afficher un « mur des cons » ciblant la droite et l’extrême droite, le moins que l’on puisse attendre des juges en période électoral est qu’ils soient au-dessus de tout soupçon. Entre le choix de leurs cibles et leur calendrier, c’est un euphémisme que de constater qu’ils ne le sont pas.