Je redonne à lire ces entretiens de 2003 et 2004 avec le peintre et ami Barbâtre. Ils furent alors publiés dans ma revue-fanzine « Tiens ». Aujourd’hui encore, Barbâtre travaille quotidiennement dans son atelier parisien du quartier Montparnasse.
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.
Barbâtre : "Vanité-miroir avec le crâne d'Adam" (67 x 49 cm - 1984)
Agrandissement : Illustration 1
Entretien du 18 décembre 2003
Pour dire où j’en suis maintenant, j’aimerais tout d’abord parler d’un petit livre qui vient de paraître, sur Giacometti. Il s’appelle Giacometti et Yanaihara. C’est à propos de ce professeur de philosophie qui, dans les années cinquante, posa pour Giacometti. Lequel a toujours eu un contact passionnel avec ses modèles. Yanaihara, pendant les séances de pose, restait relativement silencieux, alors que Giacometti aimait bien parler tout en travaillant. Quand il rentrait chez lui, Yanaihara transcrivait leurs conversations, et donc tous les propos de Giacometti. À un moment où Yanaihara devait rentrer au Japon, Giacometti a traversé une crise, pensant qu’il ne pourrait pas approfondir le travail commencé avec lui. Et c’est, d’après les notes de Yanaihara, la relation de cette crise qui est la matière de ce livre. Giacometti n’arrive plus à peindre, c’est assez bouleversant. On a appelé ça : La catastrophe de novembre 1956. C’est le moment, neuf ans avant sa mort, où il réalise qu’il ne s’agit plus de faire un tableau. Jusqu’alors, il fallait une certaine profondeur, et chercher à faire émerger les choses, et comme il disait : « Et en plus il faut faire un tableau ! » Il y a donc un moment où il réalise que, même un tableau, ce n’est plus possible, ça n’a plus de sens. En revanche, ce qui compte c’est de travailler, travailler pour avancer. Il dit : « Que j’avance ou que je recule, ça n’a plus d’importance, mais… ça se dévoile. » À la fin de sa vie, il travaillait de plus en plus, sachant que jamais il n’y arriverait. Il est alors dans un processus qui est, je pense, profondément neuf. On a dit beaucoup de bêtises sur Giacometti, voilà donc qui remet les choses en place. Notamment sur cette histoire de la profondeur, en relation avec ce qu’avait déjà amorcé Cézanne.
"Six kakis", peinture chinoise du treizième siècle, du moine Mu Qi (Mu Ch'i),
Je dois aussi parler d’une œuvre qui maintenant me sert de repère, que je montre à tout le monde. C’est le fameux tableau, Kakis, du peintre Mu-ch’i. Cette image est devenue emblématique. La seule image, après avoir vu toutes les images. Je dois dire que je connais ce tableau depuis toujours, parce qu’il est dans le premier livre sur la peinture chinoise que j’ai eu, et qui date de 1962. Ce tableau fait la couverture et il est aussi reproduit à l’intérieur. Et c’est d’ailleurs une photo d’excellente qualité. Sur ce tableau, Henri Maldiney a écrit un texte assez remarquable, mais il a fait son texte d’après une très mauvaise reproduction et il se trompe sur certaines choses. Et là, dans ce livre, c’est probablement une des meilleures photos que j’ai vue. Par exemple, on voit bien le bord du premier kaki, à gauche, alors que Maldiney, sur sa photo, ne voyait pas le raccord…
Maintenant ce tableau est dans un temple au Japon. C’est une peinture sur papier, un rouleau, que l’on sort quelquefois. Une conservatrice du Musée Guimet, Véra Linhartova, me disait que c’était probablement une petite peinture dans un album, où le peintre avait peint ces fruits. Une peinture parmi d’autres.
Dans ce tableau, il y a six fruits bien posés. Ils ne tombent pas. Ils ne sont pas en suspension. Et pourtant il n’y a pas de table ! La question première que je pose aux gens quand je leur ai montré ce tableau : « Voyez ces fruits, ils sont bien posés et il n’y a pas de table, alors sur quoi ils reposent ? »
– Ah, je n’y avais pas pensé ! mais alors, ils sont en suspension !
Ils veulent une réponse. Ils veulent une réponse tout de suite, sinon c’est intolérable. À un jeune peintre chinois venu de Canton à Paris pour faire de la peinture, qui s’appelle Seito, un jour, je lui parle de cette peinture. Il me répond : « Mais j’en ai une reproduction dans mon atelier, pour moi c’est la peinture ! » Je lui demande : « Est-ce que tu te rends compte que les fruits ne reposent sur aucune table, alors sur quoi ils reposent ? » Et, à ma grande stupéfaction, je le vois blêmir. Il n’y avait jamais pensé !
Il est vrai qu’on ne peut pas imaginer un fruit sans table mais, déjà, quand tu regardes les natures mortes de Cézanne, tu vois bien que les tables sont relevées à 45°, et que normalement, tout ce qui est dessus dégringole. Par exemple, ce vase [Barbâtre montre une reproduction d’une nature morte de Cézanne] il devrait tomber. Quand tu le montres et que tu dis : « Là, il n’y a pas une invraisemblance ? »
– Ah oui ! Alors pourquoi, il a fait ça ?
Et Giacometti aussi, il est complètement là-dedans. Il a peint une pomme sur un buffet, le buffet s’estompe, il n’a plus de pied, il disparaît dans la couleur du fond.
– Et Morandi…
– Oui, mais quand tu regardes un Morandi, il y a un moment où le haut de la table est vertical, et donc il se marie avec le fond. La table est là mais… elle se marie au fond. Enfin, il n’a pas l’audace de la supprimer. Quand, à la fin de sa vie, Giacometti cherche à peindre la pointe d’un nez, il est dans cet espace-là. Qu’est-ce que c’est que cet espace-là, cet espace du vide ? Et les mots nous trompent car il est bien entendu que le vide dont nous parlons ne s’oppose pas au plein ! Pour cette peinture chinoise, je n’ai pas de réponse. Je peux juste dire que le peintre avait mis les fruits sur une table et qu’il n’a pas peint la table. Pourquoi ? Parce que, dès que l’on place une table, on est lié à la ligne d’horizon, et alors l’univers s’arrête à la ligne d’horizon. Il faudrait le démontrer mais, si tu veux, c’est cela. Là, le fait que ça naît du vide, que l’horizon c’est bien au-delà des étoiles. Le vide, je ne sais pas ce que c’est.
Alors que je crois la connaître depuis 40 ans, j’ai récemment découvert quelque chose dans cette image des six kakis.
Regarde, le fruit qui est à l’extrême gauche, et le fruit qui est à l’extrême droite, ce sont deux kakis qui ne sont pas mûrs. Ils sont verts, comme on parle d’un fruit vert. Alors que celui du milieu est blet. Et c’est très subtilement indiqué. Les deux qui sont verts ont une forme bien ronde, et celui qui est trop mûr est, quant à lui, déformé. J’ai vu des arbres à kakis sur la côte d’azur. Quand le fruit est mûr dans l’arbre, c’est de la vraie bouillasse à l’intérieur, et quand il tombe par terre ça fait chlaack en s’écrasant, et puis une mare. L’affaissement du fruit, là, signifie donc son mûrissement. Les fruits verts sont vides à l’intérieur, et cet intérieur est de même valeur que le fond – mais le fond (là aussi, on est piégé par les mots) il faudrait l’écrire avec un t comme dans fontaine, comme je l’ai suggéré un jour au philosophe François Jullien. En suivant l’image, le regard va du fruit vert vers le fruit mûr. Donc il y a l’introduction du temps. Il y a une progression, avec retour à l’origine parce qu’on ne peut le lire de droite à gauche et de gauche à droite. Et il y a un petit solitaire, un fruit isolé, qui est décroché. Autre mystère, ils ont tous le même pédoncule, dans le même sens, avec un même degré de maturité. Le pédoncule est hors du temps, il ne vieillit pas, il a le rôle de canal de sustentation, ou porteur, mais la valeur est la même que le fruit soit vert ou mûr. Si tu regardes cette peinture, son mystère est là. Les fruits naissent du vide comme ils y retournent.
On peut ajouter, à propos de ces fruits, que leur mûrissement est représenté par des couches superposées. Car, bien entendu, on n’est pas ici dans le volume, mais c’est encore une autre affaire.
Donc, ce qui m’occupe, c’est cela. C’est là où je souhaite, non pas arriver, mais aller.
L’histoire du temps dans cette peinture, je l’ai découverte il y a quinze jours. Par ailleurs, Henri Maldiney a écrit 20 pages là-dessus. Mon affaire, je l’appelle (à partir de cette peinture) le sans appui.
Mon travail c’est de mettre ces boites ensemble comme si elles advenaient. C’est toujours un va-et-vient. Donc, qu’est-ce que c’est que le fond ? Ce n’est pas une page blanche.
On en reparlera à propos du zen, et d’un sutra qui est fondamental.
– Il n’y a pas d’œuvre, le tableau ne s’arrête pas…
– Oui. Le regardeur est acteur de la chose. C’est très important parce que, par-delà la contemplation, cette peinture n’est pas passive pour celui qui regarde. Elle t’oblige à être, à ton insu, actif. Tu participes à cet aller-retour.
Cela me fait penser à ce fameux sutra sur l’impermanence des choses. Le si peu que j’ai pu parler avec Henri Maldiney, je lui ai parlé de ce sutra qui est récité dans tous les temples Zen. Au Japon, il est connu de tous, c’est le sutra du cœur, l’hannya shingyo.
– Et le vide ?
On ne peut pas parler du vide. Parce qu’on ne sait pas ce que c’est. Et puis ça paraît très prétentieux. Cela suppose qu’on soit capable du vide en soi-même, d’arrêter la machine.
– Il faut en parler en tant qu’expérience…
– C’est de toute façon toujours expérimental, et la peinture telle qu’elle est pratiquée par ce peintre chinois du xiie siècle, c’est tout le temps expérimental. Comme le fut la peinture de Cézanne. Parfois, quand on me demande ce que Cézanne a apporté, je dis que c’est impossible de parler de Cézanne, sauf en ayant devant soi une reproduction d’un tableau, ou devant le tableau même de Cézanne. Tout le temps, d’un tableau à l’autre (j’ai le catalogue de toute son œuvre), Cézanne change sa façon d’aborder. Il expérimente, ne sait jamais où il va, contrairement à ce qu’on dit – qu’il emploie un système – et ça, je peux le prouver. Il y a des séries, il y a des ensembles, mais il expérimente tout le temps.
– Tu dis qu’on ne peut jamais commenter, ou dire à propos de, mais…
– Oui, c’est pour ça que je me refuse à parler de Cézanne si je n’ai pas un tableau devant les yeux, si je ne peux pas montrer, détailler. Et comparer plusieurs tableaux, et voir les différences. Il y a peu de gens qui voient les différences mais il y en a. On peut alors voir cette expérimentation constante, sur la profondeur. La profondeur, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est certainement pas une distance. Mais ça l’est aussi. Il y a non-dualisme du proche et du lointain. Il y a une inversion des valeurs. Mais ce n’est pas non plus seulement ce mécanisme de l’inversion des valeurs, parce qu’alors cela pourrait devenir un procédé.
Ils veulent une réponse. Ils veulent une réponse tout de suite, sinon c’est intolérable.
– De toute façon, quand je travaille, il y a des moments de fatigue où, pour aller vite, je remplis.
– Tu ne fais alors que ce que tu sais faire…
– Absolument ! Je ne fais alors que ce que je sais faire. Et ça ne fonctionne pas. Ça s’aplatit. Et le résultat n’est pas bon.
Mais toujours est-il que, maintenant, les gens qui viennent voir mon travail, les bras leur en tombent. Ils sont habitués à des peintures très colorées, très brillantes, c’est-à-dire à ce que je faisais jusqu’alors : des couleurs saturées. Pour eux, Barbâtre c’est la couleur. Maintenant il n’y a plus rien de tout ça. Et pourquoi ?
Je ne m’étais pas rendu compte, et il m’a fallu beaucoup de temps pour cela, que les couleurs que j’employais dépendaient d’un système de coloration issu de la Renaissance, qui appartient à l’histoire de l’art. Il y avait nécessité d’un désapprentissage de la couleur. Car chaque couleur avait un sens, à mon insu. Et j’avais beau saturer, chercher, ça ne fonctionnait pas.
Je me disais que peut-être la solution serait du côté d’un gris coloré, mais quel gris ? Et qu’est-ce que c’est qu’un gris coloré ? Donc, je cherchais du côté des gris. J’ai acheté des pastels de tous les gris possibles et imaginables, ça ne marche pas ! Finalement, j’ai pris l’option de prendre noir et blanc et de les entrecroiser, que ça donne des gris ou pas de gris. Et ça faisait seulement de la bouillasse, ce n’était pas heureux. Parce qu‘il y a une perte de la matière. Parce que, pour un peintre occidental, l’image de la pomme est liée à une épaisseur de matière ou à un rendu… Là, ça devient un peu compliqué. Mais quand tu regardes Chardin… Et Chardin, il avait parfaitement compris tout ça… Les peintres de cette époque avaient une connaissance de la peinture à l’huile, par des transparences, par des glacis… Donc, ce n’était pas un éclairage ou un rendu d’un volume à la surface, ça participait d’une vraie profondeur, et à ce moment-là on parle d’autre chose. Ce métier a été perdu, il a disparu. Et les peintres ne pouvant plus avoir accès à ce savoir-faire, ils sont revenus à la platitude…
Il ne peut pas y avoir de système. C’est une situation intenable, il faut être fou ! Comment veux-tu avancer dans un tableau puisqu’à tout moment tu ne sais pas où tu vas ? Tu sais que tu as un objet, heureusement, parce qu’avant je travaillais d’imagination. Maintenant je m’oblige à mettre des objets sur une table relevée et à m’y tenir. Donc je peux à tout moment regarder les objets le plus près de mon œil, et comment, tous, ils se gouvernent, les uns par rapport aux autres. Et ils sont là pour me rappeler à moi-même.
– Il ne s’agit pas de vouloir…
– De vouloir ? Non, non. De désirer peut-être Mais on est fait de telle sorte, avec une culture telle… Et comme disait Giacometti : « Et en plus il faut faire un tableau ! » Parce qu’il y a des obligations.
Mais c’est récent tout ça. C’est depuis cet été. Parce que cet été (2003) je suis mort, je suis mort. Je suis partiellement mort. J’ai eu un accident, je me suis retrouvé à l’hôpital et j’ai connu des phases de mort, ou très proches de la mort. Là où j’étais, j’étais dans un grand état d’abandon, de non-vouloir. Dans une liberté absolue, extraordinaire où « rien ne mourait parce que rien n’était né ». (Ça, c’est une phrase zen qu’on nous prêche, qui est incompréhensible.) Quelque chose m’a été donné et c’est depuis que j’ai un peu le courage de mettre des objets et…
J’ai vu la mise en scène par Claude Régy d’une pièce qui s’appelle Variations sur la mort. La pièce est un peu faible. Mais est-ce que ça n’arrange pas Régy dans la mesure où, étant donné que le texte est faible, sa mise en scène est d’autant plus forte ? La démonstration de Régy est passionnante. L’espace théâtral. La scène du théâtre : un plateau sous une brillante lumière, un plateau qui ne reposait sur rien. Tout autour, le noir. Il y avait comme un plateau flottant. Les acteurs arrivaient du fond ou des côtés, émergeant de l’obscurité. Comme dans une peinture ou une sculpture de Giacometti. Ils arrivaient pieds nus, silencieux. Et ce qui était très étonnant c’est que, lorsqu’ils s’approchaient, la lumière les éclairait par-derrière, comme une aura, mais, en même temps, il y avait une petite lumière qui venait les éclairer par-devant, une infime lumière. Ce qui nous ramène au problème que j’ai maintenant, de la coloration et non pas de la couleur des choses. Et ça, c’était dans la peinture byzantine, où le fond est un fond en or, et la lumière qu’il dégage traverse la personne et la ramène à l’avant. C’est-à-dire qu’il y a à la fois le mariage d’une lumière qui serait la lumière divine –la lumière de l’or qui est la lumière divine– le mariage avec une lumière atmosphérique locale, qui donne le ton aux étoffes, aux visages. Les deux lumières se marient, se combinent, ou bien l’une dépend de l’autre. Et, là-dedans, quelque chose se passe. Régy a reconstitué cela. Et les silences, dans ce travail, sont porteurs d’une énergie formidable. Je réalise donc qu’il y a quelqu’un qui a travaillé toute sa vie sur cette notion-là. Il y en a deux ou trois autres que je connais, des peintres. On n’est pas nombreux. C’est-à-dire, des gens qui ont fait de ça, depuis toujours, leur chemin. Mais, personnellement, c’est seulement maintenant, alors que j’ai 65 ans, que quelque chose se dessine.
– Et la première fois que tu as vu ce tableau. Celui des kakis. Qu’est-ce que tu t’es dit ?
– Rien. Il y a 40 ans ! Comment veux-tu ?
Un marchand de tableaux est venu il y a 8 jours. Je lui montre ce tableau. Je lui dis : « Mais il n’y a pas de table ! »
– Ah mais oui ! me répond-il.
C’est quand même extraordinaire ! Ils voient mais ils ne voient pas.
– Il dégage quelque chose de vraiment particulier, ce tableau…
– Oui, mais… pas de table ! Tu vas voir une peinture classique chinoise d’un rocher avec un bambou, le bambou repose sur lui-même, il n’y a pas de point d’appui. Et puis aussi il y a comment les choses ne sont jamais closes, car il y a toujours des points de respiration dans cette peinture.
J’ai fait la connaissance de François Jullien il y a au moins 10 ans. À l’époque, on ne parlait pas de lui comme maintenant, je l’ai connu au cours du Collège de philosophie, autour de son éloge de la fadeur. Il est venu ici un dimanche matin. À l’époque, je faisais des dessins, uniquement des dessins – j’avais abandonné la peinture. Mais c’était encore et toujours des boîtes. Les angles des boîtes n’étaient pas raccordés, il y avait toujours une étincelle, un point de blanc. Et François Jullien me dit : « mais pourquoi les angles ne se touchent pas, il y a du blanc. » Je lui ai répondu : « je ne sais pas. »
Je le faisais parce que ça s’imposait. C’est bien longtemps après que j’ai commencé à réaliser combien ces points de respiration permettaient une circulation. Mais, en ce moment, je l’ai perdu, c’est à nouveau bouché, ça se touche, il n’y a plus cette respiration, et je ne sais pas comment la rétablir. Ni où, ni comment. Alors que je l’ai fait déjà. C’est perdu. J’ai perdu ça. J’ai autre chose, par ailleurs… Des espèces de transparences qui se fabriquent dans un maillage, par des hachures. Mais des points de respiration, je ne sais plus les faire. Ça a disparu.
– Tel que tu en parles, on entend bien qu’il n’y a pas de décision ? Tu ne décides pas de ce qu’il y aura.
– Oui, c’est vrai. C’est un constat.
Barbâtre : "Nature morte au savon de Marseille" (43 x 50 cm, 1993)
Comme il a beaucoup été question de ces objets que je dessine, que je peins, je vais en dire un mot si tu veux bien :
Ce sont presque toujours des boîtes alimentaires qui ont servi d’enveloppe pour des biscuits, pour des crèmes glacées, des gobelets de coca-cola… Et presque toujours, ça a été ramassé dans les poubelles. On pourrait croire que ce sont là des objets qui n’ont pas d’importance, qu’ils sont là pour une démonstration. Or, ce n’est pas vrai. Ces objets sont importants pour plusieurs raisons. Je suis gourmand, donc les boîtes de biscuits ne sont pas indifférentes pour moi. Ce genre de boîtes, j’en ai beaucoup touché. Les gobelets de Coca-cola, pourquoi ? Parce que c’est un très beau gobelet, formellement, et la qualité du carton fait qu’il en émane une lumière, à cause du blanc du carton, à l’intérieur. Ce blanc est parfait, très beau, donc il renvoie la lumière d’une façon remarquable. Il n’est pas indifférent non plus que ce soit usagé, le fait de le trouver dans la rue et qu’il ait servi il y a juste une heure. J’ai un ami peintre qui se sert d’objets abîmés, rouillés, qui renvoient à un passé assez lointain. Là non, ce sont des choses encore neuves. On pourrait gloser beaucoup là-dessus, sur ces objets. Je les choisis et ce sont eux qui me choisissent tout autant. Ils me sautent à la figure..
– Quand tu peignais les cageots, c’était là aussi des objets ramassés dans la rue…
– Exactement, c’était pareil. À ce moment-là, j’habitais dans le quartier des Halles. Et il y avait dans la rue tous ces cageots. Des cageots pour les poulets, pour les betteraves, pour chaque chose. Des cageots de betteraves qui étaient teintés de rouge, il leur restait des traces. Dans une nature morte, il est évident que le choix des objets est central. Toujours pour dire que ces objets-là, même s’ils ne sont pas très plaisants, s’ils sont neutres, ils ont toutefois leur importance.
Jusqu’à maintenant, le volume dépend d’un éclairage. Cet éclairage c’est la lumière d’un spot, ou la lumière du soleil. Et non la lumière du soleil du soleil, pour reprendre l’expression de notre ami Jacques Roubaud.
– C’est la première fois que je me trouve ici quand il fait nuit, où l’atelier est dans un éclairage artificiel.
– Ah oui ! Le soir, je ne travaille pas la couleur. Je fais seulement du dessin. Les couleurs, on ne peut pas dans ces conditions. Quoiqu’un coloriste comme Bonnard a travaillé à la lumière électrique, et il a fait ainsi des tableaux très étonnants. D’ailleurs c’est intéressant de placer certains tableaux qu’il a peints à la lumière électrique à côté de certains tableaux qu’il a peints à la lumière du jour. On voit très bien la différence. Cela supposait de sa part une connaissance parfaite des tonalités, des couleurs qu’il employait. S’il employait un jaune de cadmium ou un jaune de chrome, il savait quel jaune il serait au jour, il connaissait le rapport des valeurs.
– Les compositions de Bonnard ne répondent pas aux critères habituels…
– En effet. C’est très savant. Je pense au tableau qu’il a fait à la fin de sa vie, devant son miroir, et son lavabo. Là, il y a quelque chose que jamais Picasso ni Matisse ne sont arrivés à faire. Ils ont fait autre chose mais… Là, il y a quelque chose de vraiment hors normes…
À propos de Nicolas de Staël, on entend souvent dire que ces tableaux figuratifs, ceux de la fin, ne sont pas intéressants, ce qui est une aberration. On ne voit pas, c’est une peinture extrêmement difficile à voir. Là aussi c’est une question de profondeur. Une profondeur qui est sans dualisme. Ce n’est pas visible immédiatement. C’est comme dans la peinture de Morandi. Les gens voient des petits pots et des bouteilles mais, dans Morandi, c’est aussi complexe que pour les kakis. Quand tu vois un Morandi, au-delà des bouteilles et des pots, la question que tu dois te poser c’est : « qu’est-ce qu’il dit là ? » Il y a deux images, il y a l’image apparente, et il y a une deuxième image qui est cachée, qui se superpose à la première image, et l’image cachée n’est pas cachée, elle est évidente. Cela veut dire qu’il y a un ensemble d’éléments dans les compositions qui fait que tout est faux. La façon dont la table est relevée à 45°, la façon dont certains objets sont posés. Et telle valeur est fausse par rapport à telle autre. Tout cela pour arriver à un résultat. C’est voulu/non voulu.
Sur certains tableaux tant qu’on ne voit pas l’image cachée on ne voit rien, on ne comprend rien. Donc, pour en arriver à ce résultat, il a mis en place une disposition extrêmement savante. Il a fait des agrégats d’objets qui vont n’en faire qu’un objet. Cependant, cet objet n’est pas une addition de différents objets.
C’est un fait que la démonstration de Morandi pose une grande difficulté de lecture et nécessite un déchiffrage. Et chez de Staël, c’est pareil. À la fin de sa vie, quand il fait des tableaux figuratifs, des bateaux ou des choses comme ça, il y a une deuxième image qui se superpose à l’image apparente, il faut la trouver, et c’est dans l’articulation des deux images qu’on accède à une dimension de la profondeur qui n’a rien à voir -et en même temps qui a à voir- avec l’échelle kilomètre ou un lointain calculé en centaines de mètres. Là, il faut le montrer du doigt. C’est surprenant qu’il y ait si peu de peintres qui le voient. C’est difficile à voir parce que, par exemple, il y a des questions de valeurs chez Morandi qui sont extrêmement subtiles, ça tient à un cheveu. Ils ne se posent même pas la question, ils ne le voient pas.
– Peux-tu expliquer ce qu’est la valeur ?
La valeur c’est ce qui va déterminer le proche et le lointain en fonction de la saturation, ou par rapport au noir. Le blanc serait le lointain, et plus tu te rapproches plus ce sera noir. Et tu as le même phénomène pour les couleurs, selon leur saturation.
Donc ça joue là-dessus. Quand tu te promènes en forêt, que tu trouves ensemble un chêne et un bouleau. Le bouleau est au premier plan et le chêne au second plan. Si tu fais uniquement référence aux valeurs des choses, le bouleau va apparaître derrière le chêne, parce que l’écorce du chêne est plus foncée que l’écorce du bouleau. Comme ton cerveau sait qu’il y a dix mètres entre les deux, et que le bouleau est au premier plan, tu le mets de toute façon au premier plan. Mais si tu fais l’exercice de ne regarder les choses que selon les valeurs, en faisant abstraction de la distance, tu verras le bouleau derrière le chêne. Et c’est ça que ton œil voit. Et, à partir de ce moment-là, où est le proche, où est le lointain ? Ça, ce sont des phénomènes que les peintres doivent voir, sur lesquels ils doivent s’appuyer. Parce que quand tu te fies à ça, tu débouches naturellement sur un espace où il n’y a plus de proche et de lointain et où, en même temps (c’est ça qui est difficile à comprendre), il y a un proche et un lointain. C’est-à-dire que le bouleau est là, au premier plan, et le chêne est à sa place, et, en même temps, le bouleau est derrière. C’est complètement paradoxal. Ce qui importe c’est cet espace paradoxal. Et le fond, le fameux fond qu’on écrit avec un t mais aussi avec un d, entre deux boîtes il va être devant et derrière, et pour l’objet, ou pour certaines parties de l’objet, même chose. Certains plans de l’objet vont être derrière le fond qui est pourtant là, comme fond, comme source. Et l’objet y retourne et s’y alimente. Et, cependant, c’est statique.
Il y a eu une émission sur Arte, la semaine dernière, sur Bill Viola. J’avais vu sa projection de la relation de Marthe et Marie à l’église Saint Eustache, c’était magnifique.
Mais sa référence à Giotto… Pour moi, Giotto c’est la catastrophe… Bon alors quand je dis ça… C’est comme quand je dis que Picasso c’est un peintre du XIXe et Giacometti un peintre du XXIe, ça fout la pagaille ! Qu’est-ce que vaut le mythe Giacometti à côté du mythe Picasso ? c’est minuscule à côté ! Et qu’est-ce que la production de Giacometti à côté de la production de Picasso ? Mais il y a un monde gigantesque entre eux… Alors quand j’entends Bill Viola parler de Giotto… J’ai eu la chance d’aller à Assise et de voir les peintures de Giotto. À l’ouverture, le matin, avec la lumière de l’Est. Giotto a eu un maître byzantin mais, avec lui, c’est la cassure. La lumière était souveraine, et lui, il a introduit la psychologie. Avec lui, le lieu où se passent les scènes, c’est un décor de théâtre, c’est des portants. D’un seul coup, on n’est plus du tout dans l’espace byzantin, c’est catastrophique. Et en plus, il met en scène l’histoire officielle de François d’Assise, une histoire complètement frelatée, à la limite de la niaiserie. Les Fioretti, c’est gentillet ! Et Giotto, il peint ça ! Et Bill Viola récupère ce genre de choses. Est-ce que c’est une réappropriation de la peinture dans le désert où on est, dans la confusion totale où on est ? Mais demain, ça va être la Chine, qui sait ? et ce peintre chinois qui est venu à Paris et dont je parlais tout à l’heure… à travers Cézanne il voulait comprendre ce que la peinture chinoise a apporté. Parce que la peinture chinoise a apporté quelque chose que l’Occident n’a jamais connu. Cette histoire du vide. Ni dans la peinture indienne ni dans aucune autre peinture il n’y a eu cette dimension vertigineuse. Ça a été nourri aussi par le Bouddhisme parce qu’il y a ce fameux sutra qu’on récite dans les temples. Dans le taoïsme, déjà. Ce qui est étonnant c’est que maintenant les scientifiques cherchent à mesurer l’énergie gigantesque de ce vide, puisqu’on est en train de découvrir que plus de 90 % de l’univers est vide, et que ce fameux vide est plein d’une énergie absolument colossale.
Barbâtre : "11 septembre 2001"
Agrandissement : Illustration 6
Entretien du 26 mars 2004
Puisque tu me surprends en plein travail, je vais dire un mot de l’effacement. Parce là tu es en train de me prendre en train d’effacer quelque chose sur un pastel que j’ai commencé hier. L’ajustement des pièces les unes par rapport aux autres est pour moi très important, or il ne me convient plus aujourd’hui, donc j’efface. Mais je sais que dans l’effacement quelque chose disparaît de moi, c’est-à-dire du vouloir, de la volonté de la composition ou de la disposition des objets. Par l’effacement, le nouveau dessin recouvre certaines traces, et il y a un brouillage d’une piste – je n’aime pas le mot « piste » – disons qu’il y a un brouillage et de ce brouillage, de ces accidents peut naître quelque chose d’autre qui n’est pas voulu. C’est dans cet exercice d’effacement, de recomposition, que ça se passe. Mais la composition, elle dépend à ce moment-là du hasard et de la matière qui a été mise. Il y a alors une possibilité de se laisser aller. C’est pour cela que j’aime beaucoup ce mot d’effacement parce que le moi intervient moins. Je pense que ça a joué un rôle déterminant chez Matisse, à un moment donné dans sa vie, aussi bien que chez Picasso. La technique traditionnelle ne convient pas pour cela, donc il est évident que la peinture a changé aussi de nature.
L’effacement est donc constructif. L’an dernier à la même époque, en février, à la Gendronnière (près de Blois, temple de Deshimaru, où il est enterré), c’est-à-dire donc un temple zen, j’ai animé un stage sur la peinture chinoise, à partir de mon travail sur le sans-appui. Il y avait des stagiaires qui n’étaient pas forcément des peintres, mais il y avait aussi des professeurs de dessin. Je leur ai fait copier des reproductions. Des Seurat, par exemple. Ils travaillaient avec des calques, des crayons de couleurs, chacun selon son tempérament, avec ses maladresses. Lors de la phase suivante, je leur en faisais effacer une partie, de telle sorte que ne se trouvaient mis en valeur que les accidents. À partir de ces effacements et de ces accidents particulièrement expressifs, ils travaillaient. Il y aurait beaucoup à dire sur l’effacement…
Qu’est-ce qui fait qu’un Chardin et tous ces peintres d’alors sont absolument uniques ? C’est qu’ils introduisent la transparence, par des glacis, par toutes sortes de procédés, des vernis. Ce qui donne de la profondeur ou un volume l’éclairage. À partir du moment où on ne met plus ça en pratique – Matisse ou Picasso cherchant tout à fait autre chose dans la technique – alors toute cette vision s’effondre, et rien ne l’a remplacée. Et on est tombé dans une vision plate. On voit plat. En plus, les peintres travaillent maintenant d’après photographie, un document mort. Il y a là quelque chose de perdu et qui n’est plus compris. Ce qui explique sans doute qu’il y ait si peu de peintres qui soient adhérents à une petite association qui s’appelle l’ARIPA (Association pour le Respect de l’Intégrité du Patrimoine Artistique). Il s’agit de quelques peintres qui se sont réunis pour pousser un cri d’alarme vis-à-vis des restaurations abusives. Restaurations où on enlève tout, notamment tous ces glacis. Et donc toute la raison d’être de ces tableaux disparaît. Non seulement les restaurateurs sont ignorants à un point tel qu’ils ne savent pas ce qu’est une peinture à l’huile et qu’ils l’abîment complètement, mais les peintres eux-mêmes ne savent pas et se désintéressent totalement de la chose, si bien qu’on assiste actuellement à un vandalisme inimaginable, à une destruction du patrimoine pictural tel qu’il est irrémédiable, parce qu’on ne peut pas repeindre après, c’est fini, ce qui a disparu a disparu, dans l’indifférence la plus totale. Nous, les quelques-uns qui protestons, les restaurateurs de tableaux nous haïssent. Il n’y a pas dialogue possible.
À l’époque où j’étais lycéen à Laval, avec mon camarade Jean-Pierre Bouvet, nous étions passionnés par deux peintres. L’un c’était André Messager, un peintre de la fin du XVIIIe. Et l’autre c’était Robert Tatin.
André Messager était, je crois, natif de Laval. Au musée il y a un fond assez considérable de dessins, de dessins aquarellés, des paysages essentiellement. Ce peintre était capable de dessiner des paysages avec un premier plan -une barrière disons- un peu plus loin un rocher, un peu plus loin une maison, un peu plus loin ceci, un peu plus loin cela, et pour finir un bosquet qui était parfaitement défini. Et tous ces éléments qui s’échelonnaient dans la profondeur étaient parfaitement définis selon leurs valeurs, c’est-à-dire que la barrière au premier plan était d’un trait noir, parfaitement défini, l’arbre qui était dans le lointain était d’un trait plus fin mais parfaitement défini aussi. Donc il y avait une perception de la valeur des choses qui était surprenante. On sentait que la main avait travaillé avec l’œil, ce qui pour moi a eu une importance énorme. Parce qu’en dessinant sur nature c’est le projet que j’ai toujours eu, de pouvoir créer la distance. Je suis à la fin ou à la maturité de ma vie, de mon travail et je suis inconditionnellement convaincu de la nécessité pour mieux voir, de dessiner sur nature. C’est extrêmement important. Quand on travaille d’après photographie c’est une catastrophe, parce que c’est un document plat. Tu ne peux pas exercer ton œil si tu n’es pas face aux objets. Je travaille des natures mortes mais avec les objets que j’ai sous les yeux, parce qu’il peut y avoir 4 ou 5 cm entre deux objets et la valeur est déjà différente. Et si tu travailles sur cette valeur-là, c’est très important.
Morandi est arrivé à une telle finesse dans les valeurs que le sens de sa peinture se révèle par cela, parce que les objets sont très près les uns des autres et les valeurs sont parfaitement respectées. Et quand il inverse les valeurs ou qu’il va faire un vide là où c’est le premier plan il ne peut être perçu que si tu vois l’étalonnage des valeurs. Mais les gens ne le voient pas. Les peintres ne le voient pas. Pas plus. Personne ne voit.
Distinguer les valeurs, pour moi ça a été fondamental. À un moment donné j’ai plutôt laissé courir mon imagination, ce qui est une catastrophe. Giacometti faisait poser quelqu’un de face, et la valeur du point du nez est différente de la valeur du plat de la joue. Et il constate que la distance entre le point du nez et le plat de la joue est grande comme le Sahara. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a une discontinuité qui s’installe, une rupture où s’introduit autre chose qu’une profondeur kilométrique. Là, on touche à quelque chose qui est de l’ordre du vide, dont Giacometti s’est bien gardé de prononcer le nom. C’est de cela qu’il s’agit. Cette dimension qui est celle de la peinture chinoise n’est accessible, à mon sens, que dans la mesure où l’œil respecte cette règle des valeurs à laquelle je suis plus que jamais attaché.
Le contexte lavallois était très curieux. Il y avait beaucoup de peintres. J’ai appris les rudiments de la peinture à l’huile près d’un restaurateur de tableaux, Georges Pottet, qui habitait rue de la gare, marchand de couleurs qui restaurait des tableaux. Un type adorable. L’autre, du point de vue romantique, c’était Henri Trouillard. Et puis Philippe Le Gouaille, qui habitait rue des chevaux. Il connaissait bien les primitifs flamands et peignait merveilleusement. Et l’homme était très gentil. Et puis il y avait toutes sortes de personnes très étonnantes, des retraités, un huissier de justice, toutes sortes de gens qui, du fait qu’ils étaient de la ville du Douanier Rousseau, s’autorisaient à peindre. Ils peignaient comme ils l’entendaient, avec des résultats extravagants. Ils recopiaient des paysages en cartes postales, mais avec une dimension onirique… et avec beaucoup de soin. Ces gens-là n’avaient aucune envie d’exposer. C’est par le plus grand des hasards que tu les rencontrais.
Tatin était une légende vivante à Laval. On racontait sur lui des choses extravagantes. Quand il est rentré du Brésil, il a fait une démonstration. Avec des élèves, ils sont tous arrivés à cheval et habillés en cow-boy, et ils tiraient aux pistolets. Dans Laval, imagine ! Ils ont traversé la ville, jusqu’à la porte Beucheresse, pour rendre hommage au Douanier Rousseau. Il y a des photos de cela…
Mon problème, c’était alors de trouver un maître. Non pas pour apprendre le métier mais quelqu’un qui m‘indiquerait le secret de la peinture, l’au-delà de la peinture. J’avais des intuitions, des petites révélations, me disant qu’il y avait un autre espace, mais je me demandais qui allait m’apprendre, me montrer ça. Il n’y a pas de recette, il n’y a pas de formule mais il y a un accès.
Je suis parti en Italie. Je suis allé en Espagne, en Belgique pour rencontrer la peinture, les peintres. J’allais aux expositions. Les peintres se rencontraient très facilement à l’époque. En Espagne j’ai rencontré Antonio Saura et son frère qui n’avait pas encore fait de films. C’était facile de rencontrer les peintres. Par exemple à Paris, pratiquement tous les soirs je voyais Giacometti, mais je n’ai jamais osé l’aborder. Et puis, à l’époque, qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Autant maintenant je vois son travail, autant à l’époque je ne le voyais pas. Si j’avais été plus mûr… J’étais beaucoup plus enthousiasmé par les derniers feux du surréalisme. Et d’ailleurs, Giacometti c’était l’homme, c’était le mythe, mais sa peinture n’était pas vue. Il faut lire les comptes rendus d’un ami de Giacometti qui faisaient des photos chez lui et chez Picasso. Et les propos de Picasso sur Giacometti sont détestables.
Un jour, je suis allé à un salon à Paris, au Musée d’Art moderne, qui était dirigé par une Lavalloise : Mme Bordeaux-Le-Pecq. À l’époque on allait voir les nouveautés de la peinture dans les salons. Et dans cette exposition je vois le grand tableau qui s’appelait La Source et qui était une sorte de Niagara en gouttes de pluie avec de minuscules personnages en bas, qui tenaient des fleurs et qui se baignaient dans une euphorie absolument inimaginable où tu ne savais dans quoi tu étais. Et cette source, on ne savait d’où elle venait. C’était peint par gouttelettes. Surprenant. Je vois ce tableau et je me dis : c’est extraordinaire, le type qui a peint ça, il est là où je voudrais aller. Et je regarde la signature, c’était Robert Tatin. Alors je me suis dit : le maître que je cherchais partout il était sous la main, il était lavallois. Ma surprise a été énorme. Il faisait à sa façon, bien ou maladroitement, qu’importe, mais il savait, et je voyais qu’il savait.
Très peu de temps après, je l’ai rencontré, je faisais une petite exposition à Laval, rue de la gare, chez ce monsieur Pottet. Tatin est venu. Il a démoli mon travail. Ça l’a mis dans une rage pas possible parce que, parmi les tableaux, il y avait un hommage à Dubuffet, alors il devait y avoir des rivalités avec Dubuffet. Mais on a pris un verre, on a sympathisé. Il m’a dit : viens me voir à la Frénouse. Et après, tous les étés, j’allais passer un mois ou deux à la Frénouse. C’était minuscule, il y avait la bicoque et une grande statue :La Vierge. On était trois. Lui, sa femme Liseron, et moi. J’ai même amené une fois un ami, très efficace à manier le ciment, à faire les sculptures. C’était entre 1966 et 1970. J’ai été le premier à l’aider. Je me donnais des moments de loisir où je dessinais et où même je peignais à l’huile. Il m’a appris beaucoup de choses mais surtout il m’a appris à travailler à contre-jour. C’est-à-dire que lorsqu’on peint de face, on a le soleil dans le dos qui éclaire l’arbre et toi, le peintre, tu es au centre. Mais si tu peins à contre-jour, l’éclairage est derrière l’arbre, ce qui est au centre c’est l’objet, et toi tu es en dehors, à la périphérie. Le problème c’est d’arriver au fait que l’arbre fait obstacle à la lumière, arriver à voir — par cette métaphore de l’éclairage à contre-jour — que la lumière est à trouver quelque part, dans la lumière de la lumière, le chemin de la lumière. Je me souviens que Tatin parlait du soleil comme d’un lampion. Nous avions des conversations à l’infini. Ça commençait le matin et ça durait jusqu’au soir. Il avait une grande admiration, une grande passion pour Seurat, et tous les dessins de Seurat sont des dessins à contre-jour (sauf les trois derniers). Cet apprentissage du travail à contre-jour a été déterminant. C’était, sans qu’il le sache, un accès à la peinture chinoise.
Quand nous étions enfants, nous passions nos vacances à Noirmoutier et nous avions des voisins galeristes à Paris, rue Bonaparte. Je peignais là-bas et lui m’a dit : quand tu viendras à Paris, je te présenterai à un professeur de la Grande Chaumière – À l’époque il était pas question d’aller aux Beaux-Arts. On s’inscrivait aux Beaux-Arts pour avoir droit aux tickets restaurant, mais l’enseignement des Beaux-Arts était honni. D’abord il n’y avait plus d’enseignement. Il n’y avait pas d’aventure possible en passant par là alors que maintenant les jeunes peintres sont diplômés des Beaux-Arts.– Il m’a présenté à Gœtz, lequel était un des rares peintres qui faisait des pastels à l’époque. Lequel se désespère de pouvoir enseigner quoi que ce soit — me dit-il — à ses élèves. Il me dit qu’ils sont incapables de comprendre ce que peut être l’unité colorée d’un tableau. Et comme les élèves n’y comprennent rien, il leur faisait mélanger de la terre verte — qui est une couleur un peu neutre — à toutes les couleurs, pour obtenir un ton général, une unité dans le tableau. Dès qu’il m’a dit ça, ça a été terminé. Je ne l’ai plus jamais vu. Il n’y avait rien à apprendre avec quelqu’un qui raisonnait comme ça. Je n’avais rien contre lui, mais je savais que je perdrais mon temps. Mais j’ai perdu tout autant mon temps, parce que c’est long de trouver ce que l’on est, soi.
Ce qui dominait à l’époque c’était le surréalisme. Ça permettait d’exploiter ses phantasmes. J’ai peint des croûtes absolument ignobles, avec des anges fondant du ciel…
– Il y avait encore des peintres surréalistes en activité ?
‑ Oui, oui, ils étaient tous vivants.
On voyait Man Ray, Duchamp, Masson, Brauner… Mais je ne les ai pas vraiment fréquentés. Et puis il y avait cette peinture chinoise qui me posait question. Je me souviens qu’en Italie, hormis la peinture byzantine, rien ne me parlait (la peinture de la Renaissance ne me parlait pas). De Cimabue, le Crucifix qui a quasi disparu avec les inondations de Florence. Il y a dans cette peinture byzantine quelque chose qui a été perdu, perdu par l’Occident. Au profit d’autre chose… du psychologique, qui se passe dans un décor.
Pour la peinture chinoise, il fallait trouver par où rentrer. Lors de ce stage de l’an dernier, j’ai repris une boutade de Cézanne. Un jour on lui a demandé, à la fin de sa vie : « qu’est-ce que vous conseilleriez à un jeune peintre ? » Il a dit : « qu’il peigne le tuyau de son poêle ». Ça a l’air d’un truc complètement tarte. En fait, peindre un tuyau de poêle, c’est peindre un arbre, un cylindre. Comment le peindre ? Le peindre traditionnellement, avec un éclairage à l’extérieur et une ombre, c’est comme ça que l’on donne un volume. Mais si on travaille dans le sens de la peinture chinoise, il n’y a pas d’ombre, il n’y a pas d’éclairage, il ne peut pas y avoir de volume, comment faire ? Donc à ce moment-là on regarde comment un Chinois peint un tronc d’arbre et on commence à comprendre qu’il s’agit d’autre chose. On a affaire à un jeu fond-forme, forme-fond, avec des ruptures, toutes sortes de possibilités qui sont autant d’accès.
Il faut commencer par un bout, et le bout par lequel j’ai commencé ça a été ça : «comment peindre le tuyau de son poêle ?»
Il fallait commencer par un fil et ensuite tirer un fil du tapis et tout le dessin viendrait avec. Par ailleurs, pour sortir des phantasmes abstraits et surréalisants, il fallait trouver l’objet qui interpelle (je n’aime pas ce mot). À ce moment-là, j’habitais près des Halles. Les Halles n’étaient pas encore déménagées à Rungis. On vendait des cagettes de cous de poulets. Il y avait des cagettes entières de cous de poulets. Et le rose du cou de poulet, le rouge de la crête, quand il verdissait au niveau du bec, c’était extraordinaire. Mais surtout il y avait des roses d’un raffinement étonnant. En marchant dans la rue Montorgueil, il y avait beaucoup de marchands de quatre saisons. Au coin de cette rue il y avait un volailler qui recevait des cages entières de lapins vivants et il les tuait et dépouillait les lapins devant nous, en une minute. Il y avait une façon terrible de les tuer, il les prenait par les pattes de derrière et par le cou, et toc, il les étirait d’un coup sec. Ensuite il les vidait et les préparait en une seule minute, si je me souviens bien. Tout ça dans la rue. Je me souviens de l’arrivée de camions de têtes de veaux, et après, dans les entrepôts, les têtes de veaux posées à même le sol, avec des rats qui couraient autour… Donc, l’objet premier, ça a été un cou de poulet.
– Songeant à cette exigence de travailler d’après nature, je voulais savoir si tu avais travaillé en dehors de ton atelier.
– Quand j’avais 18 ans, à Laval il y avait le grand boulevard extérieur qui partait des Trappistines et qui allait jusqu’au château d’eau. Un grand boulevard planté de platanes qui marquait la limite extrême de la ville. Entre l’hospice et le boulevard extérieur, c’était encore des champs.
– Là où est l’hôpital maintenant ?
– Oui. C’était des champs. Et dès qu’on franchissait le boulevard extérieur c’était la campagne. Il y avait à l’époque les fours à chaux de la Maison Gerbault. C’était gigantesque comme un château fort, et des carrières. Ça a été détruit, comblé. C’était le Bourny. Il y avait des carrières de marbre que l’on extrayait pour faire la chaux. Un ancien four à chaux avait été transformé en équarrissage et, moi qui adorais Soutine, qui adore toujours Soutine, je te jure que ce n’était pas piqué des vers. Des flots de sang, des tripes… J’allais y travailler tous les jours. C’était mes débuts dans la peinture. J’avais 18-19 ans.
– Tu étais loin de tes questionnements dont tu viens de parler ?
– Non, pas vraiment. Il y avait plein de questionnements mais il n’y avait pas d’ordre dans les questionnements. C’était dans tous les sens.
– Ces questions sur la profondeur, elles sont venues après ?
– Non. C’était inné. Ce n’était pas conscient. Le problème, c’était, et ça reste. C’est ça l’esprit de la peinture chinoise. Il y a un savoir-faire mais il n’y a pas de méthodes. Il y a des accès mais il n’y a pas de méthodes.
Giacometti, du début à la fin, de quoi il est parti ? Dans quelle interrogation ? Comment il a trouvé ? Comment il n’a pas trouvé ? Et pareillement pour Morandi. En consultant le catalogue raisonné de son œuvre on peut voir qu’il n’a pratiquement jamais perdu le fil.
Mais quantité de peintres perdent le fil en cours de route !
Propos recueillis par J-C L.
Tiens n°13, 2006.
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