
C’est un livre de liaisons qui nous est proposé sous ce titre modeste et intrigant : le poète est sous l’escalier. Liaisons multiples : c’est ce qui fait l’existence possible et même vivable (vivable et même possible ?). Les idées voyagent d’un livre à l’autre, elles sont reprises, accentuées, contredites, projetées, comme les sentiments voyagent eux aussi d’une âme à l’autre, de manière secrète ou déclarative.
Il faut être un fin et constant lecteur pour bien savoir relier les auteurs selon leur nature, et les rendre à leurs affinités même clandestines. Une idée que l’on trouve chez un auteur, voici qu’elle nous rappelle telle autre lue ailleurs. C’est tout l’art de Jacques Lèbre de nous exposer les vrais ou faux mimétismes, les liens qu’il a décelées ça et là, au détour des pages, et d’ainsi pousser une idée d’un lieu à un autre, comme pour la faire marcher, la détourner à l’occasion, ou au contraire la remettre en sa voie.
Quand Jacques Lèbre dit correspondance, je dis liaison par plaisir d’ajouter une touche d’illégalité que j’ai cru percevoir déjà, ou pour faire mon intéressant. Évoquer par là un plaisir de faire entendre ou parler en soi les morts qu’on aime ou ceux qu’on sait trop ignorés. Que quelqu’un se charge d’actionner cette charnière qui ouvre les portes et décloisonne les livres, c’est un bienfait, une bonté qui nous est faite, par ce livre.
Quand l’entame du livre repose sur Jaccottet et Juarroz, que l’auteur met ici en regard, on devine que l’on entre dans un pays qui va nous être ou familier ou aimable. « Trop s’attacher à soi-même / c’est gaspiller la substance du monde » lit on dans Neuvième poésie verticale. Tandis que dans La Semaison était noté : « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. » Le traitement de ce thème en quelque sorte augural, qui n’est pas sans portée en tant qu’introduction, débouche sur un extrait du Journal de Paris et d’ailleurs de David Gascoyne : « Nul être au monde ne peut s’accomplir ou réaliser quoi que ce soit, à moins qu’il ne s’oublie complètement, à moins qu’il ne se perde de vue ; sans cet oubli de soi, impossibilité d’être pleinement humain. »
Ainsi une série de thèmes sont éclairés par des fragments mis en perspective, autant de sujets à méditer, à compléter, à poursuivre. Ainsi, le moment de lire, ou l’intérêt d’un livre en fonction de tel critère. Peter Handke dira que « les meilleurs livres sont ceux qui vous font arrêter, lever les yeux, regarder les alentours, respirer profondément ». Henri Thomas confiait une réflexion assez voisine dans Le Migrateur, et Roland Barthes également, rapporté par Marielle Macé. Ou encore Robert Walser.
Ainsi l’amour, la répétition, la vie, le monde, la poésie, le retrait… Peut-être, en ayant juste l’air de musarder dans sa mémoire, Jacques Lèbre a-t-il tout bonnement livré-là l’esquisse de ce qui serait son manuel de sagesse, ou son garde-fou pour écrire encore. On y croise en tout cas belle compagnie : Roger Munier, Jean Paulhan, Pierre Reverdy, Jean Roudaut, Pierre-Albert Jourdan, Joël Cornuault, Ludwih Hohl, Primo Levi, Robert Marteau, Yannis Kiourtsakis, Youri Olecha, Paul de Roux, Héraclite, Antoine Émaz, André Frénaud, etc.
L’auteur se prétend être tout juste le scribe de ce livre ; « Je me suis lancé dans cette aventure en ayant une seule idée en tête, comptant sur les seules citations pour donner envie de lire. C’est pourquoi, au fond, je n’ai pas dit grand-chose moi-même, considérant que c’était hors sujet. […] »
Quant au titre, on en trouve la clef en fin d’une quatrième de couverture rédigée par l’auteur : « Le titre emprunte l’image du poète sous l’escalier à Hugo von Hofmannsthal et à la légende de saint Alexis. Car dans la famille, comme dans la société, le poète est sous l’escalier que tout le mode monte ou descend sans jamais le reconnaître. Mais n’est pas là sa place ? »
Jacques Lèbre, Le poète est sous l’escalier, éditions Corti, 2021.