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Billet de blog 25 juillet 2025

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SUR LE MARCHE DE LA PENSEE

Visite guidée dans l'au-delà du capitalisme :

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le « jour d'après » ne signifie pas que tous ceux qui lui ont précédé n'existent plus. Nous aurons toujours un passé et nous ne pourrons jamais faire un « reset » qui nous replacerait devant une page blanche. Ce passé, ce vécu ineffaçable, ce n'est pas le fardeau dont il faut se départir, c'est notre point de départ et la référence de tout. C'est grâce à lui que nous allons pouvoir cerner les erreurs à ne pas reproduire et celles qui vont nous permettre de saisir ou se situe les points nodaux à délier et à recomposer autrement.

Certains envisagent donc de partir des mouvements de mise en commun qui existent déjà dans le système actuel, des « déjà-là », en cherchant à poser des jalons pour un « par encore là » visé. D'autres cherchent à partir, non pas des pratiques de ces mouvements précurseurs, mais du sujet dont il est question, l'être humain, pour en déterminer les invariants et tenter de bâtir une vision de l'ontologie qui fasse consensus. Visée ou vision, ces deux approches ne s'opposent pas forcément dans la mesure où l'on conçoit qu'elles requièrent toutes deux l'assentiment des peuples et seront donc ce que ceux-ci en feront. A défaut, elles devront s'imposer pour exister et ne pourront donc qu'être dictatoriales. Entre projection, imaginaire et épreuve de réalité, l'échantillonnage des possible est vaste. Vers quoi tendent ces deux approches ? Va-t-on naturellement vers une forme d'organisation communiste comme certains le pensent ? Il faudrait d'abord redéfinir ce qu'est le communisme, en le dissociant clairement de toutes les funestes expériences passées qui se sont réclamées de son nom. Sans doute une autre appellation permettrait-elle de s'en démarquer clairement. Mais il semble futile de vouloir déterminer les couleurs qu'il faudrait arborer au point d'arriver, du moment qu'un consensus formé par la « multitude » le valide. L'essentiel n'est pas contenu dans la besace des partis et de leurs idéologies, mais dans la volonté des peuples. La démocratie s'impose fondamentalement comme la règle arbitre de ce qui doit advenir. Seule cette « multitude » est capable de faire société de manière autonome, disait A. Négri dans son ouvrage éponyme. Ce qui revient à dire qu'elle est seule capable d'établir une organisation politique absolument immanente à la société, ce qui est très précisément le sens de la définition de la démocratie comme gouvernement de tous par tous.

Si l'on s'intéresse à l'approche ontologique, d'un coup d’œil sur l'histoire nous constatons que l'homme a été l'objet central des préoccupations des révolutions du siècle des lumières. Dès ses prémices, ses acteurs ont cherché à imaginer une base sociétale capable d'englober l'ensemble des hommes, sans exclusive, à travers une approche universaliste et humaniste. Aujourd'hui, bon nombre de dictateurs, comme ceux de Russie ou de Chine, tentent de dévaloriser ces deux concepts en dénonçant une vision purement occidentale et obsolète. Plus sûrement, cette critique reflète d'avantage l'entrave que ces concepts posent aux désirs de toute-puissance des autocrates, quelque soit leur obédience. L'observation du monde montre que ces principes restent d'une actualité brûlante, même si un réajustement reste nécessaire à l'aune de notre époque. S'il semble que leur adhésion va croissante, il apparait cruciale de les défendre contre tout discrédit porté par les poussées réactionnaires pour les raisons suivantes :

L'universalisme, parce qu'il n'y a pas de raison de penser des droits humains qui ne soient pas applicables à l'ensemble de l'humanité. Cela suppose de rechercher et d'affirmer comme inaliénable un socle commun à tous les individus, quel qu'il soit. Il nous faut donc bâtir une société nouvelle, à partir du principe d'universalisme qui admet des droits identiques pour l'ensemble des individus de la planète, chacun d'eux étant réputé posséder les mêmes besoins liés à leurs caractéristiques communes. Ainsi, chacun devrait pouvoir détenir ou être en mesure de revendiquer et d'obtenir les mêmes droits fondamentaux que n'importe qui d'autre. Cela exclu d'office toute construction clivante de classe, de sexe, de religion ou de race où les individus ne disposeraient pas des mêmes droits du fait de ces différences. En d'autre termes, l'universalisme est l'ensemble protecteur de tout les êtres humains à travers la reconnaissance des mêmes conditions indispensables de vie et d'existence. Cette recherche d'un système social permettant d'englober l'ensemble des populations à permis aux acteurs du siècle des lumières, malgré l'ancestrale praxis et les lourdes oppositions de l'époque, de sortir du schéma esclavagiste sur lequel s'était bâti tant de sociétés, des plus anciennes aux plus récentes. Certes, il reste encore beaucoup à faire pour l'éradiquer définitivement de la planète, mais le principe d'abolition est posé comme règle fondamentale.

Cependant, en reconnaissant à tous les hommes de la planète les mêmes droits fondamentaux, les révolutionnaires de cette époque ont cependant fait le choix d'en exclure les femmes. Grace aux avancées progressistes des féministes depuis plus de deux siècles, nous n'avons actuellement plus de raison de penser en terme de « droits de l'homme » stricto-sensu, mais bien plutôt en terme de « droit des êtres humains ». Aussi le concept de « fraternité » qui subsiste au fronton des bâtiments publiques devrait logiquement être remplacé. Celui de « solidarité » qui semble s'en rapprocher le plus pourrait peut-être lui être substitué. Comme le XIXe siècle a vu l'abolition de l'esclavage, nous pouvons espérer que le XXIe siècle, sous la poussée des féministes, d'Olympe de Gouge à Mahsa Amini en passant par Rosa Luxemburg et Simone de Beauvoir, voit le patriarcat, pourtant considéré par certains comme immuable, s'effondrer définitivement.

L'humanisme, parce que nous avons une conscience de nous-même depuis que nous sommes sortis de l’obscurantisme religieux. Cette conscience nous interroge sur nos conditions d'existence et sur la possibilité de les faire évoluer par nous même, au-delà de celles qui, auparavant, nous étaient dévolues par une divinité quelconque, ou même celles confinées de l'évolution phylogénétique de notre espèce. Au cours de cette dernière, d'imaginations en projections, sans cesse plus élaborées grâce à l'addition de nos techniques, nous avons colonisé le temps, qui nous renvoie irrémédiablement au terme de notre vie. Un terme inévitable et radical qui provoque effroi et angoisse à ne pas pouvoir le concevoir, tant il s'oppose à la pulsion de vie qui nous anime. A défaut de pouvoir éviter cette perte totale de tout, la sagesse voudrait que nous l'intégrions rationnellement dans notre compréhension du monde, comme l'étape banale et incontournable du cycle de la vie qu'il est, avec les outils de la raison et non ceux de la religion. Se savoir mortel est peut-être aussi important que se savoir vivant et, de fait, les deux sont tellement intimement liés que la peur de la mort peut engendrer la peur de la vie qui ne se déploie que dans des prises de risques plus ou moins importants. Avoir conscience de nous-même et de notre fin est sans doute ce qui fonde un premier versant de notre « humanitude », bâti sur la sanctuarisation de la vie et sur le rejet de la mort.

La conscience de cette tragédie qui réside aux tréfonds de nous-même, nous isole du monde animal et nous rapproche de nos semblables par la compassion, l'empathie, l'affliction éprouvée devant la misère et la douleur des autres. Se sentir solidaire, c'est être humaniste parce qu'humain. Mais cet étroit rapprochement, cette volonté de ne faire qu'un dans une même condition partagée est aussi contrarié par le ratage de la rencontre avec l'autre. Nous ne pourrons jamais vivre ce qu'il vit, ressentir ce qu'il ressent, comprendre ce qu'il comprend etc...Nous sommes nés, vivons et mourrons coupés des autres par une impossible perception de ce que sont et vivent les autres. L'unique outil de communication, le langage, et plus particulièrement la langue, échoue à rendre pleinement et fidèlement compte de ce qu'est la quintessence de l'autre. Cela passe donc obligatoirement par une interprétation, toujours hasardeuse, incertaine et sujette à caution. On sait de quoi l'autre parle, mais on ne sait jamais ce qu'il veut vraiment dire. Plus dramatique, ce ratage est précisément le lieu d'où s’amorce toutes les guerres, générées par l'incompréhension, l'équivoque, le quiproquo, l'ignorance et, in fine, le sentiment de mépris et de trahison. Nous ne pouvons que vivre dans l'illusion d'une rencontre, constamment rappelée à l'ordre par un réel sur lequel se brisent nos rêves et nos espoirs de rencontre, comme l'illustre le poème d'Aragon « Il n'a à pas d'amour heureux ». En contrepartie, la solitude nous permet de nous retrouver, nous écouter et nous comprendre. C'est le lieu de notre pensée, d'affirmation de notre indépendance et de notre rébellion contre tous ceux qui nous oppriment. Ici, c'est Léo Ferré qui nous en livre la substance dans son poème éponyme. Le savoir de cet isolement intérieur, la physique de ce solipsisme, est le second versant de notre « humanitude ».

Ce qui nous permet de faire communion avec les autres, dans un sentiment d'humanité commune, vécue et ressentie par tous, nous rapproche aussi de l'animal. Livré à nous-même depuis « la mort de dieu » annoncé par Nietzsche, nous voyons apparaître en l'animal la sensibilité dont il est doté. Il est également sujet aux même tourments, aux mêmes souffrances, parcouru d'émotions et animé des mêmes besoins de vivre et d’exister que nous. Après nous être affranchis de la tutelle divine, le rapport duel, direct avec l'animal, s'est imposé à nous et nous avons considéré son univers sous un angle inédit. Notre rapprochement avec lui, par la découverte de notre ascendance animal, nous oblige à plus de considérations. Nous en arrivons à nous demander pourquoi les animaux ne devraient-ils pas bénéficier des mêmes humanités que nous et nous en venons à leurs accorder du respect, et des droits. Les massacres et les mauvais traitements que nous leur avons infligé nous renvoient la sale image de ce que nous avons été avec eux. Le constat est amer et la méprise considérable. Méritaient-ils un tel mépris ? Et si nous élargissons notre réflexion, le monde végétal est, lui aussi, animé des mêmes préoccupations que nous. Pour preuves les expériences faites sur la communication des plantes, le stress qu'elles peuvent ressentir et leur volonté de vivre, le « conatus » qu'elles révèlent ainsi, donne raison à Spinoza. Nous en arrivons aussi à un moment où le nombre d'espèces animales et végétales, disparues du fait de l'activité humaine nous oblige à revisiter nos pratiques à leur égard. L'éclairage des liens qui unissent l'ensemble des espèces vivantes dans une même interdépendance, nous fait réaliser que nous sommes tous soumis aux mêmes conditions indispensables d’existence au sein des écosystèmes respectifs de chacun. Aussi, faut-il peut-être élargir la focale de nos considérations sociétales en partant, non plus de « l'homme », ni même de « l'être humain », mais de « l'être vivant », regroupant ainsi l'ensemble des eucaryotes, que nous sommes tous, au sein d'une même préoccupation.

Cette déréliction dans laquelle les individus libérés de la religion se sont vu plonger dès la fin du XVIIIe siècle n'est qu'un tourment passager, le temps de donner un autre sens à leur vie que celui du diktat d'un dieu éprouvé mais jamais prouvé. Cependant, le vide créé par l'absence de toute divinité peut paraître abyssale pour ceux qui y tombent. A quoi se fier quand plus aucune vérité ne vient cadencer le monde concret ? A quoi s'adosser pour rebâtir un univers sûr et viable sans risquer l'éboulement ? A bien y réfléchir, l'absence de vérité est bien plus fiable que le prêt-à-penser religieux, ou que n'importe quel autre idéologie maquillée en vérité. Le deuil de la vérité universelle n'est pas un drame, mais plutôt une aubaine pour peu qu'on l'accepte. Si nous sommes un curieux animal, nous sommes aussi un animal curieux. En partant à la conquête du réel, en pensant en faire le tour et découvrir un jour la vérité du monde, nous n'avons découvert qu'une suite de phénomènes étranges et infinis qui n'ont fait que creuser et démultiplier nos interrogations. Lao Tseu, fondateur du Taoïsme a synthétisé cette état de fait par cette maxime : « Qui accroît sa connaissance accroît son ignorance ». Comment dire mieux l'espace infini d’inconnues que le réel déverse sur nos sens et qui peut nourrir notre insatiable désir d'en savoir plus, passant de découvertes en découvertes au fur et à mesure que les phénomènes du réel se donnent à voir. De quoi remplir des vies entières et toutes leurs générations avec.

Les ennuis commencent avec l'interprétation. Dans cet impossible à concevoir le réel autant qu'à le transmettre, les indispensables interprétations des faits ne peuvent que délivrer un sens variable, polymorphe et équivoque, à partir duquel il est difficile d'établir un consensus. Ainsi, la seule vérité qui vaille est celle que nous adoptons dans notre fort intérieur, révisable par la raison au fil des révélations d'impensés, car il en va de notre humanité de faire reposer nos structures sociales sur l'interprétation d'un réel qui soit le plus rationnel possible. S'il savait pertinemment qu'il ne pouvait être sûr de rien, Socrate a affirmé lors de son procès : « Je suis ainsi fait que je ne me rends qu'à la raison », prouvant ainsi qu'il était résolument humain à suivre le fil de sa raison pour se repérer dans l'incertitude. C'est notre destin d'être humain que de se situer dans la quête permanente d'un réel qui se dérobe perpétuellement à nous. C'est même sur cette impossible que s'est construit notre réalité, bâtie par et pour les humains afin de les rassembler dans une compréhension commune du monde. Et après le mysticisme du religieux, la raison est de retour au sein de la réalité. Si nos efforts pour comprendre le monde se révèlent vains, si nous ne pouvons dresser une exacte cartographie du réel, rien ne nous empêche de nous regrouper autour des traces qu'il laisse et nous contenter de notre raison pour en déduire ce qu'il apparaît comme le plus raisonnable à penser. La pire erreur est de confondre réel et réalité. Peut-on simplement concevoir que notre cervelle n'est pas faite pour comprendre le réel même si chaque particule, la plus infime de notre corps et de notre esprit, lui appartient. Le réel est cet univers étrange dans lequel nous baignons et qui nous compose. Partout prêt à surgir là où on ne l'attend pas, intraitable autant qu'« innommable », selon la définition de J. Lacan, parce qu'à vouloir le définir les mots ne peuvent que nous manquer. Nous faisons donc le moins que nous puissions faire, nous l'inventons par une somme d'interprétations que nous intégrons à notre univers, ainsi taillé à notre mesure, et que nous appelons réalité. Celle-ci n'est donc qu'une pâle grimace du réel et, en ce sens, qu'une représentation virtuelle. Voilà dans quel monde nous vivons. Aussi, aucune chance de mettre un jour à nu la vérité détenue dans le réel. Nous ne pouvons qu’échafauder, de civilisation en civilisation, des dogmes périssables qui sont autant de vérités dont on retrouve les cadavres au fur et à mesure que le temps érode les certitudes. Et les nôtres ne feront pas exception. Aussi, rien d'étonnant à voir surgir et s'imposer des demandes de changement de paradigme quand les vérités du moment tombent en désuétude.

Se pose alors la question de savoir sur quoi pourront-nous faire société ? Quelles vérités incontestables par tous, dans un même instant historique, pourrions-nous unanimement adopter ? Il est peut-être temps de partir de ce qui ne souffre aucune contestation. Nous sommes, comme tout être vivant, doté d'un corps sensible. Cet étrange don du réel ne va pas sans nous délivrer nombre d'émotions et de sensations, agréables ou désagréables, qui s'égrainent à tous les instants de notre vie. Dès notre conception, la vie nous en confectionne un. C'est lui qui donne le ton. Avec lui nous sommes, sans lui nous ne sommes pas. Il est conçu pour s'orienter vers ce qui lui est agréable et fuir ce qui ne l'est pas. Ce qui lui est agréable est ce qui satisfait ses besoins. Ceux-ci nous conduisent et nous obligent jusqu'à leurs accomplissements. Ses soulagements nous délivrent du plaisir et récompense ainsi notre comportement positif à son égard. Tout notre corps réagit à ce qui l'envahit quand les émotions le saisissent. Le plus souvent, face à leur indomptable et encombrante puissance nous les réprimons au lieu de nous en servir dans notre monde social pour communiquer plus efficacement. C'est une grave erreur. L'émotion est le langage premier du corps comme de l'esprit. Par une sorte de coquetterie de l'âme, notre cerveau tente d'ignorer ce langage muet autant qu'éloquent, alors que c'est peut-être celui qui délivre les messages les plus audibles à tous. La réalité sociale dans laquelle nous vivons, celle qui nous a éduqué, nous a historiquement appris à mépriser notre corps. Il faudrait inverser ce rapport parce qu'il est le lieu qui nous permet de subsister et grâce auquel nous pouvons exister. C'est autour de lui que nous devons organiser nos nouveaux rapports sociaux. Il est universel, indispensable, et doit constituer en ce sens l'intérêt central de toute société. Les besoins du corps doivent être pris en charge par une sécurité sociale qui garantisse la survie et le bien-être à tout individu. Grace à son entretien permanent tout au long de la vie, chaque individu peu être libéré des contraintes vitales et être disponible pour exister.

JBL

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