Samedi 1er janvier 2005 Sur la route de Pondy j’ai pu voir certains effets du raz de marée de dimanche : champs inondés, terres remuées, mais rien de réellement cataclysmique (à vue d’œil, du moins). À Pondy j’ai pu trouver l’Indian Expres et The Hindu que je n’avais pu avoir ici le matin. Je suis allé chez G.-L.. Là j’ai vu l’employée de maison qui m’a dit de revenir à 13h, car « ils » étaient au marché. Sur l’avenue Goubert, je n’étais pas le seul à pensivement regarder la mer. Au café qui s’appelle Le Café, j’ai bu une boisson fraîche en lisotant les journaux. Dimanche dernier l’eau est arrivée au niveau de l’avenue, mais juste une petite couche, me dit un garçon que j’interroge. Donc, la ville n’a pas été touchée. À 13h, je retourne rue La Bourdonnais et là je vois Glori, elle est en train de manger et faire manger la petite Esméralda. J’apprends que G.-L. est en France depuis le 23 décembre, soit deux jours après que je l’ai vu, lors de mon dernier passage (il n’avait alors pas encore pris son billet). Glori me dit que dimanche dernier elle était avec les enfants à regarder des dessins animés à la TV, toute la journée. Elle n’a été au courant de rien durant tout ce temps. Personne n’est venue l’avertir. Ce n’est que le soir ou le lendemain qu’elle a appris. En revanche, jeudi dernier, pendant la fausse alerte, elle a quitté la maison avec les filles. Je suis resté une bonne heure avec elle, j’ai essayé d’avoir les infos à la TV, en vain, sauf en tamoul, avec des images de secours aux rescapés. Distribution de riz, etc. Beaucoup de déclarations aussi, de part et d’autre, retransmises au journal télévisé. Suis parti à la recherche d’une boutique de journaux en espérant trouver des journaux étrangers ou des hebdos indiens. La seule boutique idoine que j’ai trouvée était fermée pour cause de… la fermeture hebdomadaire (le vendredi, donc). Suis allé manger à l’Indian Coffee House, qui n’a pas changé. Leur ice curd est toujours délicieuse. Passant avant devant une wine shop j’ai pensé à Kutty, je lui ai acheté une bouteille de whisky. Suis passé aussi à la librairie Kailash, j’ai zieuté un peu et pris un catalogue. Vu qu’ils avaient publiés des bouquins de Daniélou, des textes épars, conférences sur la musique, le shivaïsme, etc.
Au retour à Mahabalipuram, vers 19h30 suis allé aussitôt offrir la bouteille à Kutty ; j’ai vu à son sourire pudique qu’il était vraiment content, ce qui m’a fait plaisir. Comme je lui avouais que je n’y connaissais rien, il m’a répondu que c’était une bonne marque. J’ai eu doit un thank you verry much appuyé et souriant. Retour à la chambre, douche et repas. Oublié de dire que, de Pondy, j’ai appelé Sophia, à seulement 9 Rs la minute !
J’ai fini la lecture de Cœur de pierre. J’ai entamé La petite chronique d’Anna Magdalena Bach, ouvrage que j’ai depuis longtemps dans ma bibliothèque sans que j’aie encore pris le temps de l’aborder. Lu environ 150 pages, soit plus de la moitié, quasi d’une traite. Pas de la grande littérature, mais un document intéressant sur la vie de J-S Bach, écrit dans les années 1920 par une musicologue s’identifiant à la seconde femme du musicien.
J’ai marché un peu, essayant de trouver un circuit assez long, mais rien trouvé d’équivalent à mes marches ordinaires sur le sable dans la brise du large.
...mon objection principale contre la musique,
c’est que les Autrichiens y ont excellé.
Arno Schmidt, Cœur de pierre
Dimanche 2 janvier 2005 Pour la première fois, je me suis installé à la table du dehors pour écrire, table qui est sur le seuil de la chambre voisine. Vu Babu (déjà de retour) ce matin chez Kutty, comme je buvais mon thé habituel. Nous avons parlé un peu. Il dit qu’il y a eu une vingtaine de morts à Mahabalipuram. Des pêcheurs, quelques marchands des boutiques près du temple (des personnes âgées qui n’ont pu courir), quelques touristes (des Indiens, semble-t-il), quelques enfants et deux handicapés. Comme je lui demande si on peut les aider, il me dit qu’il y a déjà trop d’argent donné, que les pêcheurs reçoivent trop et qu’ils revendent leurs rations de riz, par exemple, et qu’ils vont se saouler. « Maintenant qu’ils ont de l’argent ils ne s’adressent plus à nous de la même façon. » Il ajoute que si les touristes veulent aider, il leur faut aller à 30 km d’ici, là où il n’y a pas d’industrie touristique. Là-bas, il y a de pauvres gens qui ont de vrais besoins. Sinon, ici la saison est terminée pour tous ceux qui vivaient du tourisme.
Suis passé voir V. et G. en fin d’après-midi. Le bruit qu’ils avaient entendu concernait la centrale nucléaire voisine de Kapalkam, selon lequel les gaz devaient être rejetés et qu’il y avait risque d’explosion. Jeudi dernier, jour de la seconde alerte, ils avaient quitté le village. Le plus drôle est qu’ils ont été embarqués par le fils du Pasteur, à moto. Ce qui fait qu’ils ont passé une nuit de plus à Guduvencheri, chez le pasteur. Ils disent que cela leur a permis d’affiner leur impression sur cet orphelinat, et qu’elle n’est pas si bonne qu’elle a été. Ils ont remarqué que Jo, le fils aîné, celui qui m’a prêté sa chambre, picolait. Ils sont rentrés pas mal méfiants à l’égard de cette institution. « La vertu n’est pas de ce monde. », leur ai-je glissé, jouant les philosophes.
Lundi 3 janvier 2005 Aujourd’hui, une brève en première page du Hindu pour dire que le réacteur n°2 de la Centrale nucléaire de Kalpakam a été redémarré et reconnecté au réseau, sans problème.
Le nombre de victimes du tsunami serait de 150 000. Mais les chiffres augmentent tous les jours.
Mardi 4 janvier 2005 J’ai rêvé que j’organisais un cycle de projection de films de James Bond où la bande-son était remplacée par un concerto pour trompette joué par Maurice André, avec Maurice André qui apparaissait de temps à autre, en médaillon, sur l’écran. C’est ce qu’on appelle un cauchemar ! J’avais de la fièvre depuis hier soir (ce qui explique sans doute le rêve que je viens d’exposer) et la colique. Qu’ai-je mangé de différent ? Rien.
Hier en fin d’après-midi je suis allé marcher sur la plage, au sud du temple. Moins dévastée, m’a-t-il semblé, l’effet est moins sévère que sur la plage du nord où tout est méconnaissable. Comme la plage est plus étale, la mer vient par trois couches fines plus loin à l’intérieur. Je suis allé jusqu’au bois, assez loin. Au retour, le long de la rue qui mène au Temple, je suis abordé par quelqu’un dont je connais le visage. Il m’explique qu’il a tout perdu, son magasin est situé au bord de la plage, vers le village des pêcheurs. Je lui demande s’il a eu des aides du gouvernement. Il me dit que seuls les pêcheurs et les boutiques de la rue du Temple ont été indemnisés, lui n’a rien. Il a l’air mal en point, indéniablement. Un homme est avec lui, à mobylette, il répète dans un anglais plus articulé les mots de l’homme. Je sors mon porte-monnaie, lui donne le billet de 100 qui se trouve à l’intérieur. Ensuite, je passe devant l’échoppe de Kutty, il me propose un thé, un small. J’accepte. Babu est par ici. Il me reparle des villages situés à 15 km au sud, qui sont vraiment dans le besoin. « Si vous avez le temps, allez-y vous rendre compte. »
Une petite vieille demande à boire un thé, je fais signe à Kutty de la servir, que je paierai pour elle. Elle demande un biscuit, je lui en donne un. Quand je m’en vais après avoir payé, je lui adresse un signe amical, elle me répond avec un sourire de remerciement, en dégustant son petit gobelet de thé. Kutty sert habituellement le thé dans des verres, mais là il lui a donné un gobelet jetable, les parias ne doivent pas toucher les objets des autres. La frontière entre les castes, c’est la pureté des plus hauts placés garantie.
Parler de caste me fait penser à ce recueil anthologique de poèmes et chansons des Bâuls, le premier texte est d’une femme, Ma Anandamayi (1895-1982), le premier couplet est :
Quelle est ma caste, mon nom, ma maison ?
Rien n’est sûr… que puis-je dire ?
Quoi encore… ? Je n’appartiens à personne,
Et dans les trois mondes, personne ne m’appartient.
Ni père, ni mère… Y a-t-il jamais eu quelqu’un ?
Je ne sais 1
Ce matin, chez Kutty, un homme m’aborde. Il me demande de lui écrire une lettre en français pour un ami à lui qui vit près de Paris. Il me dit en anglais ce qu’il veut lui signifier. Je rédige en français. Il s’agit d’une lettre assez basique, pour prendre des nouvelles, s’excuser de ne pas avoir écrit au nouvel an et demander une aide en argent pour répondre aux soucis du moment, la maison ayant été détruite par le raz-de-marée, et la saison touristique étant achevée prématurément. J’ai même des timbres dans mon porte-monnaie, je peux lui offrir de quoi faire partir ce courrier dont je viens de rédiger l’adresse sur l’enveloppe, quelque part rue Mozart à Drancy.
Comme j’étais de retour, presque au niveau du portail, j’aperçois G. sur son vélo, il me voit, s’arrête à mon niveau. Nous parlons assez longuement. Peinture. Il me dit que Klee, dont j’avais cité le nom, l’autre jour comme étant de mes préférés, eh bien ! il n’aime pas beaucoup ; il trouve ça décoratif. Et Bonnard non plus, pas tant que ça. Mais il ne me dit pas ce qu’il aime, ce qui l’intéresse. Et il part sur la musique, me demande si j’aime le jazz. Me demande des noms. Je lui cite Lenny Tristano, Mal Waldron, Lee Konitz. Il ne connaît pas. Il me cite Philippe Catherine. Il me dit : il faudra que je note ces noms. Curieux cette avidité, ce besoin de se déterminer, du moins en parole, par rapport à l’extérieur.
De retour à la chambre, je m’interroge sur le fait de demeurer à Mahabalipuram ou pas. Peut-être aller plutôt m’installer à Pondichéry, ce serait moins injurieux pour les Indiens du cru. Car ici la crise est si patente que rester tranquillement ici est presque indécent. Comment savoir la bonne attitude ? Le peu que je donne en restant ici justifie-t-il ma présence ? Kutty me disait hier soir que la journée avait été mauvaise et qu’il faudrait attendre trois mois pour retrouver un niveau normal, pour ce qui est de l’affluence. Il me dit que sa clientèle est composée normalement pour moitié de locaux et pour autre moitié de touristes. Sachant qu’il n’y a quasiment plus de touristes, son chiffre va baisser de moitié.
Qu’est-ce qui fait que je reste ici, pour l’instant ? Le malaise que je ressentirais à m’en aller, laissant tous les habitants dans leur misère, sans même daigner ne serait-ce que l’apercevoir, et l’ouïr, la partager ainsi ? Je chercherais à éviter un sentiment de désertion ? La peur de rester existe pourtant, peur des heurts avec la population désœuvrée, actionnée par le ressentiment. Ou plus égoïstement, l’entêtement à poursuivre ce que je suis venu faire ici, sans donc tenir compte, ou le moins possible de ce qui est arrivé – environ vingt noyés ici, 7500 morts dans le Tamil Nadu, des dévastations aux conséquences évidentes – et m’accrocher à mon projet initial, mon programme de lecture, mon programme d’écriture, vaille que vaille.
Shankar vit à Goa – il a un petit magasin où il vend des petits objets de marbres sculptés. Il est d’ici pour quelques jours, venu voir sa famille et embauché quatre jeunes gens avec qui il repart à Goa vendredi prochain. En ce moment, les affaires marchent mieux que jamais à Goa, comme à Hampi, une partie des touristes qui ont quitté cette côte sont allés se « réfugier » là-bas. Il fallait s’y attendre.
Encore un peu de fièvre aujourd’hui. Je suis allé acheter de l’aspirine, ai pris un cachet. Mourir ici me serait moins pénible, peut-être par romantisme, parce que l’idée de mourir complètement seul me satisfait, cela a quelque chose de poignant qui convient à mon narcissisme. J’aime l’idée de dessèchement, de brûlure, alors mourir au soleil c’est comme s’oublier, s’alléger, s’envoler.
Mercredi 5 janvier 2005 Ce matin croisé le monsieur chrétien qui habite près de l’église et qui était dans le bus des réfugiés à la Mission Gospel. Nous avons parlé un peu. Je lui ai demandé des nouvelles du pêcheur qui avait tout perdu et qui était réfugié là-bas avec sa famille. Il me dit qu’il avait reçu des aides, de l’argent, de la nourriture. Et il me demande si je compte retourner à la Mission. « Plus tard. », a été ma réponse.
Chez Kutty vu le monsieur pour qui j’écris les lettres adressées en France. Il était un peu en retard, s’en est excusé, il avait une réunion destinée aux gens dans son cas, pour étudier les situations. J’ai donc écrit une deuxième lettre, en tout point similaire à celle d’hier, j’ai procédé à quelques rajouts.
Kutty un peu morose ce matin dans son restaurant vide. Nous parlons un peu, il me dit qu’il ne peut pas payer le loyer de sa maison ce mois-ci. En marchant vers ma chambre je me décide à lui donner 1000 Rs pour l’aider un peu, c’est sûrement pas le montant d’un loyer mais ce n’est tout de même pas négligeable.
Jeudi 6 janvier 2005 Terminé la lecture d’Absalon ! Absalon ! superbe roman où les données sont exposées très vite pour ensuite être revisitées, reprécisées, racontées.
Je viens de croiser une fois encore V. et G. alors que je sortais prendre le frais. G. aussitôt dans ses envolées anti-indienne, indigné que l’Inde ait refusé l’aide internationale. Il a peut-être raison, je ne sais pas. Il parlait fort, abusant du fait qu’il s’exprimait dans une langue non comprise par ceux qui nous entourent, j’en étais fort gêné. Après une demi-heure de cette éructation arrogante et bavarde, je rentre exténué, moi qui étais si calme aujourd’hui et qui sentait mes forces revenir…
Vendredi 7 janvier 2005 Je parlais hier soir de mon souhait de demeurer sans voisin et me voici puni dès aujourd’hui. L’Anglaise qui était là il y a quelques semaines, elle est de retour, dans la chambre d’à côté.
Commencé la lecture de Arcadio, de William Goyen.
Babu me parle des Cachmiris venus s’installer ici, qui sont beaucoup plus doués qu’eux, les Tamouls, pour le commerce. Car ils s’expriment plus facilement, ils sentent mieux, savent faire profit de tout. Je ne perçois pas de jalousie ni d’hostilité dans son propos, il ne fait que me signaler une grande différence de mentalité entre différentes populations de l’Inde. Les Cachmiris sont maintenant chez eux dans les lieux touristiques d’Inde du Sud, et ils savent y réaliser de bonnes affaires. Ensuite Babu évoque ses deux fils. Ils iront à Chennai la semaine prochaine pour la fête de Pongal, pour cela ils ont besoin d’habits neufs. « Votre argent a servi à cela, me dit-il, pas pour moi. » Je lui demande s’ils ont idée ce qu’ils veulent faire plus tard. Il me répond que non, que pour l’instant ils étudient. À l’évidence, il est inquiet pour leur avenir.
Samedi 8 janvier 2005 Suis allé assister à un spectacle de danse, puisque le festival a repris hier, après bientôt deux semaines d’interruption. La première partie m’a semblé caricaturale, du bharatanatyam tout mécanique. La seconde partie, était assurément plus naturelle. Les gestes de la danseuse étaient plus coulés et elle semblait simplement dire des choses sans jamais les forcer à passer. La musique était de même, à la fois plus sobre et plus inspirée, avec un chanteur excellent. Il y eut d’ailleurs des parties purement musicales. Et si j’en crois les programmes imprimés, la chanteuse s’appelait Shobana Ramesh.
Je me suis assis assez loin de la scène, parmi les places gratuites. Beaucoup de mouvements dans le public, des gens qui parlent entre eux, notamment deux policiers en tenue, dont la voix est forte. Et puis une troupe d’oiselles endimanchées venue déposer sa belle humeur à côté de moi. Adolescentes joyeuses et jolies, l’une d’elle surtout, vraiment très belle, avec un sourire renversant.
Dimanche 9 janvier 2005 Dans The Hindu, entretien d’une page avec Amartya Sen, prix Nobel d’économie. Il n’y va pas de main morte dans les constats qu’il fait. Notamment sur la politique de la santé et sur la malnutrition. Il précise que si, en Afrique subsaharienne, on considère que 20 à 40 % des enfants sont sous alimentés, en Inde ce chiffre est de 40 à 60 %. Il évoque le problème des secteurs publics de santé très insuffisants, il dit qu’un salarié du secteur public qui touche son salaire, mais n’occupe pas son poste, préférant travailler dans le privé, est un homme corrompu. Ce cas semble fréquent dans le domaine de la santé. Il parle aussi des problèmes du secteur privé où sévissent de nombreux charlatans.
Je poursuis la lecture de Don Quichotte, où il est dit que le malheur poursuit toujours l’esprit.
Lundi 10 janvier 2005 La plage nord vue en fin d’après-midi, peu à peu le mouvement de la mer lui redonne une forme. De nouveau une bande de sable où l’on peut marcher. Comme si l’évènement de l’autre jour n’avait été qu’un accident.
Mercredi 12 janvier 2005 La nuit dernière, après avoir ingurgité un mets très relevé, mon estomac m’a fait souffrir, il me brûlait. Et quand la salive arrivait à son niveau elle provoquait des quintes de toux incessantes. J’ai demandé ce matin à la pharmacie Anafath un médicament pour les brûlures d’estomac, il m’a proposé de cachets destinés, d’après la notice, que j’ai consultée rapidement, aux intestins. Comme j’insistais, il est revenu avec un médicament censé régler les problèmes de cholestérol, toujours d’après la notice. Alors j’ai songé qu’il fallait sans doute mieux se passer de ses services, me suis excusé et m’en suis allé. Croisant Babu sur la place du Bus-Stand, où il faisait le guet comme à son habitude, je lui ai touché un mot de ces brûlures. Après un échange avec une autre personne, il m’a conseillé de boire du lait de coco. Ce que j’ai fait. J’espère retrouver une tranquillité stomacale d’ici quelques jours. D’où ma prudence quand il s’agit de manger.
Un homme me parlait tout à l’heure de la loi sur la distance obligée entre la mer et les constructions, elle existe bien, mais n’est pas respectée. Il balançait aussi sur les gens d’ici qui ont tendance à se plaindre alors qu’ils ne sont pas les réelles victimes. Pour eux, dit-il, un étranger, quel qu’il soit, c’est de l’argent à prendre. Ils oublient que cet argent-là, le plus souvent, cet étranger a travaillé pour le gagner. Enfin voilà, il me tient ce genre de discours que j’entends, mais qui ne m’apprend pas grand-chose. Quelques minutes plus tard, alors que je buvais un thé au coin de la rue, comme presque tous les soirs, une moto avec deux hommes s’arrêtent à mon niveau. Ils descendent et viennent directement vers moi, et me branchent ; en l’occurrence, me proposent de faire de la figuration dans un film qui se tournent tout près d’ici. Ils ont déjà deux Françaises et ils cherchent deux hommes blancs. C’est payé 500 Rs (pour la journée je suppose). Ils viennent nous chercher, nous ramènent ensuite, voilà qui peut sembler formidable. Je décline l’offre.
Ce matin, je bois un jus de fruit et un homme me fait signe qu’il voudrait en boire un également. Un de ces hommes qui n’existent pas vraiment ici. Je fais signe au monsieur qui m’a servi de lui en préparer un. Il le sert dans un sac en plastique, à emporter, car il s’agit surtout que le paria ne touche pas un verre qui sera utilisé ensuite par d’autres. Même chose que chez Kutty. Cela est évident pour tout le monde ici, il y a une catégorie qui ne doit pas être traitée comme les autres. Ce sont les lépreux, les pouilleux, ils mendient, ils sont sales, on leur parle sèchement ou on les ignore. Eux-mêmes n’ont pas à envisager d’autre stratégie que celle de la soumission à cette condition de sous-existant. Je ne peux m’empêcher de songer à la condition des Tziganes partout en Europe aujourd’hui encore. Il est plus que juste d’être choqué des ségrégations qui existent en Inde, surtout quand elles sont jusqu’à la négation de l’autre, mais il ne faut pas oublier que l’Occident donneur de leçons n’est pas pur de ces clivages et de ces attitudes para-génocidaires. Occident, un mot facile pour ne pas dire chacun de nous avec sa conscience humaniste et son train de vie.
Vendredi 14 janvier 2005 Aujourd’hui Pongal. « Happy Pongal », me souhaite-t-on. Pongal, fête de la moisson, elle dure trois jours. En principe, le 3e jour, on fait défiler des vaches dans les rues, avec des musiciens.
Entamé aujourd’hui la lecture de Sur les rives du Gange de Joseph Winkler. Description minutieuse de scènes indiennes, toutes à Bénarès, sur les ghats, où l’auteur se tient et note tout ce qu’il observe. Impressionnant.
Hier matin, après ma déconfiture de la veille, suis allé voir un autre pharmacien – le terme est ici impropre, vraiment. Je lui explique mon problème, ma toux, mes brûlures d’estomac. Il me fourgue un traitement complet. Un sirop pour la toux qu’il me présente comme ce qui soignera mon estomac ; cachets antibiotiques, amoxycilline pour soigner ma toux, et une autre série de cachets dont je n’ai pas noté l’appellation. En tout, la facture s’élève à près de 300 Rs. Je rentre à la chambre chercher de l’argent et j’en profite pour ouvrir ma trousse de médicaments. Il me semble bien que le mot amoxycilline me dit quelque chose. En effet, j’en ai avec moi, c’est un antibiotique qui sert à traiter les infections bactériennes, et éventuellement les ulcères à l’estomac. Je retourne chez le pharmacien, lui explique que je lui achète seulement le sirop. Il me propose un traitement sur cinq jours au lieu de dix initialement conseillés. Cela devient du marchandage. Il a clairement essayé de me fourguer un traitement onéreux, juste pour faire rentrer de l’argent dans sa caisse. Je repars avec un sirop à 35 Rs. En ayant pris à plusieurs reprises depuis hier, je crois constater son efficacité, et même une nette amélioration.
Aux touristes on propose de monter à cheval, d’aller ainsi sur la plage. Ce sont de petits chevaux athlétiques, plutôt maigres, à la robe marron. À plusieurs reprises j’ai vu ces chevaux couchés sur le flanc et faire le mort. J’étais impressionné, on dit que les chevaux dorment debout, de les voir dans cette pose surprenant. Sont-ils dressés pour cela ? me suis-je demandé. Et puis, au commandement de leur maître, ces mêmes chevaux couchés commencent à ruer, les quatre fers en l’air, portant sur un flanc ou sur un autre, et se redressant enfin au signal de l’homme.
Au loin sur la plage, je voyais une forme sombre dont je ne distinguais s’il s’agissait d’un être humain ou simplement de la forme inerte d’une racine ou d’une roche dépassant du sable. En m’approchant il me semblait bien que cette forme avait de la vie, qu’elle évoluait. En effet, il s’agissait d’un homme et d’une femme assis coté à côte, la femme face à la mer et l’homme face à la femme. Cette position donnait à leurs mouvements quelque chose de singulier, qui tenait moins d’un déplacement que d’une métamorphose.
À un moment, comme j’étais arrivé à peu près au niveau de la pinède, je me suis assis, cul sur le sable. J’observais les nombreux petits crabes transparents, courant très vite, volent sur l’eau et le sable à toute allure [Wikipédia signale qu’on les appelle des crabes-fantômes]. Certains s’approchent de moi, redressés, curieux. Ils viennent s’enquérir de ma personne. Ne sachant que leur dire, ni comment, et manquant certes d’imagination, je finis par prendre une poignée de sable et la balancer en leur direction. Alors ils s’éloignent très vite. Repli sans chichis. Mais presque aussitôt ils reviennent, plus près, dresser leur pince en avant, comme pour une attaque coordonnée ‒ c’est que j’ai en quelque sorte déclenché les hostilités ! Alors je n’ai d’autres ressource que de prendre une nouvelle poignée de sable et de les éloigner en la lançant sur eux. Ils s’en vont très vite. Et ils reviennent sans tarder ! Soudain je me rends compte qu’ils sont à chaque fois plus nombreux et qu’ils forment maintenant un arc de cercle face à moi et m’entourant à demi. En ordre d’attaque, c’est une armée de plusieurs dizaines de crabes rompus au combat. Je me bats des deux poings, j’arrose de sable la formation ennemie, qui ne recule que pour revenir à l’assaut, à chaque fois plus étoffée. Je pense bien sûr à Don Quichotte, que je lisais il y a peu de temps, il n’eut pas manqué, comme moi, d’y voir une bataille rangée entre deux armées gigantesques, entre la multitude naine et le géant esseulé. Bataille périlleuse. J’en poursuis le jeu quelques minutes, me prenant presque à être effrayé de la situation, et, enfin, je me lève et sème la déroute autour de moi. Les vaillants fantômes sont tous partis dans leurs abris. La nuit est bientôt là, je décide de rentrer, je suis fourbu.
La terrasse de l’étage où se trouve ma chambre donne sur un grand terrain vague rectangulaire où vient régulièrement paître une vache et où deux enfants à leur tour, viennent pour jouer. La nuit, dehors, j’entends parfois un craquement, un frottement qui sort de là, c’est la vache qui déplace son corps de ruminant dans cette zone riche en détritus, certains étant comestibles. J’ai moi-même pris l’habitude d’y jeter toutes les pelures des fruits que je consomme, et je constate qu’elles disparaissent souvent très vite. Parmi les amateurs de ce terrain, il y a aussi les singes, mais je n’en ai pas vu depuis au moins une dizaine de jours. Et puis des corbeaux, très hardis, qui se posent tout près de moi quand je reste assis à la terrasse avec à la main quelques papayes dont bientôt je jetterai la peau et qu’ils pourront piqueter autant qu’ils veulent. Ils le savent.
Ce midi Babu m’a apporté un plateau repas avec les mets spéciaux de Pongal préparés par sa femme. Des beignets, du riz sucré très parfumé. Très goûteux et copieux.
Cet après-midi, exceptionnellement, je bois un thé chez Kutty avant d’aller marcher sur la plage, et voilà que Kutty m’apporte lui aussi une collation « spécial Pongal ». Je lui explique que Babu m’a déjà gâté, alors il me dit que sa préparation à lui est particulière. Alors je mange, et c’est bon, même si je ne la trouve pas si particulière. Ce soir je me passe de dîner, j’ai ma dose de Pongal !
Samedi 15 janvier 2005 Il est 21h30 environ. Il y a une heure, je rentrais après ma sortie d’après-midi (balade sur la plage, spectacle de danse, dîner), je me disais que je ne noterais rien aujourd’hui dans ce cahier. Ensuite j’ai pris le bouquin de Patrick Declerk Les Naufragés, j’en ai parcouru de longs passages comme souvent en ce moment, alors que j’essaie d’écrire l’histoire possible d’un de ces naufragés, clochards… C’est un ouvrage sensible, ferme, dérangeant. Beau passage sur la réinsertion.
Je me décide à sortir brièvement pour boire du thé au tea-shop du coin de la rue, à vingt mètres d’ici. J’essaie de faire signe au faiseur de thé, mais il m’a déjà vu et compris, il prépare one full cup. Il y a quelques personnes qui bavardent et boivent du thé, debout le long de la rue, près de la grosse pierre qui sert de comptoir. Un mendiant que je vois souvent, il a une tête de Christ contrit, tout maigre, sale, chevelu, avec une moustache et une longue barbe en pointe, s’approche assez pour quémander un thé. Derrière le comptoir l’homme-thé le lui refuse et le conspue ironiquement. Il y a des rires autour de moi. Mais si ce mendiant est venu lui demander un thé, c’est probablement qu’il en a déjà obtenu auparavant. Il recule, se penche et ramasse dans la poussière un gobelet tout abîmé. Il contourne le groupe de personnes et s’approche de l’une d’elle. Il lui demande de lui verser un peu de thé dans son gobelet. L’autre lui en verse juste un fond, un millimètre, dans le fond de ce gobelet de plastique poussiéreux. En lui versant cette larme de thé, l’homme émet une plaisanterie qui fait rire ses camarades. Le mendiant boit le peu de thé, garde le récipient et traverse la rue pour disparaître derrière un étal de fruit dont plus personne, en cette heure tardive, ne paraît se soucier.
J’assiste à cette scène banale, demeurant immobile, figé, sentant venir des larmes que je laisse passer doucement, sans essuyer. Quand je tourne à nouveau la tête vers le comptoir, je vois que mon deuxième verre de thé habituel est servi. Je n’ai plus qu’à le boire sans vergogne et à m’habituer au pays des gens qui n’existent pas.
Les mendiants partout, on les connaît de vue, après quelques jours passés au même endroit. Aussi bien que les autochtones, on les ignore, moi comme les autres. Et puis ceux qu’on découvre encore, ils sont nombreux, dont les visages nous étaient jusque alors inconnus et nous sautent d’un coup à l’estomac, comme un rappel fatidique.
Hier soir le monsieur du teashop sert du thé à l’un d’entre eux, en guenilles, qui semble atteint de tremblements de tous le corps et se tient debout avec difficulté. Il lui donne la tasse jetable remplie de thé au lait et en même temps le chasse d’un mot aboyé qu’accompagne un geste de refoulement, ajoutant un sarcasme qui provoque le client debout devant l’échoppe.
… le garçon de douze ans qui portait un point de couleur rouge sur le front avait placé une bouteille de coca dans une niche, devant son échoppe, entre deux tuiles rouges marquées d’une croix gammée et récoltait ainsi, à l’aide d’un entonnoir en plastique, les restes de coca des clients de l’hôtel.
Joseph Winkler, Sur la rive du Gange
Mercredi 19 janvier 2005 Au coin de la Fast Raja Road et de TKM Street, ce teashop où je vais boire chaque soir deux verres de thé au lait. C’est un bon poste d’observation de l’activité vespérale, laquelle ne présente pas vraiment de différence avec l’activité diurne, sinon qu’elle est plus aérée, plus ralentie. Souvent les bus qui arrivent de Chennai en klaxonnant, freinent au niveau du carrefour et tournent sur leur droite, dans la direction de Kancheepuram. Le temps de la manœuvre, le carrefour est bloqué par la longueur du bus. Dans l’autre sens je vois parfois l’express ECR qui vient de Pondy et file sur Chennai. Un coup de sifflet du contrôleur signale au chauffeur qu’il doit stopper l’engin – des passagers à prendre ou à déposer – deux coups brefs l’invitent à repartir dare-dare, mais des vendeurs de cacahuètes, de ships salés, de samosas ou de sac d’eau potable ont eu le temps de grimper dans le bus et de proposer leur marchandise, sinon ils ont élevé leur étal au niveau des fenêtres sans vitre de l’autobus en criant le nom du produit dont ils sont porteurs.
L’échoppe des marchands de fruits, de l’autre côté d’Est Raja Temple, au pied du grand réservoir d’eau qui alimente cette partie du village, est éclairée par une lampe champêtre électrique dont le câble d’alimentation cour sur le sol empoussiéré vers des maisons situées plus loin. Les couleurs des bananes, des mandarines, des papayes se détachent dans l’ombre de la nuit. Deux énormes buffles aux cornes peintes en vert pistache, où sont accrochées des grelots qui s’agitent et tintinnabulent, remontent l’Est Raja Road, traînant un chariot vide sur lequel on aperçoit, entre les fessiers puissants des deux bêtes, un petit homme foncé qui stimule l’attelage avec une mince baguette de bois. Tandis que je sirote lentement le thé chaud et sucré, à mes pieds une vache fourre son museau dans un monceau d’ordures où traînent des pelures que sa langue râpeuse attrape avec adresse. Un chien sale et maigre zigzague, apeuré, au milieu de la rue alors qu’une moto passe rapidement en faisant crier sa sonnette électrique. Deux hommes en dhoti sont accroupis sur la pierre de granit, ils devisent calmement, profitant de la relative fraîcheur du soir. Une vieille femme édentée, nue dans une sorte de toile de jute déchirée, longe le comptoir du teashop, elle s’arrête au niveau des deux hommes accroupis, leur fait un signe avec les mains, les portant à sa bouche, ils la chassent en élevant soudainement la voix, sans quitter leur conversation, comme on éloigne un chien indésirable. Un jeune homme pédale énergiquement sur sa bicyclette, une mère et sa fille, toutes les deux serrées dans un sari aux couleurs vives, marchent dans TKM Street, puis elles achètent des friandises au marchand de sucreries, lequel sourit de plaisir en leur rendant la monnaie. Les deux hommes accroupis se sont relevés. Le serveur du tea-shop rince les verres dans une gamelle d’eau sale et bouillante, le réchaud à pétrole dégage une forte odeur insane, le lait bouillant s’énerve dans la casserole dont le manche a brûlé, le serveur mélange le lait et le thé d’un verre à l’autre dans un mouvement précis qui voit le liquide se refroidir dans l’espace avant de retomber dans le verre du prochain client.
Jeudi 20 janvier 2005 Lecture aujourd’hui du roman de Coetzee, En attendant les barbares. Presque avalé d’une traite, il me reste 30 pages que je reprendrai plus tard dans la soirée.
Vendredi 21 janvier 2005 Ce soir au Mamalla Bhavan, la salle est vide. Les serveurs sont assis les uns à côté des autres, en enfilade, à attendre. Ils regardent, échangent quelques mots, m’observent, seul client, ainsi que les gestes de leurs compères chargés du secteur où j’ai choisi de m’asseoir. L’uniforme des serveurs, rose, évoque assez un pyjama salissant qui ne serait lavé qu’en début de semaine, nous sommes déjà vendredi.
Dimanche 23 janvier 2005 Aujourd’hui, anniversaire de maman, 70 ans.
Mercredi 26 janvier 2005 Aujourd’hui Republic day, je m’attendais à quelque chose de notable, mais je n’ai rien vu de si différent, sinon un petit drapeau aux couleurs de l’Inde accroché à la chemise d’un client ce matin chez Kutty.
Lundi, je lisais L’invention de Morel. Mardi, Journal de la guerre au cochon, aujourd’hui, Dormir au soleil. Je suis pris par la magie des romans de Bioy Casarès, mais je dois dire qu’ils ont tendance à me plonger dans une mélancolie métaphysique assez perturbante.
Je n’espère rien. Cela n’a rien d’horrible. Après m’y être résolu, j’ai retrouvé la tranquillité.
Bioy Casarès, L’invention de Morel
Que je fusse mort ! Combien cette éventualité m’enthousiasma (vaniteusement, littérairement)
Bioy Casarès, L’invention de Morel
1Les Bâuls du Bengale, Au cœur du vent, le mystère des chants bâuls (réunis par Aurore Gauer, traduits pas Jean-Claude Marol), éditions Accarias/L’Originel, 1997.