Jean-Claude Leroy
Abonné·e de Mediapart

347 Billets

1 Éditions

Billet de blog 11 août 2010

Jean-Claude Leroy
Abonné·e de Mediapart

Salut à Jaime Semprun

Jean-Claude Leroy
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.


Un papier de son ami Jean-Luc Porquet nous apprend aujourd'hui le décès de Jaime Semprun. Fils de Jorge Semprun et Loleh Bellon, né en 1947, Jaime Semprun était l'auteur de nombreux essais, le fondateur de l'Encyclopédie des nuisances (1984) et des éditions de l'Encyclopédie des nuisances (1991) ou seront publiés des livres de Georges Orwell, Jean-Baptiste Mandosio, René Riesel, Günter Anders, William Morris, etc. Avec lui disparaît l'analyste des mouvements sociaux de fond, de la novlangue, et bien sûr le lucide pourfendeur d'une société industrielle qui, avec application, jour à jour, nous suicide.

Illustration 1
© 


Au hasard (?), ces quelques mots sur le gauchisme extraits de L’abîme se repeuple (éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 1997) :

Pour apprécier à sa juste valeur la part du gauchisme dans la création du novhomme et dans la réquisition de la vie intérieure, il suffit de se souvenir qu'il s'est caractérisé par le dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d'une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.); par l'éloge, dans son jargon publicitaire de « passions » et de « dépassements », des nouvelles aptitudes permises et exigées par une existence vouée à l'immédiat (individualisme, hédonisme, vitalité opportuniste); et enfin par l'élaboration des représentations compensatrices dont ce temps invertébré créait un besoin accru (du narcissisme de la « subjectivité » à l'intensité vide du « jeu » et de la « fête »). Puisque le temps social, historique, a été confisqué par les machines, qui stockent passé et avenir dans leurs mémoires et scénarios prospectifs, il reste aux hommes à jouir dans l'instant de leur irresponsabilité, de leur superfluité, à la façon de ce qu'on peut éprouver, en se détruisant plus expéditivement, sous l'emprise de ces drogues que le gauchisme ne s'est pas fait faute de louer. La liberté vide revendiquée à grand renfort de slogans enthousiastes était bien ce qui reste aux individus quand la production de leurs conditions d'existence leur a définitivement échappé : ramasser les rognures de temps tombées de la mégamachine. Elle est réalisée dans l'anomie et la vacuité électrisée des foules de l'abîme, pour lesquelles la mort ne signifie rien, et la vie pas davantage, qui n'ont rien à perdre, mais non plus rien à gagner, « qu'une orgie finale et terrible de vengeance » (Jack London).

Véritable avant-garde de l'adaptation, le gauchisme (et surtout là où il était le moins lié au vieux mensonge politique) a donc prôné à peu près toutes les simulations qui font maintenant la monnaie courante des comportements aliénés. Au nom de la lutte contre la routine et l'ennui, il dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles : l'excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée. Au nom de la critique d'un passé mort et de son poids sur le présent, il s'en prenait à toute tradition et même à toute transmission d'un acquis historique. Au nom de la révolte contre les conventions, il installait la brutalité et le mépris dans les rapports humains. Au nom de la liberté des conduites, il se débarrassait de la responsabilité, de la conséquence, de la suite dans les idées. Au nom du refus de l'autorité, il rejetait toute connaissance exacte et même toute vérité objective : quoi de plus autoritaire en effet que la vérité, et comme délires et mensonges sont plus libres et variés, qui effacent les frontières figées et contraignantes du vrai et du faux. Bref, il travaillait à liquider toutes ces composantes du caractère qui, en structurant le monde propre de chacun, l'aidaient à se défendre des propagandes et des hallucinations marchandes.

Communiqué des éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 9 août 2010 :

Jaime Semprun, né le 26 juillet 1947, est mort le 3 août 2010. Il avait soixante-trois ans.

Ses premiers ouvrages - La Guerre sociale au Portugal (1975), Précis de récupération (1976), La Nucléarisation du monde (L'Assommoir, 1980, rééd. 1986) - parurent aux éditions Champ Libre. Il collabora épisodiquement à la revue L'Assommoir (1977-1985). En 1984, il prend l'initiative de fonder l'Encyclopédie des Nuisances, qui paraît en quinze fascicules jusqu'en 1992. En 1993, il lance les Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances (EdN), où il publie notamment des ouvrages de Baudouin de Bodinat, Theodore Kaczynski, Jean-Marc Mandosio et René Riesel, ainsi que des textes d'auteurs plus anciens, allant de Tchouang Tseu à George Orwell et Günther Anders (en coédition avec les éditions Ivrea pour ces deux derniers). Il y fait également paraître ses propres ouvrages : Dialogues sur l'achèvement des Temps modernes (1993), L'Abîme se repeuple (1997), Apologie pour l'insurrection algérienne (2001), Défense et illustration de la novlangue française (2005), Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008, en collaboration avec René Riesel).

«Nous n'attendons rien d'une prétendue "volonté générale" [...], ni d'une "conscience collective des intérêts universels de l'humanité" qui n'a à l'heure actuelle aucun moyen de se former, sans parler de se mettre en pratique. Nous nous adressons donc à des individus d'ores et déjà réfractaires au collectivisme croissant de la société de masse, et qui n'excluraient pas par principe de s'associer pour lutter contre cette sursocialisation. Beaucoup mieux selon nous que si nous en perpétuions ostensiblement la rhétorique ou la mécanique conceptuelle, nous pensons par là être fidèles à ce qu'il y eut de plus véridique dans la critique sociale qui nous a pour notre part formés, il y a déjà quarante ans.» (Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, p. 11.)

«Ainsi ne s'est-il jamais cru meilleur que les combats de son temps, et a-t-il su y participer pour les rendre meilleurs : il est donc forcément très mal vu des impuissants, des moralistes et des esthètes.» (L'Abîme se repeuple, p. 17.)

Quand un ami s'en va

Par Jean-Luc Porquet

(Le Canard enchaîné, 11 août 2010)

PARFOIS, il fait très froid en plein été. C'est qu'un ami est parti. Jaime Semprun était tout sauf un pipole. Quand les « news » dressaient la liste des intellectuels qui comptent, il n'en était jamais. Et s'en fichait bien. Jamais il n'acceptait d'aller sur les plateaux télé, ni même à la radio, pour parler de ses livres, ce qu'il écrivait, ce qu'il éditait. Jamais de pub. Jamais de compromis. La maison d'édition qu'il animait, L'Encyclopédie des nuisances, ne publiait que deux ou trois ouvrages par an. Du trié sur le volet. Du longuement mûri, travaillé. Texte au cordeau, maquette impeccable, couverture d'une parfaite sobriété, le tout imprimé dans l'une des dernières imprimeries en France utilisant encore linotype et caractères en plomb. De la belle ouvrage.

Jaime Semprun était de ceux qui disent non. Qui sont contre. Pour qui la critique sociale est une nécessité vitale. De l'aventure situationniste menée dans les années 60 par Guy Debord et sa bande, et dont on sait qu'elle fut alors la seule à conduire une pensée radicale, novatrice, tranchante, « L'Encyclopédie », d'abord revue plus maison d'édition, fût le seul surgeon vivace : là s'entêtèrent quelques esprits libres à mener une critique foudroyante de la société industrielle et de ses mécanismes, et de ses pseudo-évidences. On n'arrête pas le « progrès » ? Jaime et ses amis l'analysaient, perçaient son bluff, s'inscrivaient contre le nucléarisme, contre le TGV et son despotisme de la vitesse, contre la Très Grande Bibliothèque, contre les éoliennes, etc. Et argumentaient. Dans le camp d'en face, rien d'autre qu'une pensée magique (« Le progrès, c'est forcément bien ») et l'increvable mystique de la croissance. Chez eux, l'exercice de la raison, le déboulonnage des idoles, la volonté d'en finir avec la fausse conscience généralisée.

En une vingtaine d'années, quel catalogue ! Les quatre tomes magnifiques des essais, articles et lettres de George Orwell, aujourd'hui encore indépassables et indispensables. L'obsolescence de l'homme, l'œuvre majeure du philosophe Günther Anders, auteur que tous les éditeurs s'arrachent aujourd'hui. « La vie sur terre », de Baudoin de Baudinat, que tous les éditeurs s'arracheront demain. Les ouvrages lumineux de Mandosio décortiquant Foucault ou le situationnisme. La réédition du prophétique Jardin de Babylone de Bernard Charbonneau, alter ego de Jacques Ellul. Les livres écrits par René Riesel, complice de longue date de Jaime, sur le transgénique ou la « domestication de l'espèce humaine ». Celui qu'ils avaient écrit ensemble, au titre éloquent « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable ». Son étude affairée de la novlangue contemporaine. Ses Dialogues sur l'achèvement des temps modernes. Et on en oublie.

Semprun avait l'exécration généreuse. Et BHL, Sollers, les insurrectionnistes-qui-viennent, les citoyennistes, tous des jean-foutre à ses yeux. Sur une affichette récente, il s'était amusé à dresser la liste des auteurs à la mode que L'Encyclopédie des nuisances s'honorait de ne pas publier: Alain Badiou, Gorgio Agamben, Slavoj Zizek, Judith Butler, etc. En dehors, secret mais doué pour l'amitié, polémiste sans être sectaire, il était la rectitude même: irréductible.

Lettre de Guy Debord à Jaap Kloosterman, 12 mai 1981 (source : site Le Jura libertaire) :

« (…) Ta critique de la brochure de Jaime Semprun [Considérations sur l'état actuel de la Pologne, L'Assomoir n°4, janvier 1981] est très juste : je pense, moi aussi, que c’est encore ce qu’on a pu lire de mieux jusqu’ici sur la Pologne. Les nombreux défauts viennent tous d’une même source. Quand Semprun prend la défense d’une révolution, il dit ce qu’elle est vraiment, et ce qu’elle a fait, et il dénonce avec une talentueuse colère les commentaires de tous les spectateurs qui, diversement, se sont trompés ou ont menti à ce propos. Mais on dirait qu’il est indifférent à ce qui va advenir par la suite, aux chances de victoire ou de défaite, et comment elles se présentent, dans quel ordre de probabilité selon que ceci ou cela aura été fait ou non, etc. : bref, ce qui intéresse réellement les gens agissant dans cette révolution. On sait donc que la révolution polonaise a fait plaisir à Semprun et que, quoi qu’il en advienne, ce qui s’est déjà produit sera toujours mieux que rien. Il a raisonné pareillement sur la révolution portugaise, et surtout après sa fin, qu’il jugeait seulement provisoire. Et, bien sûr, à une certaine échelle du temps, tout est provisoire, mais des gens engagés dans un conflit ne jugent pas à cette hauteur héraclitéenne. Je ne sais pas s’il fera jamais des progrès sur de telles questions stratégiques. C’est parce que les révolutions, et contre-révolutions, actuelles sont si lentes qu’elles laissent à Semprun le temps d’écrire ce qu’elles sont au départ, et de le publier avant qu’elles soient devenues telle victoire ou telle défaite. (…) »

Voir le blog : Le vieux monde qui n'en finit pas (9 août 2010)

Illustration 2
© 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte