
« Une saloperie de l’armée française, une de plus, se dit Dante. Et aussitôt il s’étonne d’avoir pensé ça. Comme le fait qu’il ne pense plus à Dieu, le fait qu’il pense que son armée puisse sciemment faire des saloperies est une nouveauté. »
Au moment où un ancien officier de l’armée de terre, présent sur les lieux lors de l’opération Turquoise, vient témoigner de la compromission de fait de la France1, le génocide des Tutsis de 1994 est le sujet du nouveau roman de Frédéric Paulin, auteur de quelques ouvrages percutants sur la guerre d’Algérie, le trafic d’armes, la France d’après les attentats, toujours sous couvert d’une écriture noire diablement efficace.
Cela se passe aujourd’hui, tout d’abord en Bretagne : on retrouve en pleine campagne des morceaux cadavres éparpillés, des hommes noirs découpés à la meuleuse. Un vieil autochtone éméché a beau parler des loups, les personnes chargées de l’enquête savent qu’il s’agit de tout autre chose. Des crimes de même acabit ont été commis ailleurs dans l’hexagone. Les victimes sont des génocidaires camouflés en France après 1994. Le trio qui suit la trace de ce vengeur est composé d’un colonel – il a connu Kigali en plein chaos –, d’un hercule hutu aux mains rouges œuvrant pour la DGSI et d’une jolie Tutsie présidente de l’association « Contre l’oubli ».
Une histoire de vengeance assez habituelle dans ce genre de fiction, mais qui sert de prétexte à une plongée dans l’abjection rwandaise de ce printemps-là, après que l’assassinat du président, le 7 avril, eut déclenché le génocide le plus sanglant depuis la seconde guerre mondiale. Et surtout à montrer la complicité, au minimum passive, de la France dans ces massacres. Lesquels furent pensés et orchestrés bien en amont, notamment au moyen de Radio Mille Collines qui ne cessa de déverser des appels aux meurtres des Tutsis, surnommés cafards ou cancrelats.
Pour parler de cette question raciale, au cœur de ces événements, Frédéric Paulin a eu la bonne idée de choisir un protagoniste de choix, dont il fait le héros de son roman : un boxeur. Un boxeur tutsi. On sait que les Tutsis sont généralement plus grands, plus fins, et leur peau plus claire que celle des Hutus, en un mot ils sont réputés être plus beaux. C’est un jeune boxeur qui combat ce même 7 avril dans un match décisif, en mesure de lui ouvrir une grande carrière, évidemment contre un Hutu archi favori, et évidemment le public est contre lui. Et la fin du combat, qu’il gagne par k-o, ne prend pas la couleur d’une victoire mais celle d’une fuite pour échapper à un lynchage, les massacres sont enclenchés, il faut à chacun des Tutsis, notamment ce jeune homme effaré, mais aussi sa jeune fiancée, sauver sa peau, si c’est encore possible. Répondre en quelque sorte au complexe de la race.
« Comment faire confiance à un Français quand on a vécu ce que tu as vécu ? » C’est-à-dire l’indifférence, la complicité, le cynisme, et plus encore. Au fil d’une trame bien établie, Frédéric Paulin ne cache pas une réalité qu’on voudrait parfois altérer ou même occulter. Dagroza doit vivre avec sa mémoire en elle, la mémoire de son corps, mémoire-cauchemar. De même Tue-mouche, l’hercule qui l’a sauvée là-bas. Aussi le colonel Dante qui n’a pas subi autant mais en a vu assez pour savoir et ne pas bien supporter l’insupportable. Et surtout l’ami François Gatama, champion victime d’un k-o mental, qui reprend le combat avec d’autres armes, moins factices.
Pour un sujet pareil on reverrait d’un roman épais comme la solitude égarée dans un dernier recoin, que rien ne soit oublié de cette phase d’histoire inhumaine, mais c’est là un roman noir de calibre standard, qui se quitte trop tôt. Son grand mérite est pourtant de viser juste, averti par une bonne connaissance des travaux d’histoire récente, et aussi de mettre sans ambages les chefs politiques, français en premier lieu (Mitterrand an Co), devant leurs responsabilités, leur responsabilité.
1) Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence : témoignage d'un officier, éditions Les Belles Lettres, 2018.
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Frédéric Paulin, Les cancrelats à coups de machette, éditions Goater, 18 €.