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C’est une revue encore jeune et résolument fringante, bénéficiant d’un rythme de parution inavoué mais surtout pas honteux, un n° 6 vient de sortir, le prochain est, je crois bien, déjà annoncé pour le mois de mai. Néanmoins Le Sabot n’a rien de branché ni d’opportuniste, il intempestive fièrement, au point de ne pas être ancré dans le temps, non daté, à la manière d’aujourd’hui, pour le coup (no past, no future), il cousine davantage avec l’esprit cul de lampe qu’avec un graphisme dernier cri. On y retrouve quelque chose de l’esprit Panique (Topor, Arrabal, Jodorowsky), du Fou parle, avec un zeste certain d’Hara-Kiri. Le noir et blanc dessine sur chaque page en mots ou en images l’espace mental d’un monde à la ramasse qui pourrait bien être celui que nous nous appliquons à faire, que nous faisons, comme on défèque.
L’iconographie est griffée par de jeunes artistes (je les suppose tels) dont s’entoure le maître d’œuvre Antoine Jobard, connu de nos services pour une thèse magistrale consacrée à l’écrivain hors-normes et hors circuits (commerciaux) Marcel Moreau. On décèle d’ailleurs – on lit même carrément – des traces de Moreau dans chaque numéro du Sabot. Un art du sabotage qui nous vient bien sûr des amis luddites et des salvateurs anarchistes, nos époques en contre-produisent sans relâche comme le miroir imbécile génère le bris de glace.
Le n°5 portait sur la violence, avec nombre de sombres textes, et grave d’impitoyables gravures, jusqu’à des images argentiques de corrida, hommage à Moreau sûrement plus qu’à Franco (les détracteurs de corrida l’associe volontiers à ce régime sanguinaire) Et par exemple ce poème simple et urgent titré EPIFANEIA et signé Aurore Laloy :

Et ce matin je me suis réveillée
dans la l’anarchique organisation de ma vie
et j’ai pensé à ce paradoxe que la violence c’est l’ordre
La violence c’est d’être née
La violence c’est d’avoir été nommée
La violence c’est d’avoir été enfermée dans une identité
La violence c’est d’avoir été catapultée dans une civilisation
La violence c’est la chute de l’innocence
La violence c’est la vie
La violence c’est le sang que tu m’as transmis
La violence c’est toi qui bats dans mes veines Maman
La violence c’est moi maintenant
La violence c’est MOI
Je suis la violence
Je danse la violence
Je hurle la violence
Je viole la violence
La violence c’est MOI
Me voilà
libre de renaître
chaque matin
Orpheline
Apatride
Hors-la-loi

Et cette nouvelle radicale d’Émilie Fenaughty intitulée Faux où l’usage de cet outil tranchant paraît effectivement salubre pour qui sait couper à point et se venger d’un essaim de moustiques en même temps que d’un propos éhontément lourdingue, pour ne pas dire machiste. Ô joie de l’émasculation !
Le n°6 prend pour thème la Terre avec un point d’exclamation. Comme si, du haut du mat du navire humanité, la vigie signalait une île. Mais à quel éloignement a-t-on droit quand on est prisonnier d’une planète ? Se veut-on autour de la terre à coup d’environnement et d’anthropocène, ou d’attention flottante ? Et tout cela est visité par des saboteurs compulsifs, si bien que la scientificité de l’ensemble n’est pas si bien assurée, quoique ça ne manque pas de réel, mais d’un réel du tréfonds que la norme a tendance d’ignorer. Faire Terre, nous dit Antoine Jobard en introduction : « Même malade, la terre demeure bien plus vivante que l’homme moderne et il serait temps de la prendre en exemple : “pas de centre mais un mouvement acéphale où le chaos est accepté comme fondateur”. »

Et Moreau resurgissant de sa Lecture irrationnelle de la vie :
« Chaque fois que le cerveau rationnel développe sur cette terre des techniques conduisant à sa défiguration, à sa pollution, à son enlaidissement, à l’artificialisation de la vie, à l’affaiblissement du génie viscéral au profit des prouesses de désincarnation, il fait œuvre de mort, œuvre de culture de mort. Cela, je ne puis en douter, de toute l’intuitive violence de mes fibres. »
ou encore ce poème de Chloé Landriot :
« [… ]
Main coupée de la terre
Et de la main de l’autre
Parce que vos mains sont coupées
Vous les croyez
Innocentes
Mais c’est tout le contraire
Mains inutiles
Mais pas inoffensives
Nos mains ont disparu et n’ont jamais tant nui
Je ne vous fais pas la morale
Je dis
Seulement
Ce que l’on voit les yeux ouverts
Et ce qu’on sait les yeux fermés
Que notre monde est presque mort
Que nos enfants ne vivront pas
Et que nos mains moisies leur ouvrent le tombeau
On le voit, le Sabot ne ferme pas les yeux, il dresse à sa façon peu solennelle quoique cinglante un état des lieux inévitablement glaçant ; au cas où la lucidité servirait, on pourrait dire que cette revue ne se trompe pas sur l’époque, et affirme dans son geste une présence fière malgré tout de ceux qui – comme tous – n’ont pas choisit d’être là.

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« Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. » a écrit quelque part un certain Nietzsche. L’équipe du Sabot en est illustration, on la sent pleine d’allant et de gravité rieuse, on ne peut que lui souhaiter un interminable devenir et des lecteurs en nombre.

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