Vendredi 1er octobre 1993. Ici Tiruvanamalai, centre du monde selon Barbatre et pas mal d’autres endoctrinés. En haut de la montagne sacrée, plus exactement Arunachala, qui veut dire « montagne rouge », je me rends compte qu’il est un sommet plus haut encore que cache le premier sur lequel je me suis hissé. En grimpant, la tête se vide et tourne, le vertige prend et pousse à insister vers le haut. De la pierre la plus élevée, j’observe la géométrie de la ville, les neuf gopurams du temple ressemblent à des géantes pâtisseries de pierre… Un peu d’eau dans la courbe d’un rocher ombragé, les libellules et autres insectes ailés viennent y boire. De très grosses fourmis courent autour de mes pieds trop nus. Deux petits lézards jouent à se poursuivre, le second a la tête couleur de minium. Toutefois, pas l’ombre d’un yogi ne m’est apparu ; pourtant, là où je me promène à l’instant, vaguement hagard de fatigue et de naïveté, Paul Brunton s’est vu tenir la main du Maharishi, évitant grâce à lui les crevasses et les blocs de pierre qui aurait pu l’écraser en cas d’éboulement. Et c’est là-haut, pas loin d’où je suis à cet instant, en contemplant sur l’invitation du sage le bas de la colline, qu’il a éprouvé une paix qui le transformera. Tout simplement, me dis-je, l’expérience intense du recul, ainsi révélée dans un rêve, le recul au fond de son propre corps.
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Samedi 5 janvier 2008. Mahabalipuram Le beau mendiant qui occupe ce morceau de rue depuis une dizaine de jours, il est beau comme un Christ noir, nu, flanqué d’une guenille autour des reins. Souvent il arpente un certain périmètre bien déterminé, d’un pas nerveux et ne regardant nulle part, oui, son regard fait toujours attention à ne pas s’attacher à quelqu’un, à ne jamais dévisager. Par moments, il est assis par terre, tout replié sur lui-même, parfois buvant un thé dans un récipient jetable, ou mangeant un biscuit. Il ne va que très rarement vers les gens. Il semble toujours les éviter, au contraire, tout en étant obligé d’aller vers eux, c’est ainsi une sorte d’hésitation perpétuelle qui interroge. Ce soir il est venu près du comptoir du tea-shop où j’avais commandé un thé. Il a sorti quelques pièces de sa guenille, a demandé un thé. À un moment, je l’ai vu sourire d’un mot qu’il avait dû entendre, et là j’ai compris que son esprit n’avait rien de dérangé, que cet homme-là était parfaitement équilibré, intelligent. J’en ai eu la conviction. Ensuite il s’est acheté deux gros biscuits, et il est parti, sachant parfaitement sa présence indésirable, « ne surtout pas s’attarder ». J’ai pris la décision de lui donner un billet quand je passerai devant lui, en rentrant à la chambre. En gros, j’entreprends de le rembourser plus largement de ce qu’il vient de dépenser. Et je l’ai vu, accroupi, mangeant un biscuit, avec un bidi entre les doigts, j’allais sortir mon porte-monnaie quand j’ai vu, à son niveau, un couple de touristes qui se tenait là, attendant je ne sais quoi. Et c’est ce qui m’a fait changer d’avis, je n’ai pas voulu faire l’aumône devant leurs yeux. J’ai continué mon chemin en l’ignorant, comme d’habitude.
Lundi 7 janvier 2008. Aujourd’hui j’ai donné un billet de 20 Rs au beau mendiant de la rue. Il a fait le signe merci de la tête et il est allé acheter quelque chose à manger aussitôt.
Jeudi 10 janvier 2008. Hier matin, allongé dans la poussière devant le magasin qui ouvrait, le jeune mendiant du quartier, les passants le contournaient. Il était dans sa nuit, recouvert de son seul tissu qui est aussi bien son pagne et sa couverture, ses jambes bougeaient, il ne dormait pas vraiment, ou mal.
Vendredi 11 janvier 2008. Le jeune mendiant qui me hèle quand je passe dans la rue non loin de lui, alors qu’il est assis sur son bout de poussière habituel. C’était tout à l’heure. Je me suis retourné et l’ai vu. Un peu plus tard j’étais à boire un thé du soir au coin de la rue, il est venu devant moi et m’a tendu sa main ouverte, je lui ai donné 10 Rs, il a commandé un thé et il est parti le boire « chez lui », dans son recoin. Je suis à la fois curieux et inquiet de la manière dont vont évoluer les choses avec lui.
Samedi 12 janvier 2008. Aujourd’hui j’ai refusé de donner au jeune mendiant qui est venu se planter devant moi, comme hier, en me demandant l’aumône sans parler, juste en tendant sa main. Un homme qui se trouvait là, à boire un thé, lui a en offert un et aussi un biscuit. Il est resté un moment à cet endroit. Je me sentais observé tandis que j’évitais son possible regard et je n’osais pas aller saisir les deux biscuits dont j’avais envie. Je n’osais pas consommer devant lui ce que je lui avais refusé.
Dimanche 13 janvier 2008. Le jeune mendiant maintenant me hèle quand je passe près de lui. Je le regarde alors et je lui oppose un signe de refus. Un des gitans que je croise souvent est arrivé ensuite, il voulait passer pour entrer dans la boutique, il a fait le geste de bousculer le jeune mendiant, lui a dit quelque chose de pas gentil, et a fait le geste de lui mettre un coup de boule. L’autre est resté imperturbable à attendre qu’on lui rende la monnaie. Cette violence entre deux types de mendiants ne surprend guère. Ce gitan est ici un mendiant intégré, il est en famille, a des enfants, mendie a moité, tout en faisant du commerce, alors que l’autre est solitaire, fragile. Son seul soutien c’est le territoire négligeable qu’il s’est choisi, où l’on s’est habitué à le voir et où certains ont pris l’habitude de lui donner un peu d’argent.
Lundi 14 janvier 2008. Revu le jeune mendiant. Il a hésité à venir vers moi, mais j’étais décidé, avant de le voir, à lui donner un billet. Il s’en est saisi et s’en est allé furtivement plus loin dans la rue. Je n’aime pas ce à quoi je joue.
Dimanche 27 janvier 2008. De plus en plus de mal à écrire régulièrement dans ce cahier. Du mal à trouver un sens ou un objet à cette démarche. Dire quand même que le jeune et beau mendiant me paraît s’être dégradé. Plus sale et abîmé qu’il y a trois semaines, quand il a débarqué. D’où venait-il ? Était-ce une situation nouvelle pour lui ? Comment savoir ? Je lui donne régulièrement un billet de 10 Rs qu’il prend chaque fois sans un mot ni un sourire, ni un signe et qu’il va sur le champ utiliser en achetant à manger.
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Mercredi 6 janvier 2010. Une heure trente du matin, des chiens hurlent dans la rue. Manifestement ils sont plusieurs qui se battent entre eux, aboient, couinent, hurlent de douleur. Enfin ils s’éloignent, se calment, semble-t-il. Puis à nouveau ils sont là, geignent de plus belle, le contentieux n’est pas réglé. J’entends qu’on intervient. Quelqu’un. Les chiens s’en vont, s’éteignent dans la nuit.
Mercredi 10 février 2010. Ce matin chez Pierre. Il me parle des fantômes que voient ses voisins tamouls. Il y a deux ans une voisine s’est suicidée. Les jours suivant, quelqu’un l’entendait frapper à sa porte. Marie-France (la femme de Pierre) a eu une poignée de ses cheveux arrachée par le fantôme de cette femme pendant qu’elle dormait. Pierre a regardé le montant du lit, il comportait une écharde dans laquelle les cheveux s’étaient pris, mais pour Marie-France, c’était le fait du fantôme. Les jours suivant la mort de cette voisine, les conversations relatives à son fantôme allaient bon train, c’était le sujet de conversation omniprésent.
Samedi 2 janvier 2010. Lecture du Margousier de Janine Brégeon, une chronique de la vie tamoule dans un village principalement peuplé de « haridjans » du sud de Madras, dans les années 70, je suppose. C’est évidemment autobiographique, et aussi truculent, riche d’informations. Beaucoup de faits assez incroyables, évidemment quand il s’agit d’une société de misérables on retrouve toujours les mêmes excès de vitalité, de tragique, de brutalité, comme de douceur, parfois. On voit à quel point l’appartenance aux castes à cette époque toute récente et à cet endroit est primordiale et joue un grand rôle, c’est qu’on ne se mélange pas ! Des histoires de femmes qui vendent leurs enfants, une femme abandonnée qui accouche de triplets dont deux morts-nés qu’il faut enterrer en cachette pour ne pas avoir à payer, car il s’agit toujours d’échapper à la dépense pécuniaire. Ou encore cette femme qui vient voler dans leur jardin, le jardin de Janine Brégeon et Jean Deloche, son compagnon, et qui déchire sa robe. Quand ils réussissent à la chasser, elle vient ensuite leur réclamer de l’argent pour sa robe, car elle a été déchirée sur leur terrain.
« Et on continuera à me raconter que les Indiens sont paresseux ! Lesquels ? Faudrait préciser. Ce ne sont pas ceux qu’on croit. Facile de juger dans un fauteuil, sous un ventilateur, les jambes écartées, en sirotant un thé ou aspirant des boissons glacées, serviteurs à vos pieds, tandis que dehors, par milliers, les grappes humaines montent sur des échafaudages insensés, faits des morceaux de bois raboutés avec des ficelles, coulent des dalles sous le soleil sans interruption, car le ciment sèche vite – les hommes, femmes, petits enfants, se passant les auges pleines de main en main à un rythme d’enfer –, pour les maisons qu’ils n’habiteront jamais, les bureaux où ils ne pourront jamais entrer, chantant, riant… Tout ce qu’ils subissent, muets – y a que le chien qui hurle –, aux mains des uns, des autres. Les furoncles, anthrax infectés, parce que négligés, de Maga quand elle était petite, de vrais cratères : pas un mot quand on les lui nettoyait. Une des filles de Navatinam, brûlée au deuxième degré, tombée dans une bassine d’eau bouillante tandis que sa mère était au marché, Sita, je crois : pas un soupir quand je lui passais de l’huile sur ses plaies. À cause des conditions de vie, remarquera Chinnapponnou. Si on était pas aussi pauvres, elle me criera la mère de Kalavati.
Et ces hommes, femmes, enfants qui étalent le goudron brûlant à la louche sur les autoroutes, par 35-40° à l’ombre, les pieds grossièrement empaquetés dans des chiffons, qui nettoient les égouts à main nue, pataugeant dans les immondices – et la merde aussi ils l’enlèvent, c’est leur vie à la plupart, depuis des siècles, des héros, je vous dis. Se tenant miraculeusement propres dès qu’ils le peuvent, et méprisés, c’est logique. Charmantes jeunes femmes de l’aube dont les saris illuminent les rues qu’elles nettoient, s’activant avec leurs petits balais, leurs auges pleines d’excréments sur la tête, mais ça on ne le découvre qu’après, si grande est leur allure : elles valent bien un temple ou un cocotier au bord de la mer. »
Janine Brégeon, Le margousier