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Billet de blog 13 décembre 2022

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Souffrance au travail : le paradoxe de l'ergonome

Tenter d'améliorer les conditions de travail des salariés d'une entreprise, mais voir son propre métier impacter négativement sa vie. C'est la contradiction que vit une part importante de la profession d'ergonome aujourd'hui, coincée entre des impératifs de productivité et son éthique. Le symptôme d'un marché de l'emploi qui préfère « le social washing » à considérer le facteur humain.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Gerd Altmann

« Ce qui me déplaît le plus c'est la pression temporelle, la course à la rentabilité. On doit se tordre pour compenser le manque de ressources en temps et en personnel. » Pierre*, ergonome, travaille dans une entreprise de sous-traitance à Toulouse et ressent une perte de sens dans son métier. Étudiant en psychologie, il a choisi l'ergonomie pour ses débouchés professionnels et son utilité sociale. Une fois sur le marché de l'emploi, ses espoirs ont vite été douchés par des cadences infernales.


Pour tenir le rythme, Pierre confie que lui et certains de ses collègues bâclent parfois leurs rendus : « Il n'y a pas d'énormes abus, mais plein de petits renoncements qui finissent par peser ». Un constat que partage Max*, également ergonome en sous-traitance. « Je suis sur le marché de l'emploi depuis cinq ans environ, j'ai revu mes exigences à la baisse. Le problème, c'est que mon travail est limité par des raisons budgétaires. » Un exemple parmi d'autres, son entreprise réalise des économies sur le nombre d'utilisateurs finaux censés garantir un produit. « Alors que je devais tester un nouveau cockpit pour un client dans l'aéronautique, on ne m'a donné que quatre pilotes pour réaliser le test sur les huit demandés. » Les résultats du test étaient donc moins fiables.


Une qualité de travail diminué qui déplaît aussi à Julia* : « Le recueil de besoins appris à la faculté ? Pas le temps de bien le faire. Pas le temps non plus de vraiment échanger avec les utilisateurs finaux. T'es là, sur la fin, quand il y a besoin de certifier un produit. »


Pourtant, l'ergonomie est une science qui revête une importance certaine. Elle peut améliorer la santé et la sécurité des travailleurs. Ainsi, un ergonome cognitif peut limiter le nombre d'informations qu'affiche un écran, pour en diminuer la charge mentale. Un ergonome physique peut présenter des solutions pour corriger une posture de travail qui use prématurément le corps d'un ouvrier. Un ergonome organisationnel peut adapter une structure de travail stressante au rythme physiologique des individus : aménagement des horaires, travail à distance, etc.

Une pression temporelle aux formes multiples

Qu'il soit chercheur, interne, ou externe (en sous-traitance, indépendant), l'ergonome a besoin de temps pour réaliser une étude approfondie et un diagnostic. Ce que Pierre, Max et Julia n'ont que trop rarement à leur goût.

L'impératif de rentabilité s'impose sous des formes diverses. La première d'entre elles, des délais de mission parfois trop courts dus à des volumes de travail fixés à l'avance et inadaptés. « Chaque mission est différente et soumise à ses propres aléas. Elle nécessite donc une quantité de travail différente. Ce fonctionnement est inopérant et se fait aux dépens soit de la qualité du travail, soit du travailleur », confirme Pierre.

L'impératif de rentabilité s'exprime aussi par des tâches administratives non prises en compte dans le temps de travail. Une véritable « usine à gaz ». « Dans ma boîte, on doit pointer ses heures, explique Pierre. Pour rentabiliser, la hiérarchie tente de faire passer cela sur les horaires payés par le client. Pour ne pas avoir à financer cette activité en interne. » Pour l'ergonome externe, qui mène plusieurs missions de front, un effet domino peut alors s'enclencher. « Si tu es en retard sur un projet, tu peux être tenté de récupérer quelques heures sur un autre projet. Sur ce dernier, tu vas aussi prendre du retard et ça devient un cercle vicieux. »

Autre difficulté, plus spécifique à l'ergonomie en sous-traitance : la polyvalence. L'ergonome doit souvent remplir une mission qui n'est pas de l'ordre de sa spécialité (cognitive, physique, organisationnelle) ou dans des milieux professionnels qu’il ne connaît pas. Il faut alors apprendre sur le tas le jargon technique propre au secteur d'activité étudié (informatique, industriel, technologique, etc.). Un des facteurs de stress le plus important pour Pierre. « Direct, on attend de toi que tu sois productif, mais ce n'est pas possible. Si tu te goures, tu donnes une mauvaise image de la boîte.»

S'il est vrai qu'un ergonome interne possède « plus de marge de manœuvre » qu'un sous-traitant, selon Max, son sort n'est guère meilleur : « De mon expérience, c'est l'un des métiers où j'ai vu le plus de souffrance, que ce soit en sous-traitance ou en interne. »

Une spécialité peu appréciée

« L'ergonome, déplore Julia, n'est pas forcément apprécié plus que ça par les autres corps de métiers. » Un manque de considération qui peut alimenter ou prendre source dans certaines situations de conflit. « Dans mon entreprise, poursuit-elle, les ergonomes interviennent tard sur les projets, au milieu ou à la fin. L'ergonomie n'est pas au centre du "process". Nous sommes appelés au mauvais moment et pour de mauvaises raisons. Le design est déjà réfléchi, acté. T'es là pour la certification du produit. Parce que tu arrives trop tard, si tu demandes à un autre employé de modifier son travail, tu lui en rajoutes. »

Une demande qui peut alors mettre l'interlocuteur de l'ergonome en défaut par rapport à sa propre hiérarchie, comme l'explique Max. « Une fois, une valve d'un avion allait clairement générer des troubles musculo-squelettiques pour l'ouvrier qui la manipulerait. Elle était mal placée et son accès très restreint. J'ai demandé à ce qu'elle soit repositionnée, mais le designer de l'entreprise-client a refusé. Pourquoi ? Le design était trop avancé. Le retoucher aurait eu pour conséquence qu'il demande un budget supplémentaire à son n+1, ce à quoi il se refusait. On avait été sollicité trop tard. »

Quand Pierre tente de sortir d'une logique productiviste, une double-hiérarchie s'impose alors à lui : celle de son manager et de son client. « La sous-traitance permet la lâcheté et accentue la toxicité. Une fois qu'il a payé, le client est roi. Il peut te mettre la pression indirectement, via ta direction. Si c'est le cas, mon manager ne va pas forcément chercher à comprendre. Il va demander de tenir les délais. De son point de vue, si les autres ergonomes le font pourquoi moi ne le ferais-je pas ? Dans ce cas, j'essaie de bricoler une solution. Ça peut être assez vite expédié. Dans mon entreprise, on évolue dans un stress assez constant. »

Alex est ergonome à la DGA (Direction générale de l'armement). Une entreprise publique qui a notamment pour fonction la coordination et le suivi des programmes d'armement de l'armée française. Chef de projet, Alex supervise les ergonomes des entreprises ayant décroché un contrat. Il observe chez certaines entreprises-clients un manque de considération pour ses ergonomes. « J'appuie souvent les ergonomes de certaines entreprises, notamment Airbus, parce que je sais qu'ils ne sont pas écoutés en interne. En y réfléchissant, c'est forcément vecteur d'un mal-être pour eux. L'ergonomie, c'est la dernière roue du carrosse. On bosse parfois "quick and dirty" (vite et mal). Personnellement, je fais partie d'une équipe et tout le monde bosse ensemble. Ça va. C'est différent d'un ergonome isolé, qui subit toute la pression. »

Une vie sociale réduite au minimum

Si l'ergonome refuse de bâcler son travail, ne lui reste qu'une solution : enchaîner les heures supplémentaires non payées. C'est le « piège » du surinvestissement. Atteindre l'objectif fixé quel que soit le nombre d'heures nécessaire devient alors une obligation, au prix de sa propre santé, afin de donner sens aux efforts fournis. « Ça m'arrive de bosser jusqu'à 22 voire 23 heures, confie Pierre. Le pire, c'est que je ne suis que rarement satisfait du rendu, car la pression temporelle m'empêche de prendre plaisir à mon travail. »

Conséquence de ce surinvestissement, une vie sociale très réduite voire inexistante. Julia a perdu des amis par manque de temps disponible. « Aujourd'hui, j'ai 30 ans. Je bosse entre 45 et 50 heures par semaine. Avant mon burn-out, c'était plus. Cela fait 4 ans que je n'ai personne dans ma vie. Je ne peux plus me permettre de la laisser de côté. J'essaie de sortir du credo : vivre pour travailler. »

Effet pervers, aux yeux de certains proches, c'est l'ergonome lui-même qui apparaît responsable de sa situation. Faire porter le blâme à l'individu est un phénomène connu dans le domaine de la santé mentale selon Béatrice Barthe, chercheuse en ergonomie à l'Université Toulouse Jean Jaurès et présidente de la SELF (Société d'ergonomie de langue française). « Quand il s'agit de dépression, de burn out, on renvoie toujours le problème à la sphère personnelle. On dit d'une femme "qu'elle est fragile". On dit d'un homme que "sa femme l'a quitté". Ce qui est important, c'est de passer du point de vue de la personne à celui de l'organisation du travail. Quand un employé se met en arrêt dans une entreprise, il ne sera jamais le seul très longtemps. Cela devient vite une épidémie. Parce que ce n'est pas la fragilité d'une personne qui est vectrice de souffrance, mais les conditions de travail. »

Les risques psycho-sociaux chez les ergonomes, un phénomène peu connu

Pierre, Max et Julia affirment qu'eux-mêmes et nombre de leurs collègues ergonomes souffrent au travail : burn-outs et arrêts-maladies ne sont pas rares. Irritabilité, problème de sommeil, anxiété : les maux sont nombreux. « Dans mon environnement de travail proche, c'est-à-dire ma boîte et plusieurs de ses entreprises-clients [donc des internes], je connais 5 ergonomes actuellement en arrêt, confie Julia. J'ai une collègue à qui il arrive de pleurer chez elle le soir, après le boulot. Comment en est-on arrivé là ? »

À titre personnel, la jeune femme a connu deux arrêts de travail brutaux, qui ont nécessité qu'elle se repose plusieurs mois. « Il y a trois ans, je n'ai rien vu venir. J'étais dans une période assez étrange. J'allais peut-être partir à l'étranger pour y travailler. J'étais également un peu trimballé émotionnellement. Un dimanche, mes parents sont venus me chercher parce qu'ils avaient compris que j'allais mal et m'ont ramené chez eux. J'y suis resté un mois entier pour me reposer. C'était un épuisement professionnel, je manquais de beaucoup de sommeil. En fin d'année dernière, j'ai fait un burn-out. Ça a duré deux mois. Je ne dormais plus parce que je pensais tout le temps au boulot. Je n'arrivais pas à dire non, on me rajoutait tout le temps du "taff". À cela, s'est rajouté des problèmes familiaux et mon équilibre s'est pété. Je suis de nouveau partie en arrêt. »

Pierre, Max et Julia vivent leur travail comme une course à la rentabilité. Ils se vivent comme une caution d'un système plus intéressé par « la recherche de profit » que par le bien-être au travail. « Même si ça peut changer d'un client à l'autre, tempère Max. » Si aucun des trois n'envisage pour l'instant d'arrêter l'ergonomie, tous pensent sérieusement à se reconvertir. Max aimerait peut-être devenir psychologue. Julia se voit bien gérante d'une maison d'hôtes.

La souffrance au travail des ergonomes est encore mal connue, voire passer sous silence. Ainsi, CINOV Ergonomie (le syndicat des cabinets conseils en ergonomie), contacté par nos soins, a refusé toute interview au motif « que les ergonomes ne souffrent pas ». « Cela ne me surprend pas tant que ça que le CINOV refuse l'interview, déplore Julia. Ce sont les représentants du métier. Faut pas dire que c'est un métier complexe. Je suis déçu de ce manque de transparence et de déni de la réalité. »

De même, le monde universitaire semble ne pas voir de souffrance chez les travailleurs de son propre secteur d'activité. « En tant que chercheuse, je n'ai en mémoire aucune étude qui analyse les risques psycho-sociaux chez les ergonomes. Je ne peux donc rien affirmer. Je n'ai pas l'impression que notre profession est particulièrement difficile, confie Béatrice Barthe. »

Selon l'ORME (Organisation représentant les métiers de l’ergonomie), un collectif créé par la SELF, 2500 ergonomes exerçaient en France en 2021. Sur les 1310 professionnels du secteur qui ont répondu au questionnaire du collectif cette même année : 22 % se sont dits insatisfaits (voire très insatisfaits) dans leur travail. 18 % ont même affirmé ne pas être confiants en l'avenir du métier. Autrement dit, un cinquième des 2500 ergonomes exerçant en France sont potentiellement en situation de souffrance.

De l'avis de Pierre, auquel se rangent Max et Julia, le malaise au sein de la profession serait bien plus étendu. « Je dirais qu'un quart des ergonomes que je connais ont envie de se tirer. Un autre quart essaie de bien faire le boulot, mais se heurte au système. Une troisième partie s’accommode de la réalité du métier mais sans plus et le dernier quart évolue comme un poisson dans l'eau. C'est un peu marche ou crève et toi t'es en bas de l'échelle. T'es l'ouvrier moderne. »

Selon Alex, les enseignants-chercheurs en ergonomie ne sont pas au fait des réalités du métier. « En ergonomie, le milieu universitaire est totalement déconnecté du milieu industriel. Durant mon stage de fin d'études chez Renault, j'ai été de suite confronté au "quick and dirty". Alors qu'à l'université on ne cessait de me répéter l'importance du respect de toutes les étapes d'une bonne analyse : "Si tu ne fais pas ceci ou cela, tu es un mauvais ergo". Je suis en partie d'accord, mais les enseignants-chercheurs ne se rendent pas compte des contraintes du terrain. »

« Ce qui est certain, avance Béatrice Barthe, c'est que les conditions de travail se dégradent en France pour l'ensemble des salariés et depuis de nombreuses années. » La souffrance des ergonomes est symptomatique d'un marché de l'emploi en crise perpétuelle, où la recherche de rentabilité se fonde sur un surinvestissement des travailleurs. Phénomène accentué notamment par la sous-traitance. Les ergonomes servent de caution à un « social washing » qui ne dit pas son nom.

« De manière générale, il y a une tendance à trop considérer les aspects financiers, note Max. Mon entreprise, au départ de petite taille, s'est fait racheter à plusieurs reprises. On tend de plus en plus vers de grosses structures qui cherchent à réduire les coûts. Aujourd'hui, quand j'entends le CEO de ma boîte tenir un discours de banquier, cela me désole... On est en train de perdre le sens humain du travail. »

Jean-Baptiste Arcuset

*Les prénoms ont été modifiés

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