Jean-Claude Leroy (avatar)

Jean-Claude Leroy

Abonné·e de Mediapart

416 Billets

1 Éditions

Billet de blog 2 décembre 2023

Jean-Claude Leroy (avatar)

Jean-Claude Leroy

Abonné·e de Mediapart

La vie, ils ne songent même pas à la détruire, elle n'entre pas dans leurs calculs

En 1991, en pleine guerre du Golfe (les armées alliées avaient lancé l'attaque contre l'Irak le 16 janvier), Claude Roy relit « La Fausse Parole », texte lucide et visionnaire d'Armand Robin (paru aux éditions de Minuit en 1953). Aujourd'hui, 30 ans après ces mots de Claude Roy, et donc 70 ans après ceux de Robin, que dire de plus, sinon que, décidément, nous y sommes ?

Jean-Claude Leroy (avatar)

Jean-Claude Leroy

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Claude Roy, Le rivage des jours (journal, 1990-1991), Gallimard, 1992.

mercredi 30 janvier 1991

« Relu La Fausse Parole, le livre d'Armand Robin. Le poète rédigeait dans les années 50 une petite « lettre d'information » basée sur les écoutes des radios étrangères. Ses quarante abonnés seront parmi les premiers à apprendre que l'U.R.S.S. et ses satellites semblent décidés à cesser la litanie des noms de « chefs » vénérés et à (écrivait le rédacteur du bulletin) « mettre l'accent, si nous osons ainsi parler, sur l'anonymat ». Ce n'est que huit mois plus tard que le Comité Central du P.C. soviétique condamne publiquement « le culte de la personnalité, étranger â l'esprit marxiste-léniniste ».

Illustration 1

Huitième enfant d'une famille de cultivateurs bretons, Armand Robin jusqu'à son entrée à l'école primaire n'a parlé que le dialecte de sa ferme natale de Kerfloc'h en Plouguer­nével. Il se rattrape ensuite. Quand j'ai rencontré Robin pour la première fois chez Jean Paulhan, il avait déjà appris le russe et trois ou quatre langues slaves. Son passage par le Parti communiste, si fréquent chez ceux de sa génération et de son temps, a été plus court que la moyenne : deux ans avant Gide, Robin alla en Russie. Il y vécut « des jours indiciblement dou­loureux ». Il découvrit là-bas « les tueurs de pauvres au pouvoir ».

Au retour, il rompit avec les communistes et vécut désormais pour les trois passions de sa vie : l'amour de la poésie, de toutes les poésies du monde, que son appétit sans limites et ses dons fabuleux pour l'apprentissage des langues, sa seconde passion, transformaient en « un Eden avant la tour de Babel ». Troisième passion, enfin, embrassant la poésie et les langues : l'horreur du mensonge, sous toutes ses formes, et d'abord le plus général et le plus puissant, le mensonge d'État, ce qu'il étudiera dans les bulletins d'écoutes qui seront son gagne-pain (et l'insomnie d'une vie).

Je me souviens d'un jour des années 50, au café du coin de la rue de l'Université et de la rue de Beaune, A l'Espérance. J'écoutais Armand Robin déchiqueter avec rage et douleur mes fausses raisons politiques de vivre, qui depuis longtemps déjà s'en allaient de moi comme des peaux de serpent. Je lui donnai raison totalement. Robin m'apparaissait pourtant encore comme un visionnaire, un halluciné entêté et furieux, un maigre oiseau de mer entre corne de brume et bour­rasques. Il avait simplement raison, plus clairvoyant que visionnaire, plus prévoyant juste que prophète tempétueux.

Quand on le relit en 1991, il décrit simplement ce qui s'an­nonçait, qui s'est réalisé de plus en plus parfaitement. « Le caractère véritable de la guerre de ce siècle m'apparaît : guerre dans le cerveau, guerre contre le cerveau. » Les propagandes sont res­tées en majorité, malgré l'écroulement de l'Empire central du Mensonge en 1989, « un déchaînement scientifiquement calculé de forces mentales obsessionnelles ».

Les gouvernements totali­taires se sont en partie décomposés, mais la contagion n'a pas cessé, qui fait d'eux « les gouvernements pilotes, sur lesquels les autres écuries de gouvernements, bon gré, mal gré, n'ont jamais cessé de se régler ». La télévision était à ses maigres débuts, en 1953. Mais Armand Robin devinait ce qu'elle allait devenir, ce que son « usage » dans la guerre du Golfe illustre parfai­tement : « Une chape d'hypnose pourrait être télé-descendue sur des peuples entiers de cerveaux, et cela presque subrepticement, sans que les victimes cessent de se sentir devant d'agréables spectacles. » La télécommande n'existait pas encore, mais Robin décrivait avec précision le zapping, ce qu'il appelait « le réel décomposable et recomposable à volonté ». Les « hypno-images », disait-il, créent « un peuple de télécommandés ». « La machine à regarder peut servir à créer une variété inédite d'aveugles », asservis à « la dictature du non-sens ».

Illustration 2

Alors que, hier encore, les spécialistes, les soviétologues et les financiers internationaux étaient persuadés qu'il y avait devant nous de longues années de « socialisme réel », Robin le solitaire en doutait déjà. La Banque mondiale estimait encore en 1979 le taux annuel de croissance de la Roumanie à 10 % par an. L'année même du grand écroulement, en 1989, le Manuel de statistiques économiques de la C.I.A. affirmait que le revenu par habitant de l'Allemagne de l'Est représentait 87,5 % de celui de l'Allemagne de l'Ouest en 1988. L'Annuaire statistique des États-Unis, établi en 1989 et publié en 1990, jugeait le revenu moyen en dollars de l'Allemand de l'Est légèrement plus élevé que celui de l'Allemand de l'Ouest !

Trente-cinq ans plus tôt, dans la solitude nocturne de ses veilles, mystique à l'écoute du monde, inclinant à croire à l'existence du Diable et de l'Esprit du Mal devenu Maître des médias, Armand Robin est raisonnablement certain que l'acharnement forcené à répéter et faire répéter les formules magiques du mensonge d'État n'est pas un signe de vraie puissance mais cache, au contraire, « le refus profond, indomp­table, d'hommes dont on ne peut plus obtenir que l'acquiescement extérieur […] La radio russe nous révèle la séparation entre une humanité qui ne veut rien entendre et des maîtres qui essaient désespérément de se faire entendre ». Le témoin le plus désarmé, le plus démuni et le plus solitaire sent plus juste, entend plus clair et voit plus loin que les « pros » de l'analyse économico­-politique et de la « prospective ».

Avant de mourir une nuit de mars 1961, à l'infirmerie spéciale du Dépôt, dans des circonstances que la police ne s'est jamais donné la peine d'élucider vraiment, Armand Robin avait entendu les craquements de la banquise des mensonges, aperçu les prodromes de la fin de la guerre froide.

Il n'en déduisait pas la fin de la « fausse parole ». Il se demandait même si nous n'en viendrions pas à regretter « ces périmés que sont les gouvernements », quand ils auront abandonné leur pouvoir aux technocrates, aux « savants absolus », aux « nouveaux maîtres », aux « mathématiciens quantitatifs ». « Ceux devant qui les deux plus puissants gouvernements du monde se sont inclinés, écrivait Robin en 1953. Ils ne bavardent pas, eux. La parole, vraie ou fausse, ils ne la méprisent même pas : ils ignorent son existence. Quant à la vie, ils ne songent même pas à la détruire, elle n'entre pas dans leurs calculs. »

En 1991, dans le tintamarre planétaire, la sensation constante d'un écran de bavardages et de bourrage de cerveaux, sur fond de grand black-out et de silence organisé, ne s'est pas atténuée. Au contraire. La fausse parole ne s'est pas tue, mais elle recouvre de plus en plus un silence de mort. »

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.