Jean-Claude Leroy (avatar)

Jean-Claude Leroy

Abonné·e de Mediapart

353 Billets

1 Éditions

Billet de blog 23 décembre 2017

Jean-Claude Leroy (avatar)

Jean-Claude Leroy

Abonné·e de Mediapart

Nouvelle invite de Jacques Josse au « comptoir des ombres »

« Avec les morts, c'est difficile. À force de leur coller aux basques et de les rêver encore debout, sur le chemin qui mène du hameau au cimetière, il arrive qu'un jour l'un d'entre eux se manifeste pour de bon. On le repère assez vite. Il joue des coudes, influe sur le cours de son propre enterrement et s'amuse à confondre les points de fuites de ceux qui l'accompagnent. »

Jean-Claude Leroy (avatar)

Jean-Claude Leroy

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Loin de tout formalisme, la poésie affleure continûment
dans les écrits de Josse. Une poésie sauvage, presque
à l'emporte-pièce, qui ne cherche pas à séduire,
ne se hausse pas du col.
 1»
Michel Dugué

Poète en vers ou en prose, en poèmes ou en récits, Jacques Josse découpe des fenêtres brèves où se partagent ses visions d'un monde trop grand pour un homme. Des êtres drôlement vivaces, pittoresques même, y apparaissent, mais aux prises avec un destin qu'ils ne savent dominer en rien, sauf à arracher quelques simulacres d'héroïsme à la soumission qui les attache. Exploits fugaces, sous couvert d'alcool, ou gestes lents et secrets qui servent de sacrement, rituels sauvages censés adoucir mais aussi souligner un deuil, une déchirure, quelques chose d'irréparable, parfois des fantômes prenant relief. Ou encore, des moments d'esbroufe pour donner le change à la faucheuse, qui ne manque pas de pointer son nez au détour d'une phrase, car elle est la grande maîtresse en écriture, chez Jacques Josse, plus encore que chez tout autre.

« Avec les morts, c'est difficile. À force de leur coller aux basques et de les rêver encore debout, sur le chemin qui mène du hameau au cimetière, il arrive qu'un jour l'un d'entre eux se manifeste pour de bon. On le repère assez vite. Il joue des coudes, influe sur le cours de son propre enterrement et s'amuse à confondre les points de fuites de ceux qui l'accompagnent. »
Murmures, chuchotis. La rumeur enfle et se propage. On ose parler. Le mort marche avec nous. Quelques-uns viennent de le voir. Il est au milieu du cortège. Il avance d'un bon pas. En costume noir et souliers vernis. Plusieurs type s'énervent, disent qu'ils vont le crocher au col. […]

Illustration 1

Aussi, jurant sur la nuit qui enveloppe tout, « des feux derrière un bief » ou des lumières isolées, celle d'un phare qui regarde dans la nuit ou celle d'un briquet à essence, celui de Pedro allumant une cigarette, voire celui d'un pyromane en puissance.

Une faille dans la brume laisse percer une lumière blafarde. Celle-ci vacille à l'entrée d'un hangar vers lequel il se dirige. Il stationne sous l'ampoule qui se balance au vent. Touche la paille du bout des doigts. Surprend sur la plus haute botte les pupilles vertes d'un chat qui l'observe. Il ouvre son briquet. Fixe la flamme. Le referme aussi sec. Puis quitte les lieux en se félicitant d'avoir, une fois de plus, résisté à l'appel du feu.2

L'écriture de Jacques Josse donne souvent rendez-vous à des personnages presque ordinaires affublés parfois de sobriquets – Titus, Nid'pie, l'Iroquois, La Taupe, Le Professeur, Michel Dugué, auteur de la préface de ce livre, les a relevés –, leur confère de la sorte un prestige et une précision d'âme, quand les habits qu'ils portent ne suffiraient à les définir. Mais ici, les personnages sont pour la plupart anonymes, un simple il baptise aussi bien le quidam. Parfois même pas. Pronom avalé par le verbe. On les suit sans oser les interpeller, c'est sur un mode des plus discrets que l'auteur, puis le lecteur, accompagnent… l'ombre.

Parle peu de ses démêlés avec une mémoire qui semble contenir le vécu d'un autre. Né près d'une rivière. Rêvant d'y retourner de nuit. Pour s'enfoncer dans le cercle creusé par la lune au cœur de l'eau. Et s'y retenir une ou deux minutes, lové comme dans un ventre, avant de remonter en apnée en fixant les étoiles qui scintillent en surface.3

Quand un éditeur choisit d'appeler sa maison Les Hauts-Fonds, on ne peut s'empêcher d'y voir un clin d'œil secret à l'auteur de Cloué au port4, à l'ami du poète-marin et camarade Alain Jégou, qu'un crabe dégueulasse a emporté au printemps 2013 – un texte d'hommage fraternel lui est d'ailleurs consacré dans cet ouvrage –, familier des ambiances maritimes, des récits de tempêtes et des yeux vitreux des revenants accoudés à quelque zinc d'un troquet tenace amarré de peu au continent.

Peu de gens, semble-t-il, se souviennent du poète Alain Malherbe et de son Diwan du piéton paru jadis à l'enseigne du Dé bleu. Un des textes du Comptoir des ombres lui est consacré, admiratif, une leçon d'attention. L'attention, une qualité rare logée dans la nature humble et généreuse de Jacques Josse, fidèle à sa mémoire (qui est impressionnante) comme fidèle à sa condition. En quelques pages il témoigne de Malherbe et de leur rencontre, puis du devenir évanescent de l'ombre passant vers Saint-Lazare, jusqu'à une carte postale non signée l'informant de la mort de… Yves Martin. Il apprendra par la suite que cet avis de décès anonyme était le fait d'Alain Malherbe, qui lui-même mourrait quelques années plus tard, après avoir sombré (s'ombré ?) peu à peu.

Le texte suivant est justement consacré à cette figure commune aux panthéons de Malherbe et de Josse : Yves Martin. Le poète-marcheur à l'œil clair et à l'imagination lascive. On peut aimer ses livres, avoir échangé avec lui des courriers, des poèmes, avoir publié des textes inédits de lui (Jacques Josse fut longtemps un éditeur méticuleux, plein de tact et ouvert, d'abord avec la revue Foldaan, puis avec la série de plaquettes typographiées Wigwam, où il construisit une anthologie personnelle, riche et variée, et avec la collection littérature des éditions Apogée) et, l'apercevant du côté de Saint-Sulpice, ne pas oser l'accoster. La timidité, le respect, la bienveillance fraternelle comme moteur de l'attention, décidément.

Les Hauts-Fonds produisent, quant à eux, une collection unique par la qualité des textes qu'elle donne à lire mais aussi par la minutie extrême qui préside à la confection des ouvrages. L'iconographie est ici du photographe Michel Thanin. Noir sur blanc, les images gravent parfaitement, sans les dévoiler, les sortes de visions qui conduisent Jacques Josse à ses écrits.

Livre composite réunissant, outre des ensembles de textes brefs, tracés au couteau noirci de feu et d'encre, des textes publiés en revue, dont un superbe portrait du marin Georges Pollard qui traversa une épreuve stigmatisante et inspira Melville pour Moby Dick et un entretien détonnant avec Malek Abou dans lequel l'auteur se donne l'occasion d'éclaircir peut-être quelques zones… d'ombre.

De loin en loin, glissant entre les vagues, le cachalot blanc réapparaissait fugitivement. Il nous narguait. Et me nargue parfois encore, quand les images du passé me happent et que j'essaie de les écraser en faisant claquer, de nuit, mes souliers à clous sur le sol humide des hangars.

*

1) Michel Dugué, dans sa préface du Comptoir des ombres, éditions des Hauts-Fonds, 2017.
2) Jacques Josse, Comptoir des ombres, éditions des Hauts-Fonds, 2017.
3) Jacques Josse, Comptoir des ombres, éditions des Hauts-Fonds, 2017.
4) Jacques Josse, Cloués au port, éditions Quidam, 2011.

Site des éditions des Hauts-Fonds : ici

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.