« Yvette [ancienne danseuse] : C’était inhumain. D’ailleurs, ça a été abandonné
parce que c’était abominable. Mais qu’est-ce qu’on aimait ça. »
Chevaux de souffrance est un très beau livre publié récemment par les éditions Cénomane. Une étude savante nourrie de récits et d’anecdotes, rehaussée d’une copieuse iconographie de grande qualité, un choix parmi les images d’un photographe nommé Arax que l’on redécouvre ainsi. C’est le premier ouvrage consacré aux marathons de danse en Europe tels qu’ils eurent lieu, du début des années 1930 à la fin des années 1950.
Le sait-on ? Les États-Unis n’ont pas seuls connu la mode héroïque des marathons de danse tels qu’on a pu les découvrir par le roman de Horace Mc Coy On achève bien les chevaux (1935) ou le film éponyme qui en a été tiré (par Sydney Pollack, 1969). Certains des spécialistes américains en affaires de voyeurisme ou de spectacles populistes vinrent inoculer cette passion dans notre vieux monde. Avec succès. Très vite imités par des entrepreneurs locaux, MM. Mariani, Pasqualini ou De Tant, par exemple, pour ce qui est de l’hexagone.
Dans les années mille neuf cent trente et quarante, sans parler de Séville ou de Valence, de Hambourg ou de Berlin, de Cologne, de Bruxelles, de Charleroi ou Spa, de Milan, Varsovie, Lisbonne ou Lausanne, toutes les grandes villes françaises connurent des soirées enfiévrées autour des pistes de danses où des couples cosmopolites tournaient sans s’interrompre pendant plusieurs centaines d’heures, le dernier danseur en piste étant déclaré vainqueur.
On y admire l’endurance et le courage des danseurs multiples ayant pour noms : Suzy Rivière, Gaston Escalard, Raymonde Buquet. Il y a aussi Louis Faucheux et Vincent Garro, alias Double patte et Patachon, les couples Ferrari ou Sartori, le couple Ridders, Roger Campi et Lanka, Marcel Delaire et Mado, Loulou et Bessudo. Également Bill Mac Daniel, et bien d’autres. Les épreuves peuvent être animées par Boby Sugar, Jean Sello, Geo Leroy, Fernand Blot. Ou encore par le célèbre chansonnier René Darnys.
Cela se déroulait notamment au Casino de Variétés de Nice, à L’Alcazar de Marseille, au Casino de Dinard, au cirque Médrano à Paris, à l’Hôtel Majestic de Grenoble, au Majestic-Théâtre d’Agen, au Grand Palais à Lyon, ou encore à l’Alhambra de Bordeaux.
Rien que quinze minutes de repos toutes les heures, sinon le couple doit danser toujours, c’est la règle du marathon. Spectacle et jeu cruel où l’on voit parfois l’un des deux se reposer sur l’autre pour récupérer tandis que le plus gaillard, supportant son ou sa partenaire, doit continuer à tourner, s’agiter car, si par malheur ses pieds s’immobilisent, il est éliminé. Luttant contre la fatigue et le sommeil, mettant à profit les quelques minutes de pause pour manger, se laver, satisfaire les besoins naturels, les jeunes gens battent record sur record et gagnent – dans les meilleurs cas – l’équivalent de plusieurs mois d’un salaire d’ouvrier. Des paris sont lancés par les spectateurs captivés et exigeants, on réclame des performances particulières, tels que des sprints de valse dont les auteurs écrivent qu’ils « répondent à un objectif majeur : provoquer des éliminations dans des conditions spectaculaires ». Des primes tombent, offertes de part et d’autre. Beaucoup d’argent circule, d’abord vers la poche de l’organisateur pour lequel c’est à chaque fois une affaire juteuse. Même s’ils gagnent, dans le feu de la fatigue et l’enthousiasme, les danseurs ont tendance à très vite dépenser leur gain. Se vengeant de ses propres souffrances, le public vient voir des gens comme eux, des gens du peuple, qui en bavent sur la piste. Les femmes sont les plus nombreuses et les plus exaltées dans cette faune aimantée par une manière de corrida.
Les durées maximales sont très variables, comme les conditions. À Rouen, en 1932, on danse jusqu’à 38 jours d’affilée, à Orléans, 56 jours du 21 novembre 1932 au 16 janvier 1933, soit 1325 heures de danse ! À Juan-les-Pins, en 1932, 60 jours (1446 heures) !
« Au dedans, la cohue se faisait plus dense au fur et à mesure que les jours passaient. […] Le public était extrêmement mêlé : la digne mère de famille, la brave ménagère coudoyait les filles les plus dans le train ; on y voyait de tout. Des hommes graves à côté de gigolos, des midinettes et des grandes dames, des filles perdues et des Enfants de Marie, celles-ci par groupes entiers », lit-on dans le Courrier de Bayonne du 5 octobre 1933, cité p. 187. Tandis que Candide du 15 juillet 1931, rapporte cet échange :
« Vous ici ?
Je pense bien, je viens tous les soirs.
Moi, je trouve ça ignoble.
Oui, c’est révoltant, je le sais bien, mais je ne peux pas m’en passer.
Moi non plus. »
Serge Bertin est par ailleurs l’auteur de plusieurs livres savants et d’un remarquable Trésor du parler cénoman (en collaboration), dictionnaire érudit regroupant et éclairant le plus grand nombre de vocables savoureux issus de la région du Haut-Maine. Ethnologue, auteur d’une thèse sur le bal, il a donc entrepris avec Josseline, sa femme, une longue enquête sur les marathons de danse, soit des années de recherche en France et en Europe, épluchant des dizaines de journaux locaux, de gazettes diverses, dans les départements d’archives. C’est ainsi qu’ils ont fait la découverte d’un fonds de photographies signées Arax (Krikor Djololian), un photographe d’origine arménienne qui, outre des manifestations sportives, couvrit un grand nombre des marathons de cette époque. Chevaux de souffrance est le résultat de ce travail de longue haleine, une réussite magnifiquement éditée par Alain Mala, des Éditions Cénomane.
« Aujourd’hui on ne se touche plus…
À vrai dire, on ne s’est jamais beaucoup touché dans notre société. Ni avec le corps. Ni même du regard. Si, pénétrant dans un ascenseur – ou tout autre moyen collectif de déplacement – avec une personne inconnue, vous la frôlez par inadvertance, vous émettez un vague grognement d’excuse puis vous allez vous placer à l’autre bout de la cabine, portant un regard faussement détaché sur les parois désespérément lisses. Le mystérieux toucher de l’inconnu vous paralyse… »
*
Josseline et Serge Bertin donneront une conférence le jeudi 17 septembre 2015, à 18 heures, à la Médiathèque de Biarritz, dans le cadre du festival « Le Temps d’Aimer la Danse » (11 au 20 septembre 2015, Biarritz). Voir ici
*
bibliographie non exhaustive :
Josseline et Serge Bertin, Chevaux de souffrance. Les marathons de danse en Europe (1931-1960), Éditions Cénomane, 2014. Voir sur le site de l'éditeur, ici
Serge Bertin (sous la direction de), Le Territoire partagé (guide des cimetières de la Sarthe), éditions Cénomane, 2009.
Serge Bertin, Dominique Beucher, Jean-Pierre Leprince : Dictionnaire du parler cénoman, éditions Cénomane, 2004.