1er janvier 2010 - Puducherry Amnivasam Guest House Nouvelle année, nouveau cahier, ce cahier Oxford Block acheté au magasin Nilgiris.
Dans The Hindu d’aujourd’hui, à la page Puducherry, on apprend que le gouvernement local annonce la détaxe du carburant diesel pour les pêcheurs. Une mesure qui concerne 2000 familles. En pages internationales, après l’annonce de l’échec de la vente de réacteur nucléaire à Abou Dabi, au profit d’un groupe sud coréen, c’est aujourd’hui le conseil constitutionnel qui est en vedette, il a rejeté la loi sur la taxe carbone. L’article publié ici est en fait un papier du Gardian, sévère pour la manière d’opérer de Sarkozy.
Dans la rue il y a une demi-heure que j’entendais un groupe de quatre personnes, a priori deux couples, les deux hommes marchant devant tandis que les deux femmes se tenaient derrière, une main sur l’épaule du mari. Elles chantaient, demandant l’aumône. L’un des hommes avait ouvert devant lui un tablier qu’il tenait des deux mains, pour recevoir les dons. En marchant lentement, ils « guturaient » leur chant poignant, très beau et lancinant. Ils se sont arrêtés au niveau de la réception de la Guest House, une des deux femmes est entrée, je ne sais pas si quelqu’un lui a donné quelque chose, je suppose que oui.
Dimanche dernier, avec Patrick, nous évoquions certains écrits sur l’Hindouisme, ceux de Guénon, de Daniélou, de Deleury. Il est vrai qu’ils sont tous, à leur façon, louangeurs, et peuvent donner l’impression de militer en faveur de ce système. Oublient-ils ce que ce modèle a produit en réalité, à quel point la société hindouiste est éloignée de celle qu’elle prétend être ? Guy Deleury, notamment dans son Modèle hindou, parce qu’il cherche à décrire le monde indien contemporain, paraît presque occulter toutes les scories, ne montrant que ce qui va dans le sens de sa démonstration. Ma lecture est trop ancienne pour que je sois sûr de ce que j’avance, il me faudrait le relire. Mais, cela dit, demande-t-on à un architecte ou à un urbaniste de photographier ce que seront les bâtiments, les quartiers qu’il va construire, de les photographier par avance. On attend de lui, à chaque fois sur maquette, un objet parfait, pour rêver, sachant que le chaos va se mêler à la réalisation et à la vie qui s’y installera. De même pour ces ouvrages d’aspect théorique sur l’hindouisme ou autre chose , il faudrait les lire avec la naïveté et l’indulgence qu’on met à lire une carte dont on tirera un enseignement parfois très valable. Car c’est au lecteur, après que l’auteur a fait son travail, d’être intelligent et, après avoir compris l’intention du livre, de ne pas tout prendre au pied de la lettre. On lui propose un modèle, on ne lui a pas dit sérieusement s’il existe tel.
Dans son journal de 1978 (in Permis de séjour) Claude Roy note : « Dans le fameux questionnaire de Proust, à la question ‘‘Quel est pour vous le comble du malheur ?’’ je crois que je répondrais aujourd’hui : ‘‘Ne plus s’étonner de rien.’’ » La seule chose qui m’étonne, c’est qu’on ne s’étonne pas. Qu’on prenne l’habitude. » Eh bien je dois être bien malheureux ! Car j’ai en effet le sentiment de ne m’étonner de rien. Ce qui ne signifie pas que je ne m’émerveille pas. Ce qui signifie peut-être principalement que je n’ai jamais cherché à être celui qui croit comprendre. Je ne suis jamais désappointé, toujours découragé ! Alors je m’encourage en m’appuyant sur ma patience et en comptant sur une certaine « chance », un certain « bonheur », qui survient parfois le temps d’un instant, pour souligner l’éternité impassible.
Dans les leçons de littérature de Nabokov : ‘‘La beauté plus la pitié, c’est ce qui approche le plus d’une définition de l’art. Où il y a la beauté il y a la pitié, pour la simple raison que la beauté doit mourir, que la beauté meurt toujours ; la manière meurt avec la matière, le monde meurt avec l’individu.’’
Claude Roy, Permis de séjour, p. 314
Qui aime la vérité aime Dieu et les dieux’’, dit Schopenhauer. Mais pourquoi haïr ce à quoi on ne croit pas ? Inutile déperdition d’être et de forces.
Claude Roy, Permis de séjour, p. 232
Sauf que Claude Roy me paraît comme souvent interpréter ce qu’il lit : ne pas aimer ne veut pas dire haïr, que je sache ! Mon interprétation, à moi, serait plutôt : qui aime la vérité se désintéresse de Dieu et des dieux. Mais c’est encore une interprétation.
Le héros intellectuel le plus répandu de notre temps n’est probablement pas Tocqueville, ni Vico, ni Marx, mais l’homme à la cloche de Lewis Caroll, celui qui répète dans La chasse au Snark : ‘‘Ce que je vous ai dit trois fois est vrai.’’ »
Claude Roy, Permis de séjour, p. 336
Il faut bien prendre garde que, en réalité, et en dépit de certains abus de langage ordinaire, la quantité n’est pas ce qui est mesuré, mais au contraire ce par quoi les choses sont mesurées ; et, en outre, on peut dire que la mesure est par rapport au nombre, en sens inversement analogique, ce qu’et la manifestation par rapport à son principe essentiel.
René Guénon, Mesure et Manifestation,
in Les Règnes de la quantité et les signes du temps. p.31
Lecture du Margousier de Jeannine Brégeon, une chronique de la vie tamoule dans un village principalement peuplé de « haridjans » du sud de Madras, dans les années 70, je suppose. C’est évidemment autobiographique, et aussi truculent, riche d’informations. Beaucoup de faits assez incroyables, dignes du cinéma de Fellini ou Bunuel, évidemment quand il s’agit de la société de misérables on retrouve toujours les mêmes excès de vitalité, de tragique, de brutalité, comme de douceur parfois. On voit à quel point l’appartenance aux castes à cette époque toute récente et à cet endroit est primordiale et joue un grand rôle, c’est qu’on ne se mélange pas ! Des histoires de femmes qui vendent leurs enfants, une femme abandonnée qui accouche de triplets dont deux morts-nés qu’il faut enterrer en cachette pour ne pas avoir à payer, car il s’agit toujours d’échapper à la dépense pécuniaire. Ou encore cette autre qui vient voler dans leur jardin, le jardin de Jeanine Brégeon et Jean Deloche, et qui déchire sa robe. Quand ils réussissent à la chasser elle vient ensuite leur réclamer de l’argent pour sa robe, car elle a été déchirée sur leur terrain.
Lecture entamée de Dormance, de J-L Trassard. Remarquable par l’écriture et par son objet. Trassard essaie d’instituer un dialogue entre son environnement d’aujourd’hui et ce qu’il fut à l’époque de la préhistoire. Sort de va-et-vient d’une époque à l’autre qui démontre combien la terre, les arbres, la nature ne vieillit guère (quand elle n’est pas détruite).t c’est vrai que je parle souvent de ce sentiment que j’ai, en forêt, d’être en dehors d’une temporalité. C’est là en plein son sujet.
Dimanche 3 janvier 2010 Toujours dans la lecture de Dormance. J’alterne avec des épisodes du Margousier de Jeanne Brégeon, truculent, et poignant aussi.
Lundi 4 janvier 2010 Ai dîné ce soir avec G-L, A et G. Le fameux A est ce professeur au lycée, si érudit, dont G-L m’a parlé. Cela se passait au restaurant italien huppé de l’hôtel Corbeli, où j’ai mis les pieds pour la première fois (et sans doute la dernière). A semble effectivement un type nourri d’une certaine culture. Après quelques échanges disparates sur Le Caire, Cossery, la conversation s’est vite rétrécie en un dialogue entre G, ancien instituteur du lycée et A, à propos de la compagne de G, qui a exercé au lycée et souhaite y revenir après une formation en France, mais l’affaire ne semble pas jouée d’avance, car il y a d’autres candidats. Il n’a plus été question d’autre chose jusqu’à la fin du repas, c’était le thème imposé. Sauf à un moment, où j’ai entendu G se plaindre de ce qu’on ne puisse pas dire en France qu’il y a trop d’immigrés, et A de répondre aussi clairement : mais moi je le dis. Puis la conversation a glissé vers autre chose. J’ai senti un froid s’abattre sur moi et me suis senti encore moins enclin à poursuivre l’affaire plus loin. Tout cela restera sans suite.
« Il y a des choses qu’on n’a pas le droit de dire en France, par exemple qu’il y a trop d’immigrés
– Eh bien moi je le dis. »
Échange de phrase entendue ce soir, des deux enseignants, très probablement de gauche, pas ouvertement racistes, l’un est professeur depuis 16 ans au lycée de Pondicherry, l’autre a fait carrière ici. À quoi sert la culture ? Parfois à simplifier, à prendre la pose populiste, à jouer du paradoxe ? Je vis à l’étranger, mais je trouve qu’il y a trop d’étranger en France. Cas de figure d’une banalité consternante. Il faudrait pourtant essayer parfois d’en savoir plus, savoir le détail de ce qu’a voulu dire G. De ce qu’il a voulu dire A. Ma naïveté sans doute m’empêche d’admettre que des gens intelligents puissent être sur de telles positions. Cependant, pour peu que je brise mon propre déni, je vois dans quel monde je vis, qui je côtoie, etc.
La maladie de juger est une des plus répandues parmi les hommes, et à peu près tous en sont atteints.
Elias Canetti, Masse et puissance, p. 316
La famille se fige et se durcit chaque fois qu’elle exclut quelqu’un d’autre de sa table ; ceux sur qui on doit veiller sont un prétexte naturel à cette exclusion. Prétexte creux, on le voit aux familles qui n’ont pas d’enfants et pourtant ne prennent pas les moindres dispositions pour partager leur repas avec d’autres : la famille à deux est la formation la plus méprisable à laquelle ait jamais donné naissance l’humanité Mais même là où il y a des enfants, on se rend compte souvent qu’ils servent de pur et simple couverture à l’égoïsme le plus nu. C’est « pour ses enfants » que l’on économise et laisse les autres avoir faim. Bon moyen en réalité d’avoir tout ce qu’il faut tant qu’on vit.
Elias Canetti, Masse et puissance, p. 236
Parmi les animaux, seule la hyène fait entendre un son qui se rapproche vraiment de notre rire.
Elias Canetti, Masse et puissance, p. 237
Mardi 5 janvier 2010 Apparemment les ambassades sont en train de fermer les unes après les autres au Yémen. Hier, c ‘était celle de France. Le Yémen est accusé d’être devenu une base d’Al Kaïda, de fournir des armes et d’avoir entraîné l’homme qui a détourné un avion de ligne récemment, au Nigéria.
mercredi 6 janvier 2010 Croisé GL ce matin. Quand j’évoque l’échange de lundi soir au restaurant : « Il y a trop d’immigrés en France. » Il semble surpris, n’a pas entendu. « Ils ne m’ont jamais dit cela. », sous-entendu : à d’autres moments, par ailleurs. Il ajoute qu’A est de toute façon d’extrême droite, qu’il lui avait précisé un jour qu’il était plus à droite que le RPR. Quant à G, c’est plutôt un gauchiste, me dit-il. Ouais, m’enfin, c’est lui, le gauchiste, qui a prononcé la phrase ! À moins que, connaissant les opinions de A, il ait cherché à se le concilier en lui tendant cette perche pourrie. Conclusion : le seul prof du lycée que GL trouve fréquentable est d’extrême-droite !
L’amoureux est un artiste qui ne peut plus se passer de son modèle, un artiste qui se réjouit tant de son œuvre qu’il veut conserver la matière qui l’a engendré. Supprimer l’œuvre, il ne reste qu’un homme et une femme, supprimer ceux-là, il n’y a plus d’œuvre. L’œuvre, quand elle a pris naissance, acquiert sa vie propre, une vie qui est du domaine de l’imaginaire, une vie qui ne vieillit pas, une vie en dehors du temps et qui a de plus en plus de peine à cohabiter avec l’être de chair, inscrit dans le temps et l’espace, qui nous a gratifiés biologiquement. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’amour heureux, si l’on veut à toute force identifier l’œuvre et le modèle.
Henri Laborit, Eloge de la fuite, p. 26
Pour nous, la cause principale de l’angoisse c’est donc l’impossibilité de réaliser l’action gratifiante, en précisant qu’échapper à une souffrance par la fuite ou par la lutte est une façon aussi de se gratifier, donc d’échapper à l’angoisse.
Henri Laborit, Eloge de la fuite, p. 43
Dans la nuit (1h10) Des chiens hurlent dans la rue. Manifestement ils sont plusieurs qui se battent entre eux, aboient, couinent, hurlent de douleur. Avec un part de théâtre ?Enfin ils s’éloignent, se calment, semble-t-il. Puis de nouveau ils sont là, gémissent et hurlent de plus belle, le contentieux n’est pas réglé. J’entends qu’on intervient. Quelqu’un. Cette fois, les chiens s’en vont vraiment, s’éteignent dans la nuit.
Jeudi 7 janvier 2009
Il n’était rien moins que comédien, quelle que soit l’image qu’il a parfois donnée, et il a vraiment vécu ce qu’il représentait. Pourtant, Nietzsche a suivi la voie d’une grande « théâtralisation ».
Overbeck, Souvenirs sur Nietzsche, p. 15
Celui qui de manière exclusive mit autant d’énergie à se faire lui-même objet d’un talent critique aussi génial était nécessairement voué à la folie et à l’autodestruction.
Overbeck, Souvenirs sur Nietzsche, p. 23
Nietzsche a été un adversaire convaincu de l’antisémitisme tel qu’il en a fait l’expérience. Il voyait en effet dans l’une des « formes les plus malhonnêtes de la haine » une « rage de dénigrer et de détruire » (in La Volonté de puissance). Il n’empêche que lorsqu’il est sincère, les jugements qu’il porte sur les Juifs surpassent tout antisémitisme par leur sérénité. Le fondement de son anti-christianisme est essentiellement antisémite.
Overbeck, Souvenirs sur Nietzsche, p. 47
Nietzsche a toujours nourri un intérêt particulier pour la personnalité de Pascal, et il y avait assurément entre eux une grande affinité intellectuelle, ainsi de la passion pour la pensée, de l’aspiration à la vérité, du scepticisme, de l’aversion à l’égard des « autorités » que l’on retrouve chez Pascal.
Overbeck, Souvenirs sur Nietzsche, p. 55.
Samedi 9 janvier 2009 Lecture d’un roman de Russel Bank : Sous le règne de Bone. Récit écrit à la première personne, le narrateur étant un adolescent de 14 ans, assez paumé, délinquant et nomade. Mais enfin, alors que je n’en suis qu’au premier tiers, j’en retire une impression de presque déjà lu. Le roman américain semble être toujours une affaire de violence, comme son cinéma, d’ailleurs.
L’existence ne serait-elle pas à la vie ce que l’hystérie est à l’équanimité ?
Dimanche 10 janvier 2010 Le soir, j’ai téléphoné à Sofia, l’imaginant en ébullition, en train de chercher des photos pour son site. Bon, après des heures de recherches, elle était plutôt décidée à faire sobre et à se passer de photos. Je lui suggère de montrer le site à Jean-Christophe une fois qu’il sera fait, pour qu’il puisse l’aider à le peaufiner si nécessaire.
Je poursuis la lecture de Sous le règne de Bone. Intéressant en fait, pour l’aspect documentaire sur les Rastas. Bientôt terminé.
Lundi 11 janvier 2010 350 tonnes de déchets quotidien, c’est ce que produit la ville de Puducherry. Apparemment une gestion des déchets inspirée du système japonais va être mise en place. Une partie sera compostée, les ordures végétales. Une autre incinérée : les papiers, tissus, plastiques. Une troisième partie sera enterrée : céramique, métaux, etc. On est loin du recyclage parfait, mais j’imagine que cela doit déjà représenter un gros progrès.
Hier, Patrick, quand je l’ai vu arriver chez lui, j’étais assis près du banc depuis plus d’une heure, il m’a tout de suite dit ce qui se passait. La tante de Myriam, celle qui vit dans le bungalow, la mère de celui qu’il appelle son fils adoptif, qui vient d’avoir lui-même un fils. Cette femme a eu une hémorragie cérébrale, elle est à l’hôpital, elle consciente, mais diminuée, sans que des fonctions paraissent atteintes. Patrick a dû payer l’hôpital, l’IRM, etc. Cette femme a 41 ans, en mauvaise santé depuis longtemps. L’après-midi les enfants et la mère de la malade, qui vit ici aussi, se rendait à l’hôpital, à une dizaine de kilomètres de Pondy.
Samedi soir, GL me parle d’Albert, un scientifique qui a habité chez lui, qui parle le tamoul ancien. Il était consulté pour déchiffrer certaines inscriptions archéologiques. Il a passé beaucoup de temps en Inde, évidemment. Et alors il déteste les Indiens, les Tamouls particulièrement. Et de ce fait il méprise le couple Deloche, parce qu’ils ont au contraire le goût de ce peuple. Et comme GL juge qu’Albert est un type plus compétent, d’un niveau scientifique plus élevé que les Deloche, il sous-entend que plus on est intelligent plus on déteste les Indiens, ce qui lui permet de ranger son propre mépris pour les Indiens (Tamouls seulement ?) sous la bannière de son maître complice, assuré d’une hauteur de vue incontestable. Je vois dans tout cela un simple et pathétique aveu d’impuissance à comprendre, l’incapacité à admettre les différences, et surtout un aveu d’échec de sa propre existence qu’il n’a pas su développer à l’endroit qui lui convenait, préférant toujours agir et choisir en fonction de calculs purement pécuniaires, et non pas selon ce qui convenait à sa personne.
La TV a fort niveau encore dans une chambre voisine. Je finis par me décider à aller leur demander un sacrifice de décibels. La petite fenêtre qui donne sur le corridor est ouverte, il y a Deux jeunes gens à peu près enlacés sur un lit. L’un d’eux me voit, se redresse, je lui explique ma requête, il semble acquiescer, léger progrès, je crois.
Relecture de L’écriture et la vie de Semprun.
L’appât était un œuf de poule. Léandre, sûrement lui, grand preneur de putois et de fouines, l’avait choisi difforme, économisant un bon œuf. Ce pouvait être par exemple, une fin de ponte, les poules font alors un œuf plus petit qu’on appelle œuf de coq.
Jean-Loup Trassard, Dormance, p. 23
Plusieurs fois j’ai rêvé que je retrouvais ma mère, remontée d’un séjour dans la mort qui était un genre de voyage dont je ne savais rien. Pour ce retour que souvent je sentais temporaire, pas de paroles, le moment vécu avec intensité demeurait silencieux.
Jean-Loup Trassard, Dormance, p. 75
Contrairement à ce qui risque d’être cru, je n’écris pas pour raconter une histoire connue, ou même que je serais seul encore à connaître. Non, plus pour mettre sur papier une histoire que j’aurais inventée, sa courbure, ses chapitres, sa fin… Je manque d’imagination. Non, j’écris pour découvrir, parce que c’est la seule façon de tirer les fils hors de la mémoire – ou d’en secouer l’oubli si l’on veut – de les tirer hors de la nuit dont l’encre pour moi est bien sûr le jus, que je questionne.
Jean-Loup Trassard, Dormance, p. 91
Gaur me permet, enfin, de faire entrer une fille dans les cabanes que j’inventais, enfant toujours seul, et même dans la chambre où, m’accrochant un peu au rosier, je remontais, jeune homme, pour me coucher devant la fenêtre offerte au ciel nocturne, dans le manque douloureux d’une âme avec qui partager.
Jean-Loup Trassard, Dormance, p. 121
… car le bois mort au pied ne tient pas bien le feu.
Jean-Loup Trassard, Dormance, p. 122
Je suis comme un parent, un ami sans nouvelles qui se demande à tout moment que font-ils ? Sont-ils bien ?
Jean-Loup Trassard, Dormance, p. 126
Pendant ces années où je me laisse visiter, puis hanter, obséder, par le récit que j’arrache à la terre, à la nuit mémoriale, plusieurs fois j’ai pris peur, conscience aiguë, subite : j’étais tellement là-bas que je ne pouvais plus être ici.
Jean-Loup Trassard, Dormance, p. 128
Jeudi 14 janvier 2010 Pongal aujourd’hui. Ces jours-ci. Musique à tue-tête dans la rue vers 9h du matin, avec annonces. Cela a duré quelques minutes. Maintenant plus de calme.
Lecture rapide du Hindu. Tremblement de terre en Haïti. Une photo montre le palais présidentiel complètement détruit. Port-au-Prince très touché. Bilan en suspens.
Ai-je dit déjà que dans la même rue, celle de la Guest House, il y a, a une trentaine de mètres seulement de la maison d’un avocat qui doit être membre du gouvernement. En permanence au moins deux militaires campent devant son domicile. Parfois beaucoup plus, et d’autres hommes en civil. Et quelquefois une bande de beaux messieurs, importants. Voilà.
J’ai pensé que dans les baraques du Petit Camp, les vieux, les invalides, les Juifs continuaient de mourir. La fin des camps, pour eux, c’était la fin de la mort. Elle n’était pas non plus la fin de la société de classe, venait de me rappeler Anton, le bibliothécaire. J’ai pensé, en regardant les corps décharnés, aux os saillant, aux poitrines creuses, qui s’entassaient au milieu de la cour du crématoire, sur trois mètres de hauteur, que c’étaient là mes camarades. J’ai pensé qu’il fallait avoir vécu leur mort, comme nous l’avions fait, nous qui avions survécu à leur mort – mais qui ne savions encore si nous avions survécu à la nôtre – pour poser sur eux un regard pur et fraternel.
Jorge Semprun, L’écriture et la vie, p. 163
J’ai fait quelques photos, dont celle d’un petit groupe d’enfants qui se baignaient nus à la fontaine qui fait l’angle de cette rue avec la rue Candapa.
mardi 19 janvier 2010 Terminé hier la lecture du Pays qui vient de loin, d’André Boucher. Sentiments forts mitigés à l’égard de ce roman. J’ai trouvé que souvent il ne sonnait pas juste. La façon dont parlent les personnages, m’a paru trafiqué. Comme, du reste, certaines scènes assez bidon, la visite du père et du fils à la prostituée, par exemple. Cela me semble trop près du cliché, trop artificiel pour être convaincant, en dépit de belles pages sur la nature, les animaux, les arbres de cette région que l’auteur doit connaître parfaitement puisque c’est la sienne et qu’il y est paysan. Peut-être est-ce moi qui aie une vue trop stéréotypée des paysans et n’arrive pas à raccorder ce qu’il en dit avec ce que j’en connais, d’expérience.
mercredi 20 janvier 2010 (18h) Dans The Hindu, reportage sur les obsèques de Jyoti Basu à Calcuta, suivie par des millions de personnes. Basu était la grande figure de gauche du Bengale oriental. Député communiste pendant plusieurs décennies, il avait été chef du gouvernement (communiste) du Bengale pendant très longtemps.
Jeudi 21 janvier 2010 Qui dominent tous les autres pour que, pour peu que les moteurs et klaxons ne soient pas de la partie, les cris des corneilles. Mais le plus souvent un grognement du touctouc, qui port bien son nom local, balaie l’espace sonore, souvent accompagné des coups de trompe dont chaque véhicule à trois roues, est équipée. Les mobylettes sont aussi assez rugissantes, et les motos paraissent discrètes à côté, leur son est grave et plus sourd. Les voitures sont encore assez rares dans ces petites rues encore tranquilles. Aussi le râle grinçant des sonnettes de vélorickshaw. Maintenant le bruit du linge mouillé que l’on bat sur une table à lessive. Et aussi en cette fin de matinée le coq retardataire du toit-terrasse de la maison voisine. A-t-il pondu un œuf, ne serait-ce qu’un petit ?
J’ai eu l’occasion de parler avec le directeur de l’Alliance française, l’ai demandé pourquoi la résiliation des abonnements au Monde diplomatique, au Canard enchaîné, à Courrier international, j’ai enchaîné sur le vidage de la bibliothèque depuis son arrivée à ce poste. Il a démenti m’avoir parlé d’une liste d’auteurs interdits quand je lui avais mentionné avoir trouvé un ouvrage de Tony Duvert éliminé des rayons. Une dame à ses côtés, sa femme ? me dit que dans ce cas-là il aurait fallu l’enregistrer ! Bref, il dit que l’abonnement au Monde diplomatique n’a pas été résilié, mais qu’il y a peut-être des problèmes de délai entre le moment de réabonnement et celui où il est effectif. Il ajoute que l’an dernier il a fallu attendre avril pour que les exemplaires commencent à arriver. Le Canard enchaîné ? « trop franco-français », le Courrier international ? « pas assez de lecteurs » ! Il précise avoir essayé, par exemple, un abonnement aux Cahiers du cinéma et l’avoir résilié, faute de lecteurs. Il précise avoir développé le rayon Indologie de la bibliothèque en essayant d’acheter les nouveautés en ce domaine. Un bon point que je ne peux que lui accorder.
vendredi 22 janvier 2010 Dans The Hindu ce matin : près de 200 000 suicides de paysans en Inde depuis 1995, dans le Maharastra, l’État dont Mumbay est capitale. L’article décline les chiffres sans donner d’explications approfondies. Article sur Eric Rohmer, mort il y a peu, dans le supplément culturel.
Samedi 23 janvier 2010 Hier soir, allant à l’Indian Coffee House, j’ai pu voir que le marché était fermé couvert, ainsi que beaucoup de boutiques alentours. GL qui m’a rejoint, avec Pierre, a demandé à un client ce qui se passait. Lequel lui a annoncé que le marketleader était mort.
Ce matin, dans le journal un article est en effet consacré à l’assassinat de Chandrasekar, alias Market Sekhar, qui avait 55 ans. Il a été attaqué par un gang alors qu’il quittait le marché pour rentrer chez lui. Les « supporters » de Market Sekhar, employés au chargement et déchargement des marchandises, et qui ont un stand dans le marché, sont sortis pour forcer les boutiques environnantes à baisser le rideau. Les magasins étaient fermés sur la rue Nehru, une partie de la rue Gandhi, rue Mission, rue Rangapilai ! Le super intendant a finalement « conseillé » aux propriétaires de magasins d’ouvrir, et dans la soirée, après déploiement d’un dispositif policier dans le quartier, plusieurs magasins ont rouvert.
mardi 26 janvier 2010 Aujourd’hui, Republic Day, mais je ne puis dire que j’ai remarqué une grosse différence avec les jours habituels. On est loin de l’euphorie de Pongal.
jeudi 28 janvier 2010 Au Sri Lanka, réélection triomphale de Rajapakse, grâce à un soutien massif des zones rurales. Depuis plusieurs mois la presse internationale mettait en avant son chalenger Ponseka, cela ne pouvait suffire, évidemment.
vendredi 29 janvier 2010 (22h15) Une journée à Mahabalipuram. C’est fait. Surprise, Anbu n’était pas disponible, il était à Pondicherry au chevet de son beau-frère qui est malade. C’est Kutty qui m’a averti quand je suis arrivé ce matin à son tea shop. Du coup, j’ai invité Kutty à déjeuner. Je suis allé marcher un peu dans le village et sur la plage. J’ai pris quelques photos dans une série sur les filets de pêcheurs. Vu Balasamy ensuite. Les enfants étant en classe à cette heure-là, nous n’avons pu les visiter. Il est entendu que Balasamy viendra avec sa femme, et sa belle sœur samedi prochain à Pondy. Je les invite à déjeuner et nous allons faire un tour près de la mer. J’ai vu Claude à l’hôtel Daphné, avons papoté une heure et elle m’a montré des photos principalement de séances de yoga. Ensuite, je suis passé dire au-revoir à Kutty. Puis j’ai vu enfin la marchande de fruits. Elle dormait près de son stand, malade. Je lui ai donné les photos prises la dernière fois. Elle m’a fait signe avait mal à la tête. Et puis son mari était là, mais je ne l’avais pas vu. Il ne tenait pas sur ses jambes. M’a dit qu’il était malade depuis six mois. Qu’il faut qu’il arrête de fumer. Je l’ai accompagné à la pharmacie pour acheter des médicaments pour lui et des aspirines pour sa femme. J’ai payé, bien sûr. Je l’ai raccompagné près du stand, il me tenait la main, incapable de tenir seul debout. Il est allé s’asseoir aussitôt. Je les ai salués, les abandonnant lâchement à leur sort. Je voulais être vite à l’embranchement de la ECR pour attraper un bus sans trop tarder. Hélas ! J’ai poireauté plus d’une heure avant qu’un bus ne daigne s’arrêter, ils étaient tous bondés et passaient sans même ralentir. Nous étions une bonne bande à attendre ainsi. Et dans le bus archi-comble, aucune place n’a pu se libérer avant Pondy, tellement il y avait de gens debout.
Arrivant à l’instant à l’Avnimassam, le manager me dit qu’Anbu est passé quatre dois aujourd’hui, qu’il faut que je le rappelle. J’aviserai demain matin.
samedi 30 janvier 2010 Dans The Hindu d’aujourd’hui j’apprends la mort de J-D Salinger, à 91 ans. Peut-être apprendra-t-on enfin ce qu’il en est de ses écrits cachés, s’ils existent.
Ce colonialisme de rentier que j’aperçois de plus en plus ici, quelle incidence peut-il avoir ? A-t-il fait grimper le prix de l’immobilier, sans doute pas beaucoup pour l’heure. À y réfléchir, au regard de la demande locale, l’influence de ce marché reste probablement limitée, et surtout peu apte à formater les projets immobiliers. Plus précisément l’afflux de résidents intermittents modifie la démographie des villages de pêcheurs qui jouxtent Pondicherry. Les pêcheurs gagnant leur vie de plus en plus difficilement, ils louent leur maison à des touristes pour des loyers défiant toute concurrence hôtelière, mais qui, à eux, permettent une rentrée assurée et régulière.
À quel moment peut-on parler de néo-colonialisme ? Quand l’échange ne peut être qu’inégal ? Quand il est imposé de fait ? Quand le parasite est condescendant, il est mûr pour l’appellation, colon.
dimanche 31 janvier 2010 Entamé la lecture de Sept fugitifs de F. Prokosh, encore un livre que j’ai dans mes rayons depuis une décennie au moins sans que je l’aie seulement ouvert avant aujourd’hui. Le roman est prenant, d’une thématique proche de celle de Sous le ciel de l’Arabie heureuse, livre que j’avais beaucoup aimé.
lundi 1er février 2010 Quand on me dit que quelqu’un s’est suicidé je ne (me) demande jamais pourquoi.
mardi 2 février 2010 J’avance dans la lecture des Sept fugitifs, écriture remarquable. Ce matin je suis allé dans le petit temple qui se trouve non loin d’ici, dans la même rue. Il y avait juste quelques personnes qui nettoyaient et des brahmanes qui mangeaient à une table dressée dans un coin. Comme assez souvent un arbre fait parie intégrante du temple, à son tronc sont accrochées des reliques, des chiffons de vêtements, quelques vertus sont bien sûr espérées. J’ai fait quelques photos sans que cela semble déranger qui que ce soit.
Ce midi j’avais faim. Je suis allé à l’angle de la rue Montorsier et de la rue Mission, là où se tient toujours un stand ambulant où se vend du biryani. J’ai acheté une part pour moi et une part de riz pour un homme qui se tenait tout près, à fouiller dans les poubelles. Je le vois souvent dans cette rue, je ne l’ai jamais vu mendier, en fait, c’est alors plutôt d’un clochard qu’il faudrait parler. Il est hirsute, taiseux, discret, fidèle à ses endroits à lui, non loin de l’entrée du bar Amnivassam, situé au rez-de-chaussée de la Guest House. Sans doute certains clients lui donnent-ils quelque chose.
Lettre de Marcel qui me confie son goût, à lui aussi, pour les singes. Lettre de Barbâtre qui me raconte son expo au musée de Pontoise. Un monde fou au vernissage, la télé, les photos, les discours. Et puis plus personne à l’expo les jours suivants. Il me reparle de ce Français qu’il connaît qui passe du temps à Pondicherry. François Colette. J’en ai parlé à GL, il voit de qui il s’agit, il loge chez Christine, la voisine, à l’occasion. Mais GL ne s’intéresse pas à ce personnage, qui est une sorte de guérisseur, semble-t-il. François me dit qu’il est d’accord pour que je choisisse un de ces dessins pour la couverture de Comédie du suicide.
Long message de Sofia qui me raconte qu’elle a la sensation d’être observée par les voisins d’en face, les trois fenêtres d’en haut de la maison en briques. Je ne sais pas trop si elle parle sérieusement ou si elle s’amuse à me raconter des histoires.
mercredi 3 février 2010 Dans The Hindu, article sur une pollution maritime. Lundi soir sur six kilomètres de côte, dans la région, ont été découverts des centaines de poissons morts, leur peau était abîmée et ils portaient des traces de sang. Il s’agit très probablement d’une pollution chimique.
Petite promenade autour de la ville. Me suis attardé près de l’éléphante du temple de Manukala Vinayagar. Elle avait aujourd’hui sur le front une grande « étoile juive » et sur les oreilles, du même blanc crayeux, une croix gammée. Ces symboles relevant de la tradition hindoue depuis bien avant le christianisme et a fortiori le nazisme. Elle est vraiment belle, cette dame, avec une peau extraordinaire, épaisse comme une croûte, grise comme de la poussière et mouvante comme de la lave. Elle s’appelle Lakshmi, un médaillon en cuivre autour de son cou porte son nom. J’ai vu Lakshmi bâiller à plusieurs reprises, elle semblait fatiguée. La longueur de sa trompe qui dépasse largement sa hauteur d’épaule fait qu’elle pourrait s’enfoncer de cinquante centimètres dans un puits sans qu’elle ait à plier les pattes.
Vu le cordonnier qui se tenait jusqu’à il y a peu de temps un atelier rue Gandhi, là où les bâtiments ont été démolis, près du canal. Il me dit qu’il est maintenant installé rue Rangapillai.
jeudi 4 février 2010 Vu ce matin l’homme qui m’avait branché il y a quelque temps. Il est gentil, mais je ne comprends pas un traître mot de son anglais. J’ai essayé de l’interroger sur la femme aux sacs qui était ce matin dans de très beaux vêtements, en velours peut-être, d’une couleur pourpre. De plus, la lumière venait bien sur elle. J’eusse aimé la prendre en photo à ce moment. Ce que m’a dit l’homme à son propos m’a bien sûr échappé pour une bonne part. Je crois qu’il m’a parlé d’un traumatisme après une violence subie dans un temple, avec d’autres personnes. Il m’a dit, bien sûr, qu’elle était pauvre et dérangée, je m’en serais douté. Ensuite, je crois qu’il s’est lancé dans une démonstration fataliste d’après l’indouisme. Que tout cela c’était le fait des planètes, etc. Je n’ai quasi rien saisi, il parle très vite, mage ses mots, et son accent et imbitable.
mercredi 10 février 2010 Ce matin chez Pierre. Il me parle des fantômes que voient ses voisins tamouls. Il y a deux ans une voisine s’est suicidée. Les jours suivant, quelqu’un l’entendait frapper à sa porte. Marie-France (la femme de Pierre) a eu une poignée de cheveux arrachée par le fantôme de cette femme pendant qu’elle dormait. Pierre a regardé le montant du lit, il comportait une écharde dans laquelle les cheveux s’étaient pris, mais pour Marie-France, c’est le fantôme. Les jours suivant la mort de cette voisine les conversations relatives à son fantôme allaient bon train, c’était le sujet de conversation omniprésent.
L’incertitude d’exister et, du coup, l’obsession de faire la preuve de notre existence, l’emportant sans doute aujourd’hui sur le désir proprement sexuel. Si la sexualité est une mise en jeu de notre identité (jusque dans le fait de faire des enfants), alors nous ne sommes plus exactement en mesure de nous y consacrer, parce que nous avons déjà bien trop à faire à sauvegarder notre identité pour trouver l’énergie de nous porter vers quelque chose d’autre. Ce qui nous importe d’abord, c’est de faire la preuve de notre existence, même si elle n’a pas d’autre sens que celui-là.
J. Baudrillard, L’autre par lui-même, Galilée, 1987, p. 27
jeudi 11 février 2021 Ce matin j’ai croisé un autre locataire en bas. Nous avons parlé un peu, c’est un Français de Montélimar. Je crois qu’il part demain pour voyager plus loin. J’avais vu son visage une fois dans la rue, pas loin d’ici, et dimanche au cinéma de l’Alliance. Quelques mots échangés, puis j’ai écourté et suis sorti. J’avais eu le temps de lui demander s’il ne souffrait pas trop du bruit, au premier étage, apparemment non, « mais je vadrouille toute la journée », m’a-t-il dit.
Revu le type du 1er. Nous arrivions ce soir ensemble devant l’entrée de la Guest House. Il m’a parlé assez longuement. Plutôt le bon type, ancien routard, semble-t-il. Il était venu en Inde il y a trente-cinq ans. Il se lève tôt, vers 5h, et passe ses journées à l’extérieur, il circule à vélo, explore, traîne, regarde, branche des gens. Un bon feeling, je crois. Pas l’intello du tout, assez sommaire de ce point de vue, mais qu’importe, quelqu’un de sain d’esprit, je crois. Il semble surtout surpris du changement de mentalité de la population, désormais complètement axé sur le fric. Des gens soucieux de faire des affaires et profiter le plus possible du touriste qui passe, indépendamment de ses possibilités, sans bien faire de distinction entre le routard sans gros moyens et le riche touriste.
vendredi 12 février 2010 Ce matin, postée comme des fois pas loin du tea shop où je bois quotidiennement deux verres de thé en guise de breakfast, la dame aux sacs. Assise sur le goudron, à se battre avec nylon et ficelle, elle est aux prises avec trois paquets de sacs plastiques. Une dame qui doit travailler dans la boutique de beignets et samoza d’à côté, je crois, elle essaie de lui arracher une liasse de sac, la femme se défend, semble se fâcher. Je n’entends pas si elle crie, je suis trop loin. À plusieurs reprises, la dame essaie de revenir vers elle et lui prendre une de ces poches de vide qu’elle retient vers elle. Ensuite, c’est le vendeur de thé qui s’approche et lui projette sur elle le contenu d’un récipient rempli d’eau, la femme est trempée, et furieuse. Le caissier du tea-shop sourit. Je suis très mal à l’aise. Est-elle traitée vraiment comme un être humain, ou comme un chien ? Je m’interroge, incapable de savoir, une fois de plus.
samedi 13 février 2010 Lecture de Frères ennemis de Kazantzaki. Beau roman.
dimanche 14 février 2010 Mal dormi encore. Toux, d’une part, et gorge douloureuse d’une autre. J’ai racheté du sirop ce matin. Mais je commence à me moucher. Ce rhume qui me tourne autour depuis un bout de temps essaie toutes les entrées, toutes les formes qu’il connaît, je pense que c’est un aveu d’impuissance et qu’il va céder bientôt.
Aperçu Patrick sur le marché alors que j’étais sur le point d’acheter le sirop, quand je me retournai après l’achat, il avait disparu. Or il était passé à la Guest House. Quand je l’appelle au téléphone, il est chez des amis, il me demande s’il aura l’honneur de ma visite aujourd’hui, je lui dis que non, lui explique ma mauvaise nuit.
Ce matin, avant de sortir, il me prend de regarder dans la glace. Mes cheveux sont trempés de la douche que je viens de prendre. Le visage un peu bouffi qui me sert depuis longtemps, il me fait peur et j’en ai honte. Ses effets du vieillissement, de l’avachissement, sont terrifiants, germes d’une grande tristesse.
lundi 15 février 2010 Nuit difficile, secoué par la toux, le rhume. Alternance de réveils encombrés de quintes de toux, et d’assoupissements nourris de rêves. Je me souviens avoir rêvé d’une fin de soirée, après un récital de Henri Tachan, semble-t-il. Nous étions tous les deux après une certaine confusion, des problèmes de voitures, nous nous retrouvâmes sans autre convive, à discuter de chanson. Il semblait considérer que je connaissais bien son œuvre, alors que je n’avais d’estime que pour les chansons d’une première période, mais je ne pouvais pas le lui dire.
Ce matin, j’ai dormi enfin un peu plus paisiblement Un peu fébrile mais pas trop gêné. Je continue ma lecture entamée hier ou avant-hier de L’Émeute, un roman américano-indien comme il s’en fait trop, je le crains. Toutefois des notations intéressantes sur la culture indienne. Sur par exemple certains personnages vénérés à la fois par les hindous et les musulmans.
Les travailleurs de l’ancien tiers-monde, dont les salaires comprimés pèsent sur ceux de l’Amérique, de l’Europe ou du Japon, savent lire, écrire et compter, et c’est pour cela qu’ils sont exploitables. Là, où le processus éducatif n’est pas achevé, comme en Afrique, les transferts d’usines ne se font pas.
Emmanuel Todd, Après l’empire, p. 39
Qu’elle s’appuie sur l’exemple d’Athènes ou de Rome, la comparaison est riche d’enseignement, par les ressemblances et différences, elle met chaque fois en évidence d’origine politique et militaire de la sphère de domination économique. Cette vision politique de l’économie corrige, au sens optique du terme, la vulgate actuelle qui nous présente la globalisation comme un phénomène apolitique.
Emmanuel Todd, Après l’empire, p. 78
Comment le décrire ? Un visage triangulaire, un regard sombre, moustache et barbe, cheveu longs et noirs. Il est vêtu en guenille, le plus souvent sur un trottoir de la rue Montorsier ou de la rue Gandhi, le regard éteint, perdu. Il ne mendie jamais, parfois je le croise, il marche sans voir personne, semble-t-il, et pourtant il n’est pas « dérangé », j’en suis sûr. Disons qu’il est éteint, éloigné. Je l’ai vu tout à l’heure chez les marchands d’alcool, il vidait un verre, était-ce de l’alcool ou simplement un verre d’eau qu’il avalait. J’aimerais garder une photo de lui, oserais-je le prendre, lui voler son image ?
Comme j’achète de banane à un ambulant de la rue Gandhi, pas loin d’ici, je me rends compte qu’il me connaît bien, il sait que je traîne par ici depuis des mois. Même chose pour un vendeur de cigarette posté à côté d’un vendeur de thé chez qui je suis venu quelquefois. Je viens de m’y arrêter pour vider un verre de thé, et lui me fait signe comme à un familier. Il sait que je suis du quartier, il me le signale, m’adopte gentiment.
mardi 16 février 2010 Lecture de Michel Leiris. Je picore ça-et-là dans les volumes de La Règle du jeu. Souvent je lâche les mots, qui sont trop contents d’eux-mêmes à mon goût. J’aime plutôt quand il s’attache à un sujet concret. Son récit d’une intervention politique qu’il dut faire en hommage à Max Jacob peu après la guerre, par exemple. Ou les pays, les voyages, sur Aimé Césaire, mais sinon, une virtuosité purement machinale.
Ça y est, Sofia a son billet, pris aujourd’hui. Elle vient donc le 4.
Je ne suis pas le moins du monde embarrassé d’avoir à dire que je suis Hindou et croyant. Mais je n’ai rien de commun avec ceux qu’on appelle les fondamentalistes, hindous. C’est d’ailleurs un peu bizarre de parler de « fondamentalisme hindou dans la mesure où l’hindouisme est une religion sans principes fondamentaux : pas d’église structurée, pas de croyances ni de rites imposés, pas un seul livre sacré, c’est à peine si l’in peut dire que le vocable renvoie à un agrégat de croyances théologiques, ce qui lui permet, du même coup, de renvoyer à bien davantage. Dans beaucoup de langues, en français, en persan, par exemple, le mot pour Indien est Hindou. A l’origine, ce dernier se contentait de désigner les gens qui vivaient de l’autre côté du fleuve Sindhu. Mais l’Indus se trouve désormais au Pakistan, et pour couronner le tout, le mot hindou n’existait dans aucune langue indienne jusqu’à ce que son emploi par des étrangers fournisse aux Indiens un terme qui leur permette de se définir.
Ma femme est en ce moment même au temple de Shiva, en train de prier. Dans toutes les psalmodies qu’elle entend, le mot « hindou » ne sera pas prononcé une seule fois. De fait, Priscilla, « hindouisme » est le nom que d’autre ont donné à la religion indigène de l’Inde, alors que beaucoup d’Hindous, se contentent de l’appeler Sanatan Dharma, la foi éternelle. Elle rassemble une grande variété de doctrine et de pratiques disparues, depuis le panthéisme jusqu’à l’agnosticisme, depuis la foi en la réincarnation jusqu’à la croyance dans le système des castes. Mais aucune de ses croyances ne saurait constituer un credo obligé pour un hindou : de tels credo, il n’en existe pas.
Vois-tu j’ai grandi dans un foyer hindou. Notre maison (et mon père a bien déménagé une bonne dizaine de fois au cours de sa carrière) a toujours eu un autel, où les peintures et les portraits de tout un aréopage de divinités disputaient la place sur les murs et les rayons à des photos jaunies d’ancêtres disparus, tous indistinctement tachés des cendres de l’encens que mes parents, dans leur grande piété, faisaient brûler chaque jour. Tous les matins, après son bain, mon père venait se placer devant l’autel, sa serviette autour des reins, les cheveux encore humides et pas coiffés, pour psalmodier ses mantras en sanskrit. Mais il ne m’a jamais obligé à me joindre à lui, il était l’illustration vivante de la conviction répandue chez les hindous selon laquelle la religion est quelque chose de purement personnel, et la prière un moyen pour l’individu de se rapprocher de l’image sous laquelle il a choisi de vénérer son créateur. Dans la meilleure tradition hindoue, c’est à moi de découvrir ma propre vérité.
Shashi Tharoor, L’Emeute, p. 180-181
Et surtout, hindou, j’appartiens à la seule grande religion au monde qui ne prétend pas être la seule vraie religion. Je trouve extraordinairement réconfortant de pouvoir faire face à mes frères humains qui se réclament d’autres croyances sans être encombré de la conviction que je suis embarqué sur un « chemin de vérité » à côté duquel eux-mêmes sont passés.
Shashi Tharoor, L’Emeute, p. 182.
… l’hindouisme affirme que toutes les croyances sont également respectables, et les hindous vénèrent volontiers les saints ou les objets du culte d’autres religions. Dans l’hindouisme, le mot « hérésie » est inconnu.
Shashi Tharoor, L’Emeute, p. 182
jeudi 18 février (11h) Dans The Hindu, un court article sur une condamnation de trois femmes à être fouettées, leur crime : elles se sont prostituées.
vendredi 19 février Incident du matin, mon pantalon qui trempait dans le seau, je suis bien décidé à le laver. Je vide le seau, étreint le pantalon est sens une surface qui résiste dans une des poches. Tout de suite je comprends qu’il s’agit de mon passeport. Je l’avais hier avec moi pour aller à la Poste voir au courrier. Je l’extrais de la poche et j’essaie de constater précisément les dégâts. L’ensemble du document est trempé, toutes les pages sont collées entre elles, les timbres, un visa égyptien de l’an dernier, sont décollées, je feuillette lentement l’ensemble, éponge avec une serviette les gouttelettes qui couvrent chaque page, peu à peu je reprends confiance. Je recolle les timbres à l’aide d’un bâton de colle à papier. Quand l’ensemble me paraît à peu près sauvé je pose mon dictionnaire sur le passeport fermé, en espérant lui redonner une forme plane, car pour l’heure il est tout gondolé. Quand je reviens du déjeuner, effectivement, le précieux carnet rouge a repris une allure presque normale. Ça devrait passer pour cette fois.
Croisé Pierre hier soir rue Gandhi, nous avons pris le temps de boire un verre ensemble. Il me dit que les Naxalites font beaucoup parlé d’eux, des attaques de village au Bengale, des blocages de trains. Effectivement un article ce matin sur The Hindu.
Noté en mangeant au restaurant de l’avenue Goubert, en terrasse : À une table qui me fait presque face un couple tamoul, tous deux à la peau très foncée, bien habillés, des gens apparemment à l’aise financièrement. La femme détendue, mais aussi énervée, elle a sa jambe droite qui ne cesse de battre contre la gauche. Elle est riante, plaisante avec son mari qui est plus discret. Comme ils sont assis de front et ne se regardent pas, on peut avoir l’impression que chacun parle tout seul. Pourtant, ils se répondent, lui a une main placée devant sa bouche et il est moins expressif, mais elle est au contraire langoureuse, chatte, pose sa tête sur l’épaule du mari. De temps en temps, elle porte vers moi son regard intelligent et vif. Le mari paie l’addition, ils passent tous les deux devant moi, elle porte à l’épaule un sac très chic, inhabituel pour une Indienne, plutôt du type de ceux qu’on voit portés par des Européennes. Comme ils s’éloignent, je vois la main de la femme se porter amoureusement au bras et à l’épaule de son homme.
J’apprends la mort de Daniel Bensaïd.
samedi 20 février 2010 Patrick au téléphone ce matin, il me dit que son pied va mieux. Il a reçu une lettre de Marcel, avec deux feuillets de manuscrit. Beaucoup de mal à la déchiffrer, je verrai si je peux l’aider. Je le vois demain, je passerai sur le coup de 12h30-13h.
dimanche 21 février 2010 Journée avec Patrick. On est allé se baigner. Rejoindre l’épave d’un katamaran échoué à l’envers, un grand bateau dont les flotteurs émergent de l’eau tout piqués de coquillages coupants. Bonne baignade suivie d’un ramassage de coques et de carapaces de crabes, par éléments.
Ce soir, une fois rentré, je termine la lecture du beau roman de Russel Banks : Mes beaux lendemains. On frappe à la porte, c’est l’employé qui m’indique que je dois descendre voir le manager. Je descends, un officier de police est là, il contrôle aussi un autre client touriste. Il me demande si je séjourne ici. Je réponds oui, depuis novembre. Il veut voir mon passeport et le visa, je grimpe chercher le passeport à la chambre. Il veut une photocopie demain matin, car il est trop tard pour en faire une maintenant.
lundi 22 février 2010 Hier dans un bus. Debout, serré contre une foule de passagers compacte, mon sac est assez encombrant, il me gêne et je gêne les autres. Un passager assis me propose de s’en occuper, je le remercie et lui confie le sac, c’est un jeune homme à moustaches, comme plein d’autres. À travers le rideau de corps mouvant je peux voir qu’il m’observe avec insistance. Je ne sais trop interpréter ce comportement, veut-il me piquer mon sac et donc profiter du meilleur moment pour s’enfuir. J’en doute. À un moment le bus se vide, il y a moins de monde, je récupère le sac, le jeune homme se lève, il vient se mettre contre moi, de dos, me colle carrément, alors qu’il y a maintenant de la place où se tenir. Après avoir eu l’assurance que son attitude était vraiment délibéré, je le repousse un peu sèchement, mais sans plus. Ce mouvement a suffi, il n’insiste pas.
Dans le journal ce matin, j’apprends qu’un ministère (lequel ? j’ai oublié) ayant signalé un risque d’attentat terroriste à Pondicherry, des contrôles ont été effectués ce w-e, jour anniversaire de la mort de la Mère. Je suppose que la venue de la police des étrangers à la Guest-House et le contrôle des passeports et visa s’inscrivaient dans cette opération sécuritaire.
Le corps d’un leader communiste a été retrouvé dans un lac près de Chennai. Il semble qu’il s’agisse d’un suicide, d’après les documents retrouvés.
Cet après-midi, en haut de la rue Bussy je m’arrête comme souvent boire un thé, je vois alors, qui traverse, le mendiant que j’ai photographié la semaine dernière et que je vois depuis longtemps, lui donnant régulièrement une pièce. Il traverse, vient vers moi, je lui fais signe pour savoir s’il veut boire un thé, il dodeline la tête, c’est oui, je commande pour lui. Il boit, me sourit doucement. Je m’en vais après l’avoir salué.
mercredi 24 février 2010 Bon, apparemment, toujours l’état d’alerte à Pondicherry, si j’en crois le journal d’aujourd’hui. Les menaces viendraient de groupes djihadistes ? certains seraient repérés comme très fondamentalistes. Des activistes pourraient se trouver dans la région de Karaikal.
jeudi 25 février 2010 Pondicherry infestée de Français de tous genres, mais depuis quelques années une bonne proportion de sexagénaires. Tout cela s’active lentement sur des scooters, des bicyclettes, certains vont à pied. Ils pensent alors que la ville est « propre pour l’Inde », qu’on y économise de l’argent par rapport à la vie en France, surtout en hiver, rapport au chauffage qu’on n’a pas besoin d’utiliser. On fait son marché comme là-bas ou presque, on a son téléviseur branché sur TV5, dans l’après-midi « ils » diffusent Questions pour un champion, et puis cette « émission intéressante » : C’est dans l’air. Chacun s’afflige sur la politique intérieure française, on arrive toujours à s’informer par les uns ou par les autres. On a du mal cependant à bien retenir ce qui se passe en Inde, c’est tellement compliqué. Dire que ces gens-là vont si peu à la plage, alors nous les Blancs, on en profite. D’accord, les locaux, ils sont nés là, sur la plage ou presque, dans des villages de pêcheurs pour beaucoup d’entre eux. En ville, on en croise, des Tamouls qui parlent bien français et sont très polis, et ils aiment bien la France. Nous, c’est possible qu’on crève ici, sans raison, loin de nos enfants, loin de ce qui donnait sens à notre vie, mais au moins en se privant moins, en étant plus à l’aise. Le standing, le niveau de vie, on se rend compte que ça peut suffire à rendre heureux. D’un côté, c’est évidemment absurde de venir s’enclaver ici, là où vraiment notre vie n’a aucun sens, sinon celui d’être au chaud et à l’abri de la récession, car de voir des plus pauvres que soi par millions, ça affecte quelque peu, mais il y a aussi que ça rend meilleur, plus égoïste et meilleur. Ce dont on a un peu peur, c’est pour les soins dans les hôpitaux ou chez les médecins, si des fois l’un des deux conjoints connaît un pépin, et à ces âges, il faut s’y attendre. Voilà, en gros. Incurable bêtise humaine !
vendredi 26 février 2010 Quelques bonnes photos prises ce matin. Notamment sur le chantier de la rue Bussy que j’avais repéré il y a quelques semaines, voyant les femmes-coolies aller et venir avec leur chargement.
La vraie pureté ne peut être en l’homme que le produit intemporel de la durée remplie. Ce qu’il y a de plus impur au monde, c’est l’enfance.
Abellio, Dans une âme et un corps, p. 14.
D’après L’Aurore : Calcutta est la ville la plus sordide au monde, cinq millions d’habitants entassés, la plupart dans la rue, et il faut en ajouter autant dans le delta du Gange. La plus forte densité de population, 60 % des adultes sans moyens d’existence. Pourtant aucun désespoir, rien. Ce n’est pas pour moi une « ville » mais un amas, une lymphe. Aucune curiosité ne me porte vers cet Orient-là. Ces grouillements de vie me semblent des maladies terminales, qui se traînent, l’esprit déjà parti. On ne peut pas, me semble-t-il, s’enfouir dans ces villes sans s’y éteindre avec elles. Le contraire à l’Ouest.
Abellio, Dans une âme et un corps, p. 172
Marxisme, psychanalyse, guénonisme, trois doctrines totalitaires. Dès qu’on admet leurs présupposés, elles rendent compte de tout. Leur succès procède d’abord de leur capacité à transformer en inquisiteur n’importe quel petit assembleur de mots dont elles fournissent de codes, de clés et d’alibis l’humeur ombrageuse ou la fièvre.
Le guénonisme est statique, la psychanalyse et le marxisme dialectiques. Le guénonisme procède par rejets, les deux autres par absorption de ce qu’on leur oppose ! Guénon a le tranchant des guillotines. Sa « pureté » doctrinale est en rapport avec la stabilité de la Maçonnerie moderne. Au contraire, il était dans l’essence de la psychanalyse et du marxisme de voir se développer en leur sein tous les courants contraires et de se gonfler d’hérésies militantes.
Abellio, Dans une âme et un corps, p. 231
C’est singulièrement chez les psychanalystes que l’homme est défini comme être humain et la femme comme femelle : chaque fois qu’elle se comporte comme un être humain on dit qu’elle imite le mâle.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe (Le point de vue psychanalytique) T1, p. 97
Il est remarquable que Stendhal soit à la fois si profondément romanesque et si décidément féministe ; d’ordinaire les féministes sont des esprits rationnels qui adoptent en toute chose le point de vue de l’universel ; mais c’est non seulement au nom de la liberté en général, c’est au nom du bonheur individuel que Stendhal réclame l’émancipation des femmes.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe (Mythes) T1, p. 388
On dit de l’homme doué de capacités érotiques qu’il est fort, qu’il est puissant : épithètes qui le désignent comme une activité et une transcendance ; au contraire, la femme n’étant qu’un objet, on dira d’elle est chaude ou froide, c’est-à-dire qu’elle ne pourra jamais manifester que des qualités passives.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe (Formation) T2, p. 151
samedi 27 février 2010
(Hermann Broch l’a dit : la seule morale du roman est connaissance : le roman qui ne découvre aucune parcelle jusqu’alors inconnue de l’existence est immoral : donc « allez dans l’âme des choses » et donner un bon exemple sont deux intentions différentes et inconciliables.)
Milan Kundera : Un rideau (p. 77)
dimanche 28 février 2010 Lu dans The Hindu d’aujourd’hui un article consacré à Madeleine Biardeau, décédée le 1er février, à 88 ans.
Qui est pour le sport a les masses de son côté, qui est pour la culture les a contre soi, disait mon grand-père, c’est pourquoi tous les gouvernements sont toujours pour le sport et contre la culture.
Thomas Bernard, l’Origine, p. 50
Dans ces trois premières années le nouvel être humain est façonné par ses procréateurs ou leurs représentants pour devenir ce qu’il devra être sa vie entière, qu’il ne pourra pas changer, changer par rien : une nature malheureuse sous forme d’un être humain totalement malheureux, que cette nature malheureuse sous forme d’un être humain l’admette ou non, ait la force de l’admettre ou non, d’en tirer les conséquences, que cet être humain en tant que nature dans tous les cas malheureuse, conçoive absolument ou non, ne serait-ce qu’une seule fois, une inquiétude car, nous le savons bien, la plupart de ces natures malheureuses sous forme d’être humains malheureux et inversement ne conçoivent absolument jamais cette inquiétude dans leur vie et dans leur existence.
Thomas Bernard, l’Origine, p. 60
Le monde nouveau, le monde rénové, s’il devait voir le jour, ne connaîtra plus que l’école élémentaire pour les masses et l’établissement d’enseignement supérieur pour des individus, il se sera débarrassé d’une crampe qui dure depuis des siècles en ayant supprimé les écoles moyennes, dont également le lycée.
Thomas Bernard, l’Origine, p 94
De nouveau j’entends contre toute raison les plates opinions de plats personnages. Je suis contre toute raison un homme qui parle, alors que je ne devrais plus parler, un homme qui se tait alors que je ne devrais pas me taire.
Thomas Bernard, l’Origine, p 96
lundi 1er mars 2010 J’ai pu donner ce matin la photo au vendeur de thé de la rue Bussy et aux ouvriers (coolies) du chantier de maçonnerie de la même rue. Ravis, tous.
Même quand je travaille, je ressens parfois le besoin subit de voir mon visage, j’enlève mes lunettes et je me regarde dans les verres. Parfois c’est une vraie compulsion. J’en suis très malheureuse, parce que je sens combien je me fais encore obstacle à moi-même. Et rien ne sert de me contraindre de l’extérieur à ne plus me complaire à une image dans le miroir. C’est de l’intérieur que doit venir une certain indifférence à mon apparence, je ne dois pas me soucier de mon allure, mais « intérioriser » encore ma vie. Chez les autres aussi je prête parfois trop d’attention à l’apparence, à la séduction, ce qui importe en définitive, c’est l’âme, ou l’être comme on voudra, qui rayonne à travers la personne.
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Point Seuil, p. 37
Mais pourquoi devrais-je réaliser quoi que ce soit ? J’ai tout simplement à être, à vivre, à tenter d’atteindre une certaine humanité. On ne peut tout dominer par la raison, laissons donc les fontaines du sentiment et de l’intuition jaillir un peu elles aussi.
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Point Seuil, p. 58
Appel du jeu – Tristram Shandy et Jacques le fataliste m’apparaissent aujourd’hui comme les deux plus grands œuvres romanesques du XVIIIe siècle. Ce sont deux sommets de la légèreté jamais atteints ni avant ni après. Le roman ultérieur se fit ligoter par l’impératif de la vraisemblance, par le décor réaliste, par la rigueur de la chronologie. Il abandonna les possibilités contenues dans ses deux chefs d’œuvres, qui étaient en mesure de fonder une autre évolution du roman que celle qu’on connaît (oui, on peut imaginer ainsi une autre histoire du roman européen…).
Kundera in L’art du roman, p. 31
Gombrowicz a eu une idée aussi cocasse que géniale. Le poids de moi, dit-il, dépend de la quantité de population sur la planète. Ainsi Démocrite représentait-il un quatre-cent millième de l’humanité, Brahms un milliardième, Gombrowicz lui-même un deux milliardième. Du point de vue de l’arithmétique, le poids de l’infini proustien, le poids d’un moi, de la vie intérieure d’un moi, devient de plus en plus léger. Et dans cette course vers la légèreté nous avons franchi une limite fatale.
Kundera in L’art du roman, p. 44
Les Temps modernes, dans l’esprit de Broch, c’est le pont entre le règne de la foi irrationnelle et le règne de l’irrationnel dans le monde sans foi.
Kundera in L’art du roman, p. 74
De l’esquisse à l’œuvre le chemin se fait à genoux.
Vladimir Holan, cité in Kundera in L’art du roman, p. 174
RÉPÉTITIONS. Nabokov signale qu’au commencement d’Anna Karénine, dans le texte russe, le mot « maison » revient huit fois en six phrases et que cette répétition est un artifice délibéré de la part de l’auteur. Pourtant, dans la traduction française, le mot « maison » n’apparaît qu’une fois, dans la traduction tchèque pas plus de deux fois. Dans le même livre : partout où Tolstoï écrit « skazal » (dit), je trouve dans la traduction proféra, rétorqua, reprit, cria, avait conclu, etc. Les traducteurs sont fous de synonymes. (Je récuse la notion même de synonyme, chaque mot a son sens propre et il est sémantiquement irremplaçable) Pascal : « Quand dans un discours se trouvent des mots répétés et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il faut les laisser, c’en est la marque. » […]
Kundera in L’art du roman, p. 176-177
jeudi 4 mars 2010 Une des maisons sur le trottoir qui fait face à ma fenêtre, elle va être affublée dès aujourd’hui d’une grille de protection comme on en voit beaucoup à Pondicherry. Il s’agit de s’approprier la partie du trottoir qui se trouve devant la façade de sa maison, en la cernant par une clôture de fer dont les piquets se termine en pointe à environ un mètre soixante du sol. Ce qui fait que les clôtures d’appropriation sont un danger réel, on imagine très bien des enfants jouant autour et s’embrochant sur une de ces pointes aiguës. En général, cette partie gagnée sur la rue permet d’enfermer un scooter ou un vélo, et surtout il me semble elle permet de s’affirmer avec autant de fermeté que le voisin qui a déjà installé une grille identique il y a quelque temps.
samedi 6 mars 2010 Lecture de Carnet du grand chemin de Julien Gracq.
Ce midi chez Patrick. Comme j’arrivais il terminait une lettre pour Marcel. J’aurais eu le mérite de mettre ces deux-là en relation. Relation que je n’eusse pu imaginer par la seule connaissance des deux hommes, il a fallu que Patrick tombe sur La pensée mongole, lise le livre, en soit estomaqué, enthousiaste, pour que le reste s’ensuive.
Baignade en mer avec les enfants. Pied de Patrick toujours enflé, il est sous anti-biotique depuis dix jours. Je lui donne ma réserve d’argile, il pourra en faire usage.
dimanche 6 mars 2010 Conversation ce matin avec un touriste qui habite la chambre 119. Non loin de la mienne. Je suppose qu’il est Anglais, je ne sais pas. Il fait de la peinture. Il est à la recherche d’une maison à louer sur la côte, vers Auroville. Une réponse lui sera apportée demain.
Dans The Hindu un article sur une rencontre à Paris organisée par Sarkozy, sur le nucléaire civil. Sarkozy plaide bien sûr pour une multiplication des centrales françaises dans le monde !
Bientôt fini la lecture du Pain des rêves. Loin d’être puissant comme Le sang noir, c’est davantage une chronique presque mélancolique sur l’enfance pauvre. La part des rêves y est accordée, comme son titre l’indique. J’ai pensé à la place des rêves dans les écrits autobiographiques de Douassot (Fred Deux…) Chez les pauvres, l’appui sur lequel on peut compter se trouve forcément à l’extérieur. Il s’agit de se sortir de là où on est. S’en sortir éventuellement sans trahir. Chez les bourgeois ou les riches, la place de chacun est déjà légitime, il s’agit en ce cas de l’assurer ou de la défendre, et donc, si possible, de la consolider, tout en prenant le moins de risque possible. Dans Le pain des rêves, le dernier rêve que propose le grand-père à son petit fils avant de mourir, c’est tout simplement un château qu’il sera bientôt en mesure d’acheter, on n’imagine pas comment. En fait, il a acheté un billet de loterie et il semble croire en sa chance. Il meurt dans l’intervalle et le bénéfice du rêve est englouti dans le deuil, puis dans les catastrophes qui s’ensuivent.