Mardi 16 octobre 1990 Dans l’avion. Le difficile est de partir – quitter. S’éloigner des regards habitués. Par de petites hardiesses tournées vers ailleurs, on commence à prendre la mesure des choses en même temps qu’on devient insulaire. Quitter pour être avec, sans résistance. Mais celui qui part sait-il que le retour peut lui être interdit ? Des fantômes occupent déjà la place qu’il a laissée. Lui, il restera prisonnier de cet ailleurs qu’il a voulu croire toucher. Car les sédentaires se protègent cruellement des errants, des fois que ceux-ci, par leur simple retour, provoqueraient d’autres sortes de séparation, fêlures ou débâcles. Comme si, en leur sagesse comptable, les culs-de-plomb se méfiaient des revenants.
mercredi 17 octobre 1990. Bombay J’avais gardé souvenir d’une ville plus dense encore ; aujourd’hui, après ce long voyage en avion, outre la chaleur, l’odeur, la vibration de la lumière, je la trouve d’une électricité presque sereine. Est-ce moi qui suis toujours endormi ? Des touristes dans le même autobus toutefois s’exclamaient, ils en avaient pour leur argent de clichés de misère famélique, d’extravagances de carnaval pestilentiel et de cris ramassés sur eux-mêmes. Pour ma part, même pas par réaction, je ne me sens pas tout à fait étranger à tout cela, presque partie prenante ; sans doute la première expérience, il y a sept ou huit ans, m’a-t-elle vacciné.
Vendredi 19 octobre 1990. Comme je stationne vers le monumental hôtel Taj-Mahal, à regarder la mer, un jeune homme s’approche de moi et me raconte une histoire, la sienne, qui sonne vraie à mes oreilles débutantes. Je ne crois pas qu’il inventait, même s’il ne disait pas tout. C’est un Kenyan égaré à Bombay depuis je ne sais quand (il semble ne pouvoir le dire lui-même), et il trouve que la ville a bien changé depuis que les Arabes sont venus s’y installer. Que lui est-il arrivé vraiment ? En tout cas, il n’a plus rien à lui de matériel, il est sans un sou, bloqué ici à quêter sa pitance au jour le jour.
Tout près de ce monument de luxe qui tourne le dos à la mer, une sorte d’arc de triomphe, The Gateway of India, érigé pour la venue de Georges V en 1911. Octavio Paz raconte qu’arrivant par mer, voyant au premier plan l’arc d’arrivée, immobile, il avait l’impression que, derrière lui, magie de la perspective, cet « énorme gâteau » qu’est cet hôtel géant flottait dans l’air, au gré du balancement de l’embarcation d’où il observait.
[Octavio Paz a fait quelque part une énumération de ce qu’il a engrangé comme images lors d’une balade dans Bombay, où l’on trouvait des « charrettes tapageuses tirées par des bœufs abouliques » et des « rivières de bicyclettes », ou des mendiants, des dévots, des puanteurs insanes mélangées à des « odeurs de parfums frais et purs » 1. C’est assurément cela, une addition interminable de soustractions qui s’annulent et forment toutefois une atmosphère irréelle correspondant à la réalité la plus crue.]
Jeudi 25 octobre 1990. Pondichéry. Rues tracées aux cordeaux, un vrai quadrillage militaire. Éminemment coloniale par son aspect, la ville blanche offerte à l’océan qui s’en vient claquer ici le sable ou les remparts de pierres amoncelées, elle est séparée du restant par un canal qui tient davantage de l’égout à ciel ouvert que du canal St Martin. Agréable paiseur d’après-midi, tout est endormi, il doit faire au moins 35 degrés à l’ombre.
Beaucoup de vélo-rickshaws dont on entend la sonnette retentir au moment où ils passent au niveau d’un potentiel client. Les chauffeurs sont maigres comme des clous et lente la progression de leur engin sur le plat des rues, avec parfois, assise sur le siège, une ou deux femmes grasses en sari bariolé, notifiant un rapport de classe ainsi tout à fait clair.
Découverte des plages environnantes semées de villages de pêcheurs. Chaumières, pirogues, grouillement de vie et de gestes rudimentaires, je pense à la chanson de Manset : Finir pêcheur. « Un jour, finir pêcheur / Parce que ça grandit l’homme / Heureux comme ça / Pas gagner plus d'argent… » Marchant sur le sable mouillé, j’évitais de mon mieux les petites merdes de couleur moutarde ou encore ceux qui les produisent, accroupis face à la mer, déféquant à la lisière de l’eau puis se lavant le cul dans l’écume… Avant l’averse, la mer magnifiée sous le ciel bleu-gris.
De jeunes pêcheurs mettant une pirogue (appelée ici catamaran) à la mer. Une longue perche suffit à écarter l’embarcation du rivage, l’eau est peu profonde jusqu’à une bonne distance. Déjà le filet est à l’eau, ensuite, c'est une molle dérive contrôlée par un pagayeur situé à l’arrière de ce bois flottant, le même homme qui, auparavant, assurait le bon cap. Le nez de la pirogue heurte souvent les vagues et provoque alors un balancement auquel répondent les deux pêcheurs en exercice qui se plient et s’inclinent souplement pour accompagner l’effet de bascule.
Étrangement couleur d’argile, la mer aujourd’hui me calme et m’invite. J’ai toujours l’envie de me jeter en elle, comme si j’étais appelé.
Vendredi 26 octobre 1990 Le cyclisme n’est pas ici un sport ou un loisir, rien que moyen de locomotion par excellence. Des milliers de vélos tracent dans les rues des parcours anarchiques, les règles de circulation habituelles n’ont absolument pas cours, chacun y va de sa résolution, improvise un trajet auquel les autres devront s’adapter. La discipline extérieure n’est pas le fort des Indiens, ils paraissent ne se plier à rien, c’est un anti-yoga indéfiniment perpétué. Il est presque rare qu’une bicyclette ne soit surmontée que d’une seule personne, c’est assez souvent une famille entière qui est agrippée au cadre, du porte-bagage au guidon, sans oublier le tube supérieur. Le nombre d’emplacements sauvages est ainsi plus élevé que ce que l’imagination peut normalement envisager. On compte facilement trois, quatre ou même cinq personnes sur un même engin. Rue Nehru, garés le long du trottoir, des centaines de bécanes béquillées et verrouillés attendent le retour de leur maître. On n’ose imaginer ce qui se passera, en termes d’encombrement, de vacarme ou de pollution, sans même parler de sécurité, lorsqu’elles auront été remplacées par des automobiles. La bicyclette est sans doute l’une des rares bénédictions de la société urbaine, de celle qu’on aurait pu pardonner à l’industrie si elle avait su s’en tenir là.
Jeudi 1er novembre 1990. Difficulté avec le langage. Impression parfois d’être un demeuré que les gens raillent dans son dos. Tel un aveugle qui heurte des meubles dans une pièce non familière, j’éprouve mes limites à chaque sortie. Cependant, une langue, c’est une musique d’abord insensée – et de ce fait bien reposante, ou envoûtante. Magie de la voix, nudité de ce tissu d’émotions.
Dimanche 3 février 1991 Déjà plus de trois mois que je foule la terre indienne, mais peut-être ai-je vieilli beaucoup plus que de trois mois, ou, au contraire, ai-je régressé vers les jardins d’enfance. Comment savoir le temps intérieur ? Les nuits remontent les fleuves.
Je mène une vie régulière et sage (qu’est-ce qu’une vie sage ?) totalement solitaire et remplie de mes rêves qui coulent en moi comme des rivières vibrantes et opaques. Je lis bien sûr beaucoup, et j’écris aussi pour tenter de déglutir tous ces ramassis fictionnels mêlés à mes propres hystéries. C’est un peu comme si j’étais convalescent d’une maladie à venir, soldat ralenti d’une guerre préventive. Tout est à la fois si calme et si violemment perdu au creux de ma cervelle et de mon ventre, ces deux égaux viscères qui n’en font qu’un, à ce qu’on dit (ce qui ne laisse pas d’étonner). Quelquefois de franches gaietés d’homme seul surviennent et je ris de vieilles choses passées qui taquinent ma mémoire. Ce sont ces petits bonheurs si pleins et si sereins qui font le prix du détachement (relatif).
Je ne sais où mène cette voie. Chacun va selon la pente de sa nature et, même si le but n’existe pas, il n’est pas de nature vaine. Un jour, peut-être, une pierre ramassée sur la route nous donne plus d’amour et de confiance que toutes les étreintes vécues jusqu’alors. Au nom d’une heureuse superstition, un détail peut se révéler primordial.
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Lundi 28 juin 1993 Par un livre acheté récemment dans une sorte de solderie, près de la place du Parlement, découverte de Bâradi, poète tamoul mort en 1921, âgé de moins de quarante ans. Il a vécu longtemps à Pondichéry où, comme beaucoup d’indépendantistes, il s’était réfugié. C’est une figure importante du panthéon pondichérien, le parc principal, près du palais du gouvernement, porte son nom, ainsi qu’une des rues principales. De lui, une œuvre abondante nous reste, je ne peux lire que ce volume traduit en français. Il a notamment écrit des chansons, là encore volontiers politiques et provocantes, l’une d’elles est dédiée à l’indépendance. J’en donne le début :
Fini l’époque du brahmane-gourou !
Finie l’époque du colon-Excellence !
Finie l’époque des courbettes aux saniasis
Finie l’époque de la soumission aux imposteurs
Dansons et chantons dans la joie
De l’indépendance conquise
Mercredi 15 septembre 1993 Bonheur de marcher seul en été dans une ville endormie. Sur Anna Salai, quelques échoppes encore ouvertes, des groupes d’hommes fument et parlent devant des maisons éteintes. Des vélo-rickshaws roulent encore à la recherche d’un dernier client. Des chiens réveillés, apeurés, aboient brièvement, puis se rendorment. Je vais à mon rythme, répondant d’un signe, d’un mot à des interpellations amicales. Chez certains je sens l’ivresse derrière l’œil brillant, sous l’allure hésitante. Sur les trottoirs, des corps allongés à la fraîche, saisis par la torpeur… Quelquefois une dispute pour l’endroit d’une couche. La ville ne manque pas de belles demeures mais les sans-abri sont encore bien plus nombreux, et ils s’attaquent à eux-mêmes.
1) Cf. Octavio Paz, Les lueurs de l’Inde, Gallimard, 1995 (traduction Jean-Claude Masson).