Ce chantier prolonge « Les avatars de l’offre politique ». Il requiert une promenade dans le temps. D’abord, dans la temporalité linéaire de la succession historique. L’horizon électoral 2022 semble largement bouché, entre une gauche démantelée, dont un populisme incertain de son audience, des écolos flous et écartelés par leurs thèses reprises par d’autres partis, une droite encore divisée, une extrême-droite à l’affut, s’interrogeant sur son « plafond de verre » à percer, et un macronisme en perte sensible de popularité.
Une telle opacité dans l’offre politique exige de sonder les mémoires des électeurs. Pas évident d’atteindre la culture historique présente dans les consciences. Autour de 80% de bacheliers, depuis une trentaine d’années, soit ; en revanche, que subsiste-t-il chez les quadras, les quinquas, depuis qu’ils ont quitté lycée et Fac ?...
La méconnaissance des cultures historiques acquises par les citoyens présents se double d’une incertitude sur leur inconscient. Dans les familles de gauche et d’extrême-gauche, y compris chez celles qui ont viré à l’extrême-droite, par déception, que trouve-t-on comme fragments possibles de données sur un passé relativement lointain, datant de plus d’un siècle ?
Notons que nos médias, presse, radios, télés, célèbrent parfois des évènements tels que la Révolution de 1789, la Commune de Paris de 1871, rarement ou jamais des insurrections à répétition qui ont jalonné les années 1830 à 1848, pourtant instructives en enjeux socio-politiques… Sur ces périodes, sont aussi à inspecter de quels ouvrages on dispose, en se renseignant sur leur lectorat, en quantité comme en niveaux scolaires.
Or, les requêtes sur Internet laissent perplexes, tant par la minceur de leurs résultats que par l’absence de données sur les audiences des publications citées.
L’utilité incertaine du Web conduit à se tourner vers d’autres sources. Il me suffisait de raisonner pour me doter de deux ouvrages majeurs, mais à diffusion marginale.
Premièrement, 1815 l’Amérique du nord blanche inaugure son génocide des Amérindiens, formalisé par sa doctrine de la « Destinée Manifeste », qui prétend légitimer la disparition totale des tribus indiennes en raison de leur infériorité en tant que civilisation. Hors de question pour les colons issus de l’Europe de supporter des obstacles à leur désir de croissance, d’expansion. Pour eux, à cette date comme de nos jours, les valeurs cultivées par ces « natives » n’avaient pas à être reconnues ni conservées. Elles firent l’objet d’une ignorance systématique, malgré en milieu de 19°siècle l’irruption d’une ethnologie qui se charge de valoriser leurs apports. Les étudier à titre de vestiges, de témoignage de survivances isolées, ne laisse à ces peuples que la possibilité de se convertir à la modernité industrielle qui se mettait en place.
A ce statut figé s’oppose la restitution, par Jack Weatherford, de « Ce que nous devons aux Indiens d’Amérique ». Son ouvrage rassemble les populations de tout le continent, Nord avec le Sud. En osant le résumer lapidairement, il reprend en premier lieu les pillages des envahisseurs espagnols, au 15° siècle, tant l’or de l’Eldorado, dont des vestiges subsistent à Lima et à Bogota, que la montagne d’argent du Cerro Rico, convoyés par centaines de galions jusqu’en Espagne, de là se déversant dans l’Europe entière de Charles-Quint, transformant cet empire de castes guerrières en continent capitaliste stimulant industries et commerces.
Le pillage du Sur amérindien dépasse de loin l’injection d’une monnaie d’or et d’argent. Les subtiles techniques indiennes, inventées et développées en tous domai-nes furent empruntée par les Européens. Aux productions agricoles et arts culinaires -on ne retient faussement que maïs et patates, alors que sucre, riz, épices, tomates, frites, et d’autres multiples fruits et légumes furent importées ! - se joignirent le coton. Ses fibres induirent méthodes de tissage et teintures. De même pour le caoutchouc, le goudron et l’asphalte…
Suspendons ici une énumération (pour renvoyer à l’ouvrage), et transportons-nous au Nord. Dans ces territoires, les « sauvages » professaient et appliquaient des valeurs de respect de l’individu et d’égalité. En outre, étrangers à la propriété et à la richesse matérielle, leurs sociétés n’étaient pas divisées en classes ou castes, d’où l’absence chez eux d’hommes de loi. Des formulations sur leurs rôle sidèreraient nos politi-ciens : « Etre aimé et non craint. Jouer au chef c’est être délaissé. Utilisez la force ou donnez des ordres et on vous tourne le dos. ». Les catégories politiques en usage dans nos sociétés classeraient ces déclarations parmi un « anarchisme » authentique. La leçon que nous transmettent des Indiens culmine avec « La Ligue des Iroquois », édifiée entre 1 000 et 1450 avec leur Grande Loi de Paix.
Leur institution servit de modèle aux Etats démocratiques naissants de la fin du 18° siècle, mais selon des emprunts partiels qui dénaturèrent cette importation.
Ainsi, l’héritage des cinq nations iroquoises unies par et dans leur Ligue inspira notre modèle fédéral mais celui-ci fut amputé de dispositions clés de sorte que son fonctionnement en démocraties exclut l’horizontalité et la participation populaire que sut assurer l’institution indienne. Pouvoirs civils et militaires étaient dissociés, à l’opposé de nos mœurs, les sachems élus étaient révoqués par les femmes si sa conduite était jugée inconvenante. Quant au débat dans les conseils, leur finalité refusait la confrontation et exigeait de convaincre, d’instruire et d’aboutir à s’accorder !
Ceux qui estiment que nos systèmes politiques l’emportent sur la sagesse d’une telle civilisation, qui estiment nos capacités d’invention supérieures aux techniques que nous avons copiées de ce passé lointain, et qui persistent après avoir consulté les mises au point de cet ouvrage, feraient preuve d’une obstination partisane, n’est-ce-pas ? Et pourtant…. On est sidéré de lire ensuite un ouvrage appréciable, qui nous instruit sur une série d’auteurs dont presque la moitié sont des inconnus pour le grand public, et dont seul 1/10 ° des noms lui est familier. Or, l’étonnement s’accroît lorsque ces 50 promoteurs de la « décroissance » manifestent en commun leur totale ignorance des civilisations Amérindiennes, pourtant pionnières et modèles dans la gestion sage et modérée de leur environnement !
Pour notre compte, avec Cédric Biagini, Pierre Thiesset, David Murray, qui nous emmènent « Aux origines de la décroissance – 50 Penseurs » (Echappée Poche), faisons le point sur des analystes de notre modernisme à l’appétit démentiel. Dans la lignée des Hippies de la Beat Génération, ils sont à considérer comme héritiers des Socialistes Utopiques de 1848 (curieusement absents de l’ouvrage sur la décroissance !! Alors que se produit à cette date le virage d’une accélération désastreuse de l’industrie, basculant dans une concentration des usines qui fait émerger des fortunes colossales, privant le peuple de moyens pour influer sur leur expansion !).
En ce sens, leurs contributions à une économie politique à corriger dans ses excès nocifs, montrent l’actualité de ces options. On remarque que leur réflexion s’est exercée tardivement, soit un peu en fin 19° siècle et massivement à partir de 1970, soit au crépuscule des « 30 Glorieuses » - qui seraient à renommer les « 30 Odieuses », afin de les rapporter à leur contexte de pillages coloniaux ! Les années marquant le triomphe du néo-libéralisme, à partir de 1990, méritant pour leur part d’être baptisées les « Piteuses », en raison du désenchantement induit par la surconsommation attaquant la santé, des dégâts écologiques pas en passe de se résoudre, et d’une déroute dans la citoyenneté et la gestion des démocraties bloquées !...
Contentons-nous d’illustrer la teneur de cet ouvrage par deux citations.
La première émane de Gunther Anders et date de 1981, extraite de « La Menace nucléaire » : « Aujourd’hui, nous jurons que nous n’avons aucune envie ni aucun besoin de produire manuellement des missiles. Ce n’est plus au mode de production que nous sommes opposés, mais à l’existence des produits eux-mêmes. ».
La seconde provient de Michel Henry, qui écrit dans « La Barbarie » en 1987 : « Dissimulée sous les prestiges de la rigueur, la mise hors-jeu de la subjectivité aboutit au ravage de la Terre par la nature asubjective de la technique et, quand elle est appliquée à la connaissance de l’homme lui-même, comme dans les nouvelles « sciences humaines », à la destruction pure et simple de son humanité. ».
Ainsi, est à mettre au service de notre lucidité un fonds documentaire à inaugurer, puisque les sommes déjà existantes (Encyclopédia Universalis) sont trop vastes pour être lues et utilisables, nécessitent une synthèse. En tant que membre de Mediapart, je juge que j’ai l’obligation, que je porte la responsabilité, de m’engager dans un tel chantier. Ces deux ouvrages complètent deux autres déjà mentionnés dans un autre billet (« Freiner la montée des populismes d’extrême-droite »), qui alertent sur notre inféodation souterraine aux GAFAM : Cédric Durand avec « Techno-féodalisme - Critique de l’économie numérique » (Zones) ni Shoshana Zuboff avec « L’âge du capitalisme de surveillance » (Zulma Essais).
Ici, je leur joins deux autres études récentes, sur la mainmise que les grandes fortunes exercent sur les classes moyennes et populaires : celle de Monique Pinçon-Charlot, « Les Ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces » (Seuil, 2007) et Denis Robert, qui, après sa dénonciation de la duplicité de Clearstream qui entretenait une double comptabilité frauduleuse, livre « Larry et moi. Comment Blackrock nous aime, nous surveille et nous détruit » (Massot, 2020).
Plus basiquement, il y aurait à fouiller dans des auteurs plus anciens qui ont levé des lièvres d’importance. Mon billet « L'enjeu citoyen d'accéder à une histoire des sciences » avait indiqué les ressources de Roger Caillois, René Girard, Leroi-Gourhan, Roland Barthes. Sur des défis en profondeur qui engagent l’avenir de notre civilisation, il n’y a pas que l’écologie à assumer : Freud, par « L’avenir d’une illusion » et « Malaise dans la civilisation », a posé que la stabilité du lien social qui soude nos collectivités se joue entre deux moteurs possibles, la religion et le travail. Ce qui se prolonge par le Durkheim de « La division du travail social » qui établit que la « solidarité organique » créée par les métiers coopérant entre eux, tous solidaires et à traiter égalitairement, est menacée par la « solidarité mécanique » des statuts professionnels hiérarchisés qui les met en compétition, ruinant leur rôle de cohésion sociale.
Marcel Mauss et son « Essai sur le don » qui rappelle le rituel traditionnel entre « don/contre don » des cadeaux mutuels échangés entre tribus mélanésiennes est essentiel, par le cycle entre travail qui accumule les richesses et fête qui les dépense de sorte que ces sociétés se recréent, au contraire des nôtres qui sont obsédées par leur croissance générant guerres et catastrophes. A sa suite, une pléiade de chercheurs a constitué le MAUSS, Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, qui creuse ce chantier d’un échange de trocs mutuels contre l’argent source de tensions.
Enfin, je citerai un traité de Kant peu diffusé, en dépit de sa profondeur et des enjeux qu’il induit : « Le conflit des Facultés » expose et démonte deux logiques de discours et de fonctionnements, celle du « canonique » imposant dogmatiquement ses normes autoritaires et celle de « l’organique », procédant par analyses-discussions.
STOP !! Je deviens indigeste !... Alors…
Secouons-nous, Mediapartiens, trions parmi nos lectures phares ! Pressons-nous de manifester nos choix, de proposer une façon de les rassembler (Un blog collectif sur lequel chacun pourrait éditer un billet ?). Avant que le désespoir électoral nous plonge dans l’avènement du populisme d’extrême-droite qui sanctionnera l’abandon définitif d’un régime artificiel, immature !