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« La poésie est une parole dont l’essence est Saveur. » Viçanâtha Kavirâja
C’est au noyau de l’alchimie et des grands textes mystiques que le poète a cueilli ses cerises. De branche en branche il a navigué lestement, dévorant ça et là, sans jamais s’alourdir. S’il chante comme oiseau, c’est qu’il est bariolé comme un savant dont le sucre est tout de couleurs et de cris joyeux. Est-ce ici le perroquet du labyrinthe qui s’adresse au lecteur ou le simple passant ouvrant le bagage sur le trottoir d’une librairie à ciel ouvert ? Ce don qu’il a de communiquer le plus sérieux regard par le plus savoureux délire. Ce don qu’il a d’être si précis dans ses improvisations. Voilà qui en fait un des plus drôles de zigues de cet aréopage incertain que constitue la clique des écrivassiers sans visibilité qui pourtant nettoient les ennuyeuses rentrées littéraires d’une ironie positivement clandestine.
« Les sentiments ont-ils une odeur ? se demande Alain Roussel. « Ils sont plus forts que nous et nous dominent. Ils pèsent sur notre vie. […] La peur, qui donne des ailes, sent inévitablement le gibier à plumes. Le désespoir n’a que trop tendance à sentir le gaz, avec ou sans allumettes. Depuis Proust, la nostalgie a l’odeur et la saveur d’un petit morceau de madeleine amolli dans une cuillère de thé. Quant à la vanité, elle sent la poussière aussitôt balayée par le vent, mais elle peut aussi sentir la tête à claques. »
Hautement jubilatoire, l’écriture d’Alain Roussel remue la chair de l’esprit dans la marmite en fusion d’une connaissance toujours au bord de la folie, qui nous amène au bord du monde et tout aussi bien en son plein centre, et fait opportunément trembler nos certitudes – la pesanteur est si pesante !
« Avec le mot « forêt » je vois parfaitement la forêt, mais je ne vois plus l’arbre. Si le mot « forêt » n’existait pas, verrais-je encore la forêt ? Rien n’est moins sûr. Je percevrais des arbres, rien que des arbres, toute une collection d’arbres semblables à celui qui me tourmente dès que je regarde par la fenêtre. Et le mot « paysage », où s’arrête-t-il ?…»
De quelque fondement gnostique, à la manière d’un Malcolm de Chazal, il produit ici une métaphysique purement sensationniste – je l’entends me répliquer en écho, avec un sourire grand comme ça : pourquoi pas ascensionniste ! Et s’évanouir, tel un djinn, dans le champ d’une vision décidément problématique.

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Alain Roussel livre avec Un soupçon de présence, un formidable traité des sensations réinventé à partir d’un soi-même ivre d’une science des profondeurs sans gravité, à la fois pour rire et pour dire. Le mot « formidable », qui vient de m’échapper, traîne bien sûr son zeste de terreur, la mèche pend au baril de la peur, il suffit de l’allumer, un coup de poudre est si vite arrivé, et alors c’est la fièvre amoureuse des correspondances, « tout est dans tout », Anaxagore et à cri.
« Dans le rêve, je ne dors pas, vous pouvez me croire. »
À coup sûr – quoique le doute soit ici en maître, jusqu’à douter de lui –, un manuel de savoir être que ce Soupçon de présence. Sous des airs de ne pas s’y doucher, on prend les eaux dans le Védanta, chez les maîtres bouddistes ou chez Fulcanelli, Jean de la Croix, Husserl, Daumal ou André Breton. Un texte d’initié que cet ouvrage précieux par sa santé contagieuse et sa clairvoyance amusée. Bonheur de lecture sans pareil, à la foi joyeux et savant, allez-y. Prenez et buvez, ceci est mon fort. Ceci est mon l’ivre.
« Y a-t-il dans la conscience individuelle une conscience universelle où le moi disparaît. Y a-t-il d’autres états de l’être plus subtils que la conscience ? Et le non-être ? Et le néant ? Ce n’est pas le but poursuivi par Husserl ? Ce qu’il veut, c’est « donner aux sciences un fondement absolu. » Sa limite est celle de la raison. Il s’arrête là où commencent les voies les plus abruptes de l’intériorité, celles de Houei-nêng, Lin-Tsi, Hakuin. »
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Alain Roussel, Un soupçon de présence, Le Cadran ligné, 2015 - 14 €
Le Cadran ligné
Le Mayne
19700 Saint-Clément
voir le site de l'éditeur ici
Autres livres récents signés Alain Roussel :
Le Labyrinthe du Singe, Éditions Apogée, 2014
Ainsi vais-je par le dédale des jours, Éditions Les Lieux-dits, 2013
Chemin des équinoxes, Éditions Apogée, 2012
Que la ténèbre soit !, La Clef d'Argent, 2010
La Vie privée des mots, La Différence, 2008
Le Récit d'Aliéna, Lettres vives, 2007
Bibliographie complète et notice sur Alain Roussel, ici