«Nous vivons cachés», récits d'une Romni à travers le siècle: Ceija Stojka
- 6 mars 2018
- Par Jean-Claude Leroy
- Blog : Outre l'écran

« On n’avait que la transmission par la musique et notre musique a fait le tour du monde. »
La rencontre de Karin Berger sera déterminante. Écrivain et journaliste, celle-ci entreprend une série d’entretiens avec Ceija Stojka, bientôt l’aide à publier un premier livre de souvenirs, et réalise avec elle un film documentaire.
En 1939, Ceija Stojka est une enfant quand les Tsiganes sont interdits de circuler, assignés à résidence. Sa famille trouve refuge dans la banlieue de Vienne, sur un terrain où la roulotte sera transformée en maisonnette. Heureusement certains Gadjé viennent en aide et leur permettent de survivre tant bien que mal. Bientôt, c’est l’école qui ne veut plus des enfants gitans, la jeune Ceija quitte alors le fond de la classe et passe son temps sur le terrain ou dans un parc public, où sa mère les emmène pour éviter les rafles. Le père de Ceija est saisi par des soldats SS et envoyé à Dachau, on ne le reverra jamais. Un avis de décès survient finalement. Sa veuve, Sidonie, se bat pour obtenir l’urne funéraire. Elle peut alors organiser une cérémonie d’adieu, mais c’est ce même jour que la Gestapo vient les arrêter, elle et ses enfants.

« Les soldats SS ne voulaient pas avoir affaire à nous, ils avaient très peur de la vermine et d’autres maladies. Ils préféraient rester dans leur coin. Mais ils étaient obligés de respirer le même air que nous, et à cause de ça, ils se sentaient déjà assez punis. »
Un deuxième récit intitulé Voyage vers une nouvelle vie évoque les années d’après-guerre. D’abord des années en roulotte au gré des saisons, avec toute la fratrie, la tante Gescha, et bien sûr Sidonie, qui se fait un nouveau compagnon. Puis les tracteurs envahissent peu à peu l’Autriche comme le reste de l’Europe, le commerce de chevaux périclite, il faut se recycler. Les hommes lancent d’autres affaires, les femmes font du porte à porte pour vendre des tissus. Ceija, qui sera maman très jeune, pratiquera longtemps de la sorte, elle aussi, pour nourrir son foyer, avant de tenir sa place sur les marchés, vendant des tapis.
Un jour, Ceija avait dû demander une carte d’identité, occasion d’encore vérifier le rejet, sinon la haine, qu’inspirent les gens de son espèce. Ce n’était plus l’hostilité d’une maîtresse école et de la plupart des élèves, mais celle d’un bureaucrate ordinaire.
« Il a resserré ses jambes, pointé son index sur moi et dit : ‘‘Oui, le document d’identité, je peux bien te le délivrer. Mais maintenant, écoute-moi bien, la Tzigane. Ne t’avise pas de mendier un jour quelque chose à notre commune. Tu m’as compris ? Je ne veux plus jamais te voir ici, chez nous !’’ Et puis, il a ajouté : ‘‘Cé pô un buro d’charité ici, é encor moins pôr vous.’’ Mon regard avait atteint un coin de la pièce, d’où le Crucifié me regardait avec compassion. Ensuite, j’ai vu le sourire d’un homme sur une image : le président de la République d’Autriche de l’époque.
Mais jambes étaient raides. Non pas par haine ou par angoisse, mais par pure fierté. Ça ne me serait même pas venu à l’idée de mendier quelque chose à cette commune. Je pensais en moi-même : ‘‘Mon Dieu, quel pauvre homme, pauvre de sa propre vie mesquine.’’ »
De tout temps, certaines régions sont plus accueillantes aux gens du voyage, de tout temps l’on se méfie parfois de ceux qui vivent autrement que la plupart. Les Roms, nous dit Ceija, aiment profiter de la vie, ils aiment chanter, faire de la musique, dépenser, ils sont parfois bruyants et attisent des jalousies. Ils sont fiers. Mais, dit-elle, le plus souvent c’est au sein de leur communauté que se déclenchent des bagarres, des conflits, rarement avec les Gadjé. Aujourd’hui, sédentarisés en bonne part, les Roms gardent leurs habitudes de vie et souvent cachent une douleur collective mal reconnue par la société bourgeoise. Ceux qui errent en Europe subissent les politiques de rejet qui contribuent à les mettre en péril. Le racisme est toujours là, ils en sont les victimes toutes trouvées.
« Nous tous on voudrait rester roms, et on l’est de toute façon. On est même acceptés par la majorité, mais seulement parce qu’on est éparpillés dans toute l’Autriche et que personne ne sait qui on est. »

Disparue en 2013, Ceija Stojka était devenue une « ambassadrice » de l’histoire et de la cause de Roms, outre son témoignage écrit et parlé, elle avait aussi entamé un travail pictural. Une exposition de ses tableaux se tient à La Maison Rouge, 10, bd de la Bastille, à Paris, du 22 février au 21 mai 2018.
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Ceija Stojka, Nous vivons cachés
récits d’une Romni à travers le siècle
éditions Isabelle Sauvage, 2018. 27 €
Également :
Ceija Stojka, collection Paroles d’artiste, Fage éditions 2017.
Je rêve que je vis, Traduction Sabine Macher, éditions Isabelle Sauvage, 2016.
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