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Billet de blog 3 novembre 2021

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Découvrir Gu Cheng, poète singulier parmi les flous

De son vivant il a marqué nombre de lecteurs et il est aujourd’hui un des grands noms de la poésie chinoise contemporaine, publié dans diverses langues de par le monde. Il nous arrive en France, traduit par Yann Varc’h Thorel et Liu Yun pour les éditions Les Hauts-Fonds.

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O heure
le spectre
marche avec grande précaution
il craint s’il ne faisait la culbute
de devenir
un humain 1

Illustration 1

Au moins depuis les interventions de Mao Zedong aux Causeries sur la littérature et l’art, en 1942, la littérature et l’art ont pour devoir de se mettre au service de la politique. Il est clair qu’en Chine maoïste ou post-maoïste une poésie qui s’attache à décrire un moi qui n’est pas collectif a tout pour s’attirer des ennuis de recevabilité. Les critiques parleront de « poésie floue », trop nourrie d’incertitudes, de doutes personnels, n’allant pas dans le sens d’un devenir-ensemble assez confiant, assez volontaire. Gu Cheng sera pourtant un poète de cet acabit, sans doute le fort caractère de son écriture s’oppose-t-il à la répression, à l’injustice patente. Et même si elle ne l’est pas directement, qu’il le veuille ou non, les voies qu’il emprunte font que sa poésie prend un tour politique. Mais au fil des ans, il développe « une langue de plus en plus incomprise, de moins en moins audible par son lectorat », nous disent ses traducteurs.

À douze ans il découvre avec joie un ouvrage de l’entomologiste et félibre Jean-Henri Fabre qu’il n’oubliera pas de citer par la suite. Déscolarisé comme le furent ceux de sa génération au moment de la révolution culturelle, il dévore toutes sortes de livres tout en apprenant et pratiquant divers métiers manuels : charpentier, peintre en publicité pour les vitrines, vendeur, ouvrier dans une sucrerie, intérimaire dans l’édition. En cela, il s’inscrit sans choix dans le cadre normé par l’injonction maoïste. C’est en 1976, au moment des manifestations d’hommage à Zhou Enlai, alors interdites parce que considérées comme contre-révolutionnaires, que Gu Cheng se découvre poète et décide de vivre en tant que tel. Il a vingt ans.

HOUHAI

Ils te regardent
ils ne sont pas habillés
tu ne trouves pas ça trop long
tu n’as pas d’habits non plus
je dis qu’il y a une autre séance ce soir

je glisse mes mains sous les habits
un de mes couteaux manque
je ne crois pas que l’on puisse partir comme ça
les couteaux sont trop courts
je te laisse filer comme le vent

quand on tue quelqu’un le plus ennuyeux c’est de trouver l’occasion
elle me rattrape
pourquoi
elle a été repérée dans le couloir
les filles on ne peut pas les tuer

hier quatre ont été tuées
deux dans la chambre deux à côté d’elle
montre-lui le couteau
dis tu vas mourir
elle rit dit tu as combien de bébés

au fil de l’eau tu veux rentrer
un mao le ticket
lève-toi toi
ils veulent prendre les places
toi tu penses à la scène de la gare routière.

juillet 1991 2

Illustration 2
Gu Cheng et sa femme © Gu Xiang

Son cheminement le rend « insurrectionnel », et comme d’autres de cette « génération floue » il va choisir l’exil. D’abord en acceptant des résidences à l’étranger, en Allemagne notamment, puis en s’installant en Nouvelle-Zélande avec sa femme, là où lui avait été proposé un poste de lecteur. Et il n’a pas quarante ans quand il y disparaît tragiquement, laissant des textes d’une grande force, comme le recueil spectre en Ville, que nous proposent les éditions des Hauts-Fonds en même temps qu’un autre volume comprenant un texte autobiographique saisissant d’objectivité déconcertée, de singularité existentielle.

« Question : À l’origine, le monde n’était pas normé. Et maintenant qu’il l’est, il est devenu étrange, non ?

Gu Cheng : Et qui plus est, ce sont des normes mécaniques, comme quand tu attrapes des choses avec une gaule. On peut gauler les fruits dans un arbre, mais pas les rêves. Ce sont deux choses tout à fait différentes. Mais l’homme veut toujours faire d’une petite stratégie spécifique une vérité universelle. Il pense pouvoir tout obtenir avec une gaule à fruits. » 3

Illustration 3

Pour se rendre compte de la rare acuité d’une conscience comme celle de Gu Cheng il faut lire les extraits d’un entretien enregistré lors d’une émission de radio en Allemagne, en 1992, et repris dans un des volumes publiés par les Hauts-Fonds. Ses propos sur la poésie sont remuants et acérés, son approche ainsi exposée surprend et éclaire sur le sens qu’il donne à son écriture. Pour Gu Cheng, plus on s’éloigne du conceptuel, et donc moins on s’impose à l’auditeur, plus on s’approche de la musique, et c’est pour lui la piste à suivre. Celle que doit prendre le poète.

Et c’est donc le même qui, tel qu’il le raconte dans un récit à la fois drôle et fantastique (Sur l’île), quoique si réel, épouse dans une innocence épanouie sa nouvelle vie paysanne, élevant des poules qu’il a du mal à domestiquer, et l’obsèdent jusqu’à lui causer une authentique joie première. Le commerce des œufs prend ici des allures de conte picaresque, où la fausse ingénuité côtoie aussi bien la hardiesse que la rêverie la plus appliquée. « Toute cette histoire, dit-il, je n’en suis pas le narrateur, mais le réalisateur. Je ne suis pas un songe-creux, mais un homme pratique. » Un homme pratique, à demi seulement, songe le lecteur de ce texte poignant à plus d’un titre.

Comme sol de sa pensée parfois étrange, Gu Cheng dispose volontiers de Zhuangsi (Tchouang Tseu) ou Laotsi (Lao Tseu), maîtres daoïstes essentiels à la culture chinoise. Et c’est par exemple avec eux qu’il constate tristement combien les hommes sont aveugles de vouloir s’en tenir à ce que voient leurs yeux, incapables dès lors de savoir où ils vont. Ce qui lui a fait écrire : « Qui va dans le sens de la lumière est éternel / Qui s’éternise parmi les choses s’en ira : réflexion. »

« Les propriétés naturelles de la langue, ce sont les pleurs, le rire, la respiration, elles ne répondent pas à des normes, elles procèdent totalement de la liberté. Tu écris parce que tu as besoin de t’exprimer, tu n’as donc pas besoin de te référer à des règles. Pourtant, tu t’exprimes pour que d’autres aient la même impression que toi, et tu dois donc tenir compte des règles. Dès que tu t’accommodes des normes, ce que tu veux exprimer se déforme, et les autres ne peuvent ressentir ce que tu ressens. C’est un paradoxe. Tu tournes en rond comme l’âne de la meule à grain.

Si tu oublies de tourner, ou bien si tu commences à te demander ce qui t’oblige à moudre ce grain, tu parviens alors soudain à la liberté. Tu vas où tu veux, et si quoi que ce soit t’entrave, eh bien tu t’arrêtes, ou bien tu suis une autre route, c’est selon. C’est pourquoi Li Bai dit : ‘‘La voie est large comme l’azur, moi seul ne peux trouver ma route.’’ Il ne trouve pas sa route précisément parce qu’il a un objectif. »4

Illustration 4
Gu Cheng © Gu Xiang

De son vivant il a marqué nombre de lecteurs et il est aujourd’hui un des grands noms de la poésie chinoise contemporaine, publié dans diverses langues de par le monde. Il nous arrive en France, traduit par Yann Varc’h Thorel et Liu Yun pour les éditions Les Hauts-Fonds. Nous sont ainsi adressés les deux derniers ouvrages de Gu Cheng, ceux de sa maturité, son acmé poétique. À nous, lecteurs souvent mal en point, le loisir de nous saisir de cette littérature ardente et réveillante écrite par un homme aventurier de ses rêves, le loisir de nous en saisir comme pour, chacun à son tour, au sein de son propre aveuglement, se reprendre.

MARCHÉ DE L'OUEST

le couteau de la loi est la clef du trône impérial

le lit du petit dragon est assassiné

janvier 1993 5

*

Gu Cheng, spectre en Ville, suivi de Ville, éditions Les Hauts-Fonds, 2021 – 17 €
Gu Cheng, Sur l’île, éditions Les Hautes-Fonds, 2021 – 18 €

Site des éditions Les Hauts-Fonds

1)  Gu Cheng, Spectre en ville, suivi de Ville, p. 26/27.
2)  Gu Cheng, Spectre en ville, suivi de Ville, p. 60/61.
3)  Gu Cheng, Sur l’île, p. 120.
4)  Ibid. p. 108.
5)  spectre en Ville, 107.

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