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Billet de blog 16 septembre 2025

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Conversation avec Paol Keineg, auteur de « Scènes de la vie cachée en Amérique »

« Quand je me suis mis à écrire, j’ai découvert que la traduction est le meilleur exercice possible… »

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« Un jour, j’écrirai sur ma vie en Amérique. Je me contenterai de noter qu’au moment où j’écris ces lignes, je relève de temps en temps la tête pour suivre des yeux les écureuils qui, dans une perpétuelle agitation, reniflent sous les feuilles mortes et se poursuivent en volant des cornouillers aux magnolias. »

Paol Keineg, Ma vie en Amérique,
in Les trucs sont démolis, éditions Obsidiane & Le temps qu’il fait, 2008.

« Un livre, en assénant plusieurs vérités en même temps, est le livre qui rend grand. »

Paol Keineg, Scènes de la vie cachée en Amérique,
éditions Les Hauts-Fonds, 2021.

Cela n’aurait pas grand sens de redire l’importance de Paol Keineg, son œuvre court d’une époque d’énergie pure, les années 1960 et 1970, à la nôtre qui paraît bien exténuée. Lui n’a pas voulu être seulement témoin de son temps, il en a été un acteur attentif et résolu. De cette période ouverte et constructive qui le voit poète précoce et prophétique, il a été une des paroles vivantes, avant d’en être en quelque sorte éloigné. Et sans doute ne voulait-il pas répondre si facilement aux attentes, se faire étendard, quand être poète est déjà une gageure en soi. C’était en Bretagne, alors il est parti, non pas aux États-Unis, mais en Amérique.

Assez rares sont les poètes de nos contrées que l’on peut dire trempés dans la vie davantage que dans les lettres, Paol Keineg est de ceux-là, n’ayant jamais eu les deux pieds dans le même sabot, et sa plume n’est pas mouillée d’une seule encre. Ces mains-là, qui écrivent ce qu’il écrit, ont travaillé la terre, les matières et les corps. Et ses yeux ont lu comme lit avidement un lecteur sans frontières. C’est qu’il y a toujours une force d’outre-territoire chez ce Breton tourné vers le dehors, un ancrage qui se démultiplie, un goût des langues qui lui est évident, comme un goût des horizons et des passages. Ayant épousé des luttes qu’il n’a pas toutes menées, il en a mené d’autres, avec les mots et les hommes. Cousin de cœur de Césaire et de Malcolm X, il a porté le fer des mots dans les blessures d’une société qui s’arrange trop bien d’une inertie funeste. Pour arme, il a aussi la mémoire des mythes ou l’histoire humaine, se souvient du poète Aneurin, ou encore de la guerrière Boudica « [balayant] de sa robe l’argile des chemins creux. ». Et tout aussi bien une expérience de l’intime qui vaut pour des expéditions. Je n’en sais rien, c’est juste évident à le lire.

Dans le texte intitulé Ma vie en Amérique qui sert de préface à la belle somme anthologique que les éditions Obsidiane et Le Temps qu’il fait lui ont consacré (Les trucs sont démolis, 2008), Paol Keineg écrit : « Je parle anglais, je pense en anglais, je rêve en anglais. La nuit dernière, dans mon sommeil, je conseillais à une belle amie d’autrefois, perdue de vue, de quitter un mari jaloux. J’aimais son accent plouc du Rhode Island. » De quoi narguer peut-être, et avec humour, ses congénères collés au pays.

Paol Keineg a tenu la promesse qu’il s’était faite, c’est le très bel et subtil ensemble de 96 courts textes regroupés dans ses Scènes de la vie cachée en Amérique. Autant de séquences instantanées et complexes sorties d’un regard de mémoire rétrospectif. Des textes dont il a le secret, qui marchent sur plusieurs pattes, chacun d’entre eux étant multiple, juxtaposition de divers cadres et jeu avec les espaces et le temps. Si bien que tout y est si bien dévoilé que jamais le secret secret ne perce vraiment, même s’il se fait connaître. Le lecteur n’a plus qu’à vivre à son tour.

C’est après avoir lu ce livre que j’ai eu envie de poser quelques questions à Paol Keineg, sur lui comme auteur et sur ce dernier ensemble, publié par les éditions Les Hauts-Fonds, en particulier.

Peux-tu expliquer le pourquoi et le comment de l’évolution de ton écriture, d’une période première, plus lyrique et se présentant comme parole (avec un r qui se glisse dans ton prénom !) 1 ou témoignage 2 à une autre où les textes paraissent plus intimes et plus composés, ramassés, comme des poings 3 ? J’oublie là tout un cycle de formes intermédiaires, par exemple, ceux où tu évoques la figure de Boudica.

Comment passe-t-on du lyrisme à une écriture plus retenue ? La réponse est simple : le temps qui passe. Cinquante-six années séparent Le Poème qui pays qui a faim, écrit en octobre-novembre 1965, des Scènes de la vie cachée en Amérique. Le Poème est marqué par ma lecture de Césaire, et plus encore par celle des poètes québécois de l’Hexagone, ainsi que je l’ai découvert, à ma surprise, en préparant l’édition des Trucs sont démolis. À cette époque-là je ne connaissais à peu près rien des poésies contemporaines, et il m’a fallu un long travail pour trouver un son et ma liberté de parole.

Un poète antillais, des poètes québecois…, on parle aujourd’hui de francophonie, j’imagine que pour toi, ce terme doit sonner bien étrangement, il ne recouvre pas qu’une langue, mais aussi un impérialisme, non ?

En Bretagne, il y avait aussi des poètes, des figures, ou alors tu les as connus plus tard, quand tu avais commencé déjà à écrire ? Georges Perros, par exemple, s’installe à Douarnenez à la fin des années 1950 ou au début des années 1960, je crois…

Tout jeune, j’ai recherché les auteurs qu’on n’appelait pas encore « francophones », c’est-à-dire les auteurs qui avaient été et restaient confrontés à l’impérialisme français – et cela inclut les Québécois, bien que d’une manière très différente. Et je reste, dans la mesure du possible, un fervent lecteur de ces poésies. Ainsi je porte très haut, aujourd’hui, l’œuvre de Monchoachi, le Martiniquais, seul grand nom de la poésie antillaise depuis Aimé Césaire, et fort différent de lui.

Tout de suite après avoir publié à compte d’auteur Le Poème du pays qui a faim, Georges Perros m’a contacté, et jusqu’à sa mort je l’ai fréquenté régulièrement, sans me laisser happer par lui – par sa formidable culture, ses jugements sévères, il pouvait aisément déstabiliser un jeune écrivain. J’habitais Brest, lui Douarnenez ; je prenais l’autocar, passais quelques heures avec lui, repartais avec un gros sac plein de livres que je rapportais la fois suivante. J’ai reçu de Perros une autre éducation littéraire. Pourtant ce que j’écrivais ne pouvait pas lui plaire, mais il s’est toujours montré généreux, comme il l’a été avec mes amis de la revue Bretagnes. Dans le quarto Perros, paru chez Gallimard, Gillibœuf, son maître-d’œuvre, donne une version erronée et malveillante de ces rapports.

Un autre nom me vient, celui de Xavier Grall, que je n’ai guère fréquenté et avec qui j’ai eu des rapports conflictuels. Disons qu’assez vite, Grall m’est apparu comme le modèle à ne pas suivre.

Il y a, je trouve, une spontanéité dans ton écriture qui étonne par sa fraîcheur, non pas des images surgissent, mais des paysages, des cadres précis, des moments entiers, et tu les articules entre eux d’une manière qui paraît si naturelle… à quel point cela relève-t-il chez toi d’un choix, d’un art du montage, de l’assemblage ?

À aucun moment, me semble-t-il, je n’ai eu le sentiment de suivre une quelconque trajectoire, je n’ai répondu à aucun plan. Quand j’écris, j’écris dans l’instant, fort de toutes mes lectures et oublieux d’elles. Quand les idées existent, elles naissent des mots qui se présentent sur la page, de façon d’abord aléatoire. S’il en allait autrement, je perdrais le goût d’écrire. Il en va de la poésie comme de la vie, on avance pas à pas sans beaucoup de visibilité.

Les Scènes sont sorties d’un coup, strictement dans l’ordre où je les publie, après que j’en ai éliminé quatre. Je suis sûr qu’en les écrivant, je remettais à plus tard d’y introduire un ordre. Quand il s’est agi de le faire, j’ai vite compris qu’aucun ordre ne pouvait remplacer un désordre qui imite le chaos de ce que furent mes premières années aux États-Unis.

Ton Amérique, c’est celle des westerns, des poètes, des espaces, et celle d’une humanité que tu rends si bien dans ce recueil, avec ces personnages perdus et attachants. C’est une Amérique populaire et… « cachée ». Si tu avais parlé des États-Unis, j’aurais tout de suite entendu quelque chose qui a à voir avec la modernité, or ce n’est ici pas le cas…

Il y a une large part de fiction dans ce recueil, mais une chose est sûre, c’est que toute ma vie j’ai été attiré par ceux qu’on appelait autrefois les humbles, c’est-à-dire les humiliés – même racine --, sans doute parce que je suis issu d’un milieu semblable, et c’est un milieu que je ne suis pas tenté d’idéaliser.

En Caroline du Nord, souvent je m’échappais vers des patelins qu’on peut qualifier de « perdus » et j’y rencontrais des gens à la fois merveilleux et effrayants. Merveilleux de gentillesse, effrayants par leur ignorance, leurs préjugés. Je me souviens d’un sénateur, Jesse Helms, le tout-puissant maître de la Commission des affaires étrangères à Washington. Le sort d’une bonne partie du monde dépendait d’un archi-réactionnaire, raciste évidemment, et cet homme était élu et réélu par des gens qui ne savaient pas grand-chose de leur propre pays, encore moins du reste du monde. Cette idée ne me quittait jamais.

Quelqu’un m’a interrogé au sujet du titre : pourquoi « la vie cachée », et non pas « ma vie cachée » ? Le choix de l’article signifie bien sûr que je ne me suis pas caché pas aux États-Unis, mais que, devenu américain, l’Amérique des sans-grade n’a cessé de m’intriguer et souvent de me passionner.

Au sujet du titre encore, je l’ai choisi en discret hommage à Arno Schmidt et à ses magnifiques Scènes de la vie d’un faune, un titre qui fait écho aux Scènes de la vie d’un vaurien d’Eichendorff.

Ce qui fait que la première personne du singulier, le je, tu en fais aussi bien un personnage fictif-témoin qu’un autobiographe paramnésique, tout cela se confond, c’est bien cela ? C’est en fait ta manière d’« épouser » les personnes dont tu parles… ?

Oui, on peut dire que je suis tous les personnages. Le travail de remémoration est d’abord un travail de reconstruction et d’invention. Les dialogues que tient le narrateur avec ses personnages sont d’abord des dialogues avec lui-même. Et pourtant, tout cela est vrai : une vie, mêlée à d’autres vies, a eu lieu.

Arno Schmidt, pourrait être une indication, en effet, pour ton écriture, dans ce qu’elle a de surgissant, extrêmement vif, d’un humour caustique, qui ne pardonne pas, et dans la pensée extrêmement avertie de l’auteur… Avec chez lui un côté volontiers grinçant et chez toi... disons : tendre.

Pas si tendre, si j’en juge par quelques réactions de lecteurs ! Mais grands dieux, sous aucun prétexte je ne saurais me comparer à Arno Schmidt.

Toute une galerie animale et religieuse est présente dans ces textes, on est loin de l’Amérique des clichés habituels, des caricatures souvent émises, cette religiosité comme ce lien avec la nature, les as-tu découverts là-bas, ou y retrouvais-tu quelque chose qui t’appartenait déjà, ancré en toi, d’enfance ou même de naissance ? Si oui, comment les distinguerais-tu ?

Je ne suis pas conscient de la présence des animaux dans ces textes. Par contre, quiconque a vécu aux États-Unis sait à quel point la religion, sous toutes ses formes, y occupe une place obsédante. Je suis d’une génération qui a rejeté son éducation catholique – la religion qu’on pratiquait était purement formelle, sans véritable foi --, même si je regrette la disparition du lien social qu’elle permettait, supplanté par un individualisme rendu féroce par la mainmise du capitalisme sur nos vies. La traduction que j’ai faite du roman autobiographique de Keith Waldrop, Tant qu’il fera jour (Éditions de l’Attente), m’a aidé à comprendre le bouillon de culture dans lequel baigne une partie importante de la population américaine. La différence est que le monde que décrit l’auteur restait étranger à la politique, alors que, quand je suis arrivé, à la fin de 1974, les milieux évangéliques, cette étrange galaxie mouvante, avaient commencé à se politiser. Une politisation qui a peut-être atteint son paroxysme au moment de l’élection de Trump, mais qui sait ? L’histoire n’est pas finie.

Dans le texte que j’évoque plus haut (Ma vie en Amérique), tu écris : « L’Amérique m’a sauvé de moi-même, par refus du monolinguisme français. » Peux-tu nous dire en quoi ? Et peut-être prolonger sur la question de la traduction, ton travail de passeur d’une langue à l’autre, soit pour tes propres textes, soit pour des textes d’auteurs « étrangers » que tu as donné à lire en français…

La phrase me semble maladroite, car dès l’âge de treize ou quatorze ans j’ai commencé à ruer dans les brancards. On exigeait des Bretons non pas l’intégration à la France, mais une assimilation totale, ce qui m’a toujours paru inacceptable et criminel. Ma prise de conscience m’a conduit à m’intéresser au Pays de Galles en premier lieu, puis aux autres pays celtiques et, par élargissements, à d’autres cultures, qu’elles soient minorisées ou majoritaires. Quand je me suis mis à écrire, j’ai découvert que la traduction est le meilleur exercice possible, et bien sûr la comparaison du breton et du français m’avait déjà beaucoup appris.

À te lire, plus spécialement dans ce dernier livre, on découvre la femme comme miroir de l’écriture, ou peut-être même comme en étant quasi l’incarnation, par endroits. On a le sentiment que ton livre nous dit combien, en Amérique, tu as été « enseigné » par les femmes que tu as rencontrées. Et ce sont souvent des femmes qui se réfèrent à des lectures ou qui, elles-mêmes, écrivent. Chez toi le principe écriture ne se distingue pas du principe vital. Le féminin y prend naturellement (sic) grande part…

Encore une fois, il ne s’agit pas d’une autobiographie, même si le livre n’est pas étranger à ma vie. En arrivant à New York, j’ai découvert qu’il était difficile de se faire des amis parmi les hommes – de vrais amis, s’entend –, et j’ai tout de suite eu des amies femmes – je ne parle pas d’amoureuses. Cela tient à ce que les hommes, comme j’ai fini par le comprendre, sont soumis à une éducation masculiniste, qui exclut la douceur, l’intimité. De plus, j’ai été étonné par la place éminente des femmes sur la scène poétique, et cela a sérieusement interpellé mes préjugés, mon sexisme ordinaire. À tout point de vue, je dois beaucoup aux femmes américaines. Louées soient-elles.

Peux-tu nous dire un mot de tes lectures ou relectures du moment, et de ce qui t’importe en ces temps-ci ?

En ce moment je suis plongé dans les livres que m’ont offerts mes enfants pour Noël : Prophecies from the Book of Taliesin, Legendary Poems from the Book of Taliesin, dans l’édition remarquable de Marged Haycock ; One Hundred Poets, One Poem Each, un grand classique de la littérature japonaise médiévale que je connaissais dans une autre traduction, mais celle-ci, de Peter MacMillan, est vraiment supérieure. Cette dernière lecture m’a amené à rechercher The Tales of Ise, autre classique du Japon, que j’avais rapporté de Providence sans vraiment le lire, et tout à coup ce livre m’a trouvé et il m’a électrisé ! À ces quatre livres, il faudrait ajouter Rilke, Olga Tokarczuk, Machado de Assis et le dernier recueil de Rosmarie Waldrop…

*

Extrait de Scène de la vie cachée en Amérique :

« 64. L’observation des chiens m’a appris le chant, et passer à la contre-attaque dépend d’une certaine position de la main gauche contre la joue exprimant l’inquiétude.

Du temps où je n’étais pas en Amérique, je croyais encore à la noblesse rédemptrice des blessures.

Sur les bords du Missouri, je suis monté en grade en faisant miennes des familles de langues, en exploitant tous les malentendus. J’ai fait de l’humiliation du monde mon tumulte.

On pourrait le dire autrement : je suis assis sur la rive, l’herbe m’arrive aux genoux, mon chien porte fièrement un bandana rouge autour du cou. Quand je le veux, il se jette à l’eau pour rapporter un bâton. Je combats la race des seigneurs et j’ai besoin d’un plus petit que moi. »

[Paol Keineg, Scènes de la vie cachée en Amérique, p. 81]

*

Paol Keineg, Scènes de la vie cachée en Amérique, éditions Les Hauts-Fonds, 2021

Site des éditions Les Hauts-Fonds

1) cf. Le poème du pays qui a faim & Hommes liges des talus en transes ; etc.

2) cf. Chroniques et croquis des villages verrouillés & Histoires vraies ; etc.

3) cf. Là, et pas là ; Des proses en manque d’élévation, ou ce dernier paru : Scènes de la vie cachée en Amérique ; etc.

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