Adepte de la poésie sonore depuis plusieurs décennies, avec fraîcheur et brio, Sylvie Nève présente sur scène ses poèmes travaillés pour la voix et le rythme, jouant de déclinaisons de son et de sens.
À la différence de bien des performeurs éperdument narcissiques, elle déroule avec subtilité une poésie délibérément tournée vers le monde, lui conférant les couleurs les plus humaines. Loin de la grandiloquence ou de la lourdeur de certaines vedettes de la scène poétique, elle tisse un chant verbal où l’auditeur à sa place, évoluant comme par cascades et imprégnations.
Elle a aussi inventé le poème expansé qui consiste en une réécriture élastique d’un texte existant, et de la sorte a procédé, par exemple, avec les contes du Petit Poucet ou de Peau d’âne.
Li Beirut Fairuz
À Beyrouth cœur & salut à Beyrouth
baisers à la mer aux maisons à
ce rocher qui ressemble
visage tanné vieux marin Beyrouth
âme et vin de son peuple,
transpire pain & jasmin,
mais sa saveur
devenue… Fumée ? Âcre
goût de feu…
Beyrouth enlace Beyrouth drape haut
chanteuse turquoise
Li Fairuz Beirut
Li Beyrouth…
Redevable et dédié aussi bien à Mahmoud Darwich qu’à Bernard Heidsieck le poème Bande de Gaza constitue le point nodal de ce livre-ci, résolument politique et orienté, il a été mis en musique en 2007 par le compositeur Éric Daubresse (1954-2018). On le retrouve accompagné d’autres poèmes intéressés à cette même zone aux accents de levant, arabes, hébreux, et de tant d’autres langues ou terres ou racines toutes nommées dans ces pages où l’exotisme nous rapproche.
Il y a quelque chose du départ de la parole dans la poésie de Sylvie Nève, on y perçoit très bien comment les mots viennent à la bouche, par cycles d’imitations et de sonorités disparates, avec l’incidente éclosion du sens, d’un certain sens, puis l’éclaircissement et la clarté éventuelle dans le possible saisissement de soi à travers le monde ainsi désigné. Un monde perdu déjà pour l’innocence ‒ son apparition n’est pas signe d’ingénuité ‒, il est vieux et ne se célèbre que dans la réitération d’éternels conflits et combats, de confraternités malades.
autour tout autour
tour à tour
Pas bleue du tout
une tour de Babel a remplacé
la distance qui sépare l’utopie de la réalité
les terres qui ont été confisquées
les maisons qui ont été détruites
les routes de contournement qui mène
il y a, à Jabaliya, des gens aussi…
Une tour de Babel a remplacé
les terres qui ont été séparées
les raisons qui ont été écartées
les routes de contournement qui y mènent
il y a, à Jabaliya, des gens aussi…
Une tour de Babel a remplacé
les maisons les raisons
les distances qui ont été confisquées
les routes de l’utopie qui contournent
la vieille gare de bus, les terres, l’éther
les Avites qui habitaient
les Kaftorites qui viennent de Kaftor
dans les rues on parle autant russe
que musulman ou chrétien, qu’hébreu
reste le bleu
il y a, à Jabaliya, des gens aussi…
[…]
Ce livre rassemble les poèmes consacrés au Moyen-Orient, entre Nil et Oum Kalthoum, Salambô et Fairouz, et plus précisément à la circonscription palestinienne. Il se présente comme étincelle produite par des frottements de peaux et de douleurs pris dans la « complication » (trop facilement énoncée) des empires émiettés et des divers coups de force. Les mots de Nève, sa poésie, percent la coquille d’un silence imposé par le diktat convenu depuis Balfour ou après, une censure censée servir de dignité à on ne sait trop qui. Gaza est le symptôme souligné tout au long d’un livre qui n’a rien d’opportuniste, les textes réunis dans ce volume ne sont pas d’hier, ils remontent pour la plupart à une vingtaine d’années. Ils sont apparus au long des ans, se croisant avec la conscience des maux qui labourent les « pêchés » inlassablement répétés, afin que se reporte plus loin une solution moins têtue, un apaisement (que l’on voit impossible). Sylvie Nève fait chanter Gaza depuis des lustres, c’est une de ses lyres, un de ses thèmes, une de ses fidélités, ou souffrances, car l’envers vaut bien l’endroit et l’histoire ne devrait écraser qui que ce soit, en dépit des plus cruciales concurrences.
[…]
Autour de Gaza, il y a une bande
autour de Gaza il y a il y a tout autour de Gaza
il y a des Égyptiens
il y a des Palestiniens
il y a des Israéliens
autour tout autour
il y a des Cisjordaniens
il y a des Jordaniens
il y a des Nabatéens
il y a des Anciens
il y a des Syriens, il y a des Saoudiens
il y a des Palestiniens de Jérusalem
autour de Gaza il y a une bande
autour de Gaza
il y a autour de Gaza il y a il y a
tout autour tout autour de Gaza il y a
il y a des Libanais
il y a des Turcs
il y a des Chypriotes, il y a des Libyens
il y a des Irakiens, des Iraniens
il y a des Syriens, des Assyriens
tout autour de Gaza il y a
il y a des Caucasiens
il y a des Éthiopiens
il y a des Érythréens, des Géorgiens
il y a des Arméniens
il y a des Kurdes
il y a des Grecs
[…]
tour à tour tout autour
tout autour tout autour
de Gaza
il y a
il y a
il y a des femmes
il y a des enfants
il y a des hommes
il y a des enfants
il y a
il y a des femmes
il y a des hommes
il y a des femmes et des enfants
il y a des hommes et des enfants
il y a les hommes et les femmes
il y a les enfants et les hommes
il y a des enfants
et des hommes
il y a des vieux
il y a des femmes
il y a des vieilles femmes
il y a des filles, des fils
il y a des vieux
il y a des hommes
il y a les autres
il y a beaucoup d’autres hommes
il y a des enfants
il y a des vieux
il y a des vieux qui peinent
il y a
il y a
il y a
il y a
il y a
il y a des gens,
aussi
*
Sylvie Nève, Il y a autour de Gaza, éditions Les Hauts-Fonds, 132 p. 2024, 17 €