« L’ambiguïté, que la mentalité moderne trouve si difficile à tolérer et que les institutions modernes se sont efforcées de détruire (les deux tirant leur terrible énergie créatrice de cette intention même), apparaît à nouveau comme la seule force capable de limiter et de désamorcer le potentiel destructeur et génocidaire de la modernité. »
Zygmunt Bauman, Modernity and ambivalence, 1991. 1
Alors que tout énoncé tend à devoir briller par sa clarté, faire un éloge de l’ambiguïté peut paraître surprenant. C’est pourtant ce qu’a entrepris Thomas Bauer, professeur d’études arabes et islamiques à l’université de Münster, dans un essai dont le titre allemand serait littéralement La clarification du monde. De la perte de l’ambiguïté et de la diversité, la première partie du titre devenant dans le livre français : Vers un monde univoque. Reste à savoir si la perte de l’ambiguïté, qui paraît pour beaucoup l’horizon à atteindre, participe d’une réelle clarification du monde, rien n’est moins sûr. C’est tout le sujet du livre. Bauer nous expose une série d’observations qui ont le mérite de nous rappeler à quelques évidences basiques ; par exemple, le fait que toute culture ne peut qu’être marquée du sceau de l’équivocité 2.
Sans doute le besoin de scientificité, qui opère concomitamment avec la quantification du monde, mène-t-il inexorablement la traque à toute forme d’ambiguïté, l’objet de toute analyse devant être le moins flou qu’il se peut pour qu’on ait une chance de l’atteindre et le cerner. Cependant la marge de liberté où la vie veut bien encore s’ébattre se trouve dans le flou et l’indéterminé, son milieu même. Et il est de toute façon constatable qu’à terme l’ambiguïté se recrée constamment là où précisément on a voulu la réduire. Le multiple naît de l’un comme l’un est appelé par le multiple.
« L’ambiguïté est donc difficile à éliminer et ne peut jamais l’être tout à fait, pour la simple raison qu’il ne peut y avoir de monde sans ambiguïté. Mais il n’est pas non plus facile de maintenir un état d’ambiguïté, car les humains font preuve d’une tolérance limitée à son égard et cherchent à établir une situation claire écartant toute ambiguïté dans la durée. Il en ressort qu’un état d’ambiguïté est un état instable. En s’effondrant, il ne crée ni nécessairement ni immédiatement un état d’univocité, car de nouvelles ambiguïtés font aussitôt leur apparition. S’ensuit inévitablement une sorte de va-et-vient d’une ambiguïté à l’autre. » 3
S’appuyant sur son compatriote Christopher Baethge qui, ayant vécu de longues années aux États-Unis, a consacré un article au rapport à l’ambivalence qui existe là-bas, Thomas Bauer relève que les habitants de cette puissance impériale sont « soucieux de la plus grande univocité » et ce « malgré leurs origines culturelles hétérogènes et grandes disparités individuelles » 4 Comme s’il fallait compenser son exogénéité par un ralliement à un point central, autant sur le plan de l’intériorité de chacun que sur celui de la société dans son entier. « Interrogé sur son état de santé, un Américain ne répondra jamais ‘‘on fait aller’’ […], mais affirmera qu’il se porte à merveille, car même les phrases toutes faites qu’il emploie ‘‘s’efforcent d’être très claires dans leur lexique et leur intonation’’. » 5 Thomas Bauer n’oublie pas de souligner combien ce refus de l’ambivalence, qui s’expliquerait (selon Baethge) par la tendance à éviter les « états d’incertitude et les compromis », a des conséquences fâcheuses sur le plan de la politique étrangère, étant une des sources de son « penchant à l’interventionnisme » ! 6.
Dans un autre chapitre, Thomas Bauer évoque la tolérance à l’ambiguïté qui fut celle de l’Église catholique pendant plusieurs siècles, alors que son pouvoir était incommensurable en bien des régions du globe. Concrètement, quand un dilemme se présentait, risquait d’apparaître insoluble et dommageable pour l’un ou pour l’autre parti, alors la solution pouvait consister à tout simplement ne pas prendre de décision, à ne pas répondre à la question posée. La formule nihil esse respondendum devint assez usuelle dans les cas d’un risque de rupture, afin que les contraintes locales ne puissent être mises à mal par les principes de l’Église.
Après la publication du Missel romain, en 1570, « la messe était encore célébrée sous d’innombrables et différentes formes locales ». Ce n’est qu’au xixe siècle qu’une liturgie unitaire s’imposa, ce qui constitua, pour Hubert Wolf, que cite Bauer, « le début de l’intolérance identitaire ». Jusqu’au pape Pie IX qui, en 1870, décréta le dogme de l’infaillibilité pontificale ! Et le xxe siècle, avec le concile Vatican 2, n’a pas vraiment arrangé les choses, et même au contraire, si l’on considère, par exemple, le droit des femmes à accéder à des responsabilités au sein de la hiérarchie catholique, alors qu’il fut un temps où des abbesses pouvaient avoir la main sur une juridiction équivalente à celle d’un évêque.
C’est par ailleurs l’excès de tolérance à l’ambiguïté, en l’occurrence une évidente corruption des pouvoirs et un arbitraire de la domination qui, à l’époque de la Renaissance, devinrent insupportables et furent sans doute la cause d’une violente réaction invitant à un resserrement vers la centralité principielle, en l’occurrence la littéralité de la parole biblique. On devine là le surgissement de la vague réformiste (avec ses déclinaisons rigoristes, de type calviniste, luthérienne, etc.). C’est que, pour Calvin, la Bible est infaillible, et d’une univocité absolue. « Le sens de l’Écriture est fixé à jamais. ‘‘Il n’est pas question de divergence ni même de pluralisme d’opinions […]’’. Les parallèles avec les courants fondamentalistes actuels dans l’islam et dans d’autres religions sautent aux yeux. »
Thomas Bauer souligne que les « expressions fondamentalistes et politisées de la religion » croissent tandis que la religiosité traditionnelle s’effondre partout, et ce phénomène concerne aussi bien l’hindouisme (en Inde) ou le bouddhisme (en Birmanie) que l’islam et le christianisme.
L’art lui-même n’échappe pas à la quête d’univocité. En musique, le dodécaphonisme semble régler de façon mathématique la partition, la musique sérielle pousse plus loin encore la maîtrise du hasard, qui n’a plus lieu d’être. Theodor W. Adorno appréciait d’ailleurs dans l’atonalité de Schönberg le fait que rien n’y demeurait des « conventions qui garantissaient la liberté du jeu » 7. Et Bauer note en passant que, dans son approche de cette musique, l’auteur de Philosophie de la nouvelle musique coche les trois caractéristiques de l’intolérance à l’ambiguïté pour lui constitutives du fondamentalisme : « l’obsession de la vérité, le rejet de la convention, l’aspiration à la pureté. » 8 Un trait qui va jusqu’à dénier à toute autre tendance le droit d’exister.
« Les compositeurs récents qui ne voulurent pas se plier au dogme de la ‘‘nouvelle musique’’ se virent en grande partie refuser l’accès au podium. Le sort fut particulièrement dur pour des musiciens tels que Walter Braunfels, Hans Gál, ou Berthold Goldschmidt, qui ne furent pas joués sous le régime nazi en raison de leur ‘‘race’’ puis, après la guerre, pour leur attachement ‘‘réactionnaire’’ à la tonalité. » 9
Insufflés par une idée de la pureté issue de cette nouvelle musique, les arts d’avant-garde ont pu atteindre, selon l’éminent critique Clement Greenberg, « une pureté et une délimitation de leurs champs d’activité dont il n’est pas d’exemple dans l’histoire de la culture. » Les différentes disciplines artistiques sont ainsi aujourd’hui plus facilement cloisonnées, technicisées, les chevauchements entre elles, vecteurs d’ambiguïté, sont plus rares. Posant des jalons et même une sorte de polarité, Greenberg a pu déclarer, en 1940 : « La poésie pure vise à l’infini de la suggestion, l’art plastique pur à son minimum. »
On sait qu’au sortir de la guerre la CIA favorisa l’avènement du mouvement expressionniste abstrait afin d’assurer la domination culturelle américaine, censément dispensatrice de liberté métaphysique et gestuelle, s’opposant donc au réalisme didactique et propagandiste de l’art promu par Moscou 10. Soutenir Pollock ou Rothko « était d’autant plus approprié, nous dit Thomas Bauer, que l’on trouva dans ce courant un mouvement artistique certes considéré comme progressiste et critique parce qu’il se heurtait à des contradictions, mais dont les œuvres ne signifiaient rien. Contrairement à l’expressionnisme non-abstrait, aux sujets souvent émotionnellement très chargés et critiques vis-à-vis de la société, émergeaient désormais des tableaux hauts en couleur parfaitement compatibles avec le capitalisme et dont la signification ne fut finalement déterminée que par l’augmentation constante de leur valeur marchande. » 11
Là encore, par contraste, va exister un art qui refuse l’in-signifiance et, « de même que la religion tend à tomber dans l’indifférence faute d’influence politique et idéologique, l’art jouit dans le fondamentalisme d’une considération toute particulière quand il se donne pour politiquement engagé… » 12 En l’occurrence les performances d’un certain art action vont faire apparaître comme étant audacieuses et même, à l’occasion, pertinentes, l’ensemble des manifestations artistiques de l’époque (à partir du milieu des années 1950). Elles sont aussi bien la caution idéale d’un art qui globalement se déploie à travers un marché avant tout soucieux de sa prospérité.
La plupart des écoles d’art n’enseignent plus vraiment les techniques de la peinture, elles forment plutôt les étudiants à décider de ce qui doit être considéré comme de l’art authentique. Le terme « authentique », a été le mot fétiche des architectes brutalistes des années 1950-70 pour imposer le béton sommaire et la configuration matérielle la plus abrupte à une société qui commençait de prospérer après le choc de la deuxième guerre mondiale. L’authenticité est alors comme une médaille accrochée au réalisme ainsi augmenté. En spécialiste, Thomas Bauer évoque le fait que la poésie arabe classique est plus difficilement appréciée aujourd’hui par les intellectuels parce que considérée comme artificielle, alors que l’artifice a toujours été le ressort de la création artistique et poétique, lui qui permet l’ambivalence, le « dit-non-dit », le suspens.
« En d’autres termes ; l’authenticité est le contraire de la culture. La culture, du latin cultura, dérivé de colere, « cultiver », est ce que les hommes font de la matière première issue de la nature. Par conséquent, l’homme n’est jamais totalement identique à lui-même en tant qu’être naturel. Une fois encore, il en résulte une situation d’ambiguïté qui ne peut être levée que si l’être naturel, que l’on croit authentique, reste inculte. Cela a beau être une absurdité d’un point de vue anthropologique, l’homme étant par nature un être de culture, le discours sur l’authenticité n’en a cure, présupposant que notre moi inaltéré se trouve en nous-mêmes et non dans notre interaction avec la nature et la société. » 13
Exister ne signifierait donc plus rien d’autres que faire preuve de réalisme et s’inscrire dans le champ toujours plus cru de l’histoire en train de s’annuler. Tout raffinement devenant superflu, la subtilité ne saurait être assez efficace ! Les précautions de langage ou de mouvement sont, par exemple, raillées, jugées pas assez spontanées, d’autant plus à l’heure de la twittomanie, réactivité galopante. Comment, dans ce contexte, alors les relations ne deviendraient-elles pas volontiers brutales ?
« Dans le monde de l’art, le discours sur l’authenticité présente cet avantage de faire passer la moindre babiole pour de l’art. Même si le spectateur n’y comprend goutte, il existe dans le cas de l’œuvre ‘‘authentique’’ une relation univoque entre l’artiste et l’œuvre ; l’œuvre n’est-elle pas l’expression inaltérée du véritable Moi de l’artiste ? L’on se demande à bon droit pourquoi le public s’intéresserait à une telle œuvre, mais après tout il est particulièrement aisé de commercialiser l’authenticité, laquelle constitue un excellent slogan publicitaire. Cependant l’authenticité peut être un critère artistique ? Tout compte fait, peuvent aussi être qualifiés d’authentiques le chauffard inconscient, le violeur, le supporter de foot ivre mort ou le jeune Wolfsburg qui rejoint Daech pour se réaliser authentiquement dans la réduction de têtes. La composante culturelle juvénile du terrorisme se revendiquant de l’islam est bien connue, ces jeunes ne deviennent pas des terroristes parce qu’ils ont lu le Coran, mais parce qu’ils veulent enfin être authentiques et être perçus comme tels. 14
La fétichisation de cette authenticité recoupe d’assez près, bien entendu, les quêtes identitaires qui agitent les sociétés et produisent incidemment un évident séparatisme qui ne fait qu’accentuer et sectoriser l’atomisation consumériste arrivée à un stade de narcissisation avancé. Thomas Bauer indique combien la recherche identitaire reste douloureuse pour beaucoup : pour prendre un exemple, il rappelle que, dans des sociétés qui ignoraient l’homophobie, l’introduction d’une dichotomie hétéro/homo s’avéra néfaste et introduisit de l’intolérance là où il n’y en avait pas. La tolérance à l’ambiguïté, là encore, se trouvait soudain dépassée par l’exigence d’authenticité. Toute indétermination, une fois proscrite, fait l’objet d’une assignation spéciale, comme s’il fallait à tout un chacun s’enrôler sous une identité déjà classifiée ou en passe de l’être. L’ambiguïté, avec sa marge de neutralité contingente, éventuellement son choix d’un non-choix, paraîtra donc facilement suspecte dans un monde où la taxonomie – y compris le contrôle des populations – est plus que jamais, et avec des moyens vertigineux, le penchant irrésistible des puissances dominantes. Et cette inclination funeste est suivie avec entrain, même à leur corps défendant, par tous ceux qui participent de ces revendications strictement identitaires, qu’elles se veuillent exclusives ou inclusives 15.
Plus largement, sur un plan économico-politique, il s’agit toujours d’affiner le ciblage de clients potentiels, le langage publicitaire étant sans doute le plus révélateur de cette authenticité qui ne sait qu’être feinte, à force de trahisons. Le système capitaliste a décidément besoin de consommateurs déterminés, « authentiques » ; cependant, interroge Thomas Bauer, « l’authenticité et la démocratie s’accord[ant] difficilement entre elles, capitalisme et démocratie sont-ils à terme conciliables ? » 16
Démocratie signifie expression de tous, débats, partage des antagonismes, incertitude permanente, etc. Autant de freins à la projection, à l’assurance, à la « vérité » statistique. Dans un monde aujourd’hui régi par des ingénieurs 17, la recherche de l’univocité à tout prix ne devrait qu’inviter à la prudence, au lieu qu’elle fascine et nous embarque, sous couvert d’universalisme crispé ou d’identitarisme, tous deux symptômes ici d’un même écueil. Aussi bien la sécularisation généralisée que la banalisation de l’art n’ont guère rendu les sociétés plus présentes à elles-mêmes et l’attrait de la nomination comme celui de la distinction ne cessent d’absorber l’intérêt humain, jusqu’à faire abstraction du corps et du milieu ambiant.
Il faudrait voir ce que l’élan scientifique, qui tend par nature à s’attaquer à toute incertitude, a pu produire à travers ses applications en termes d’intolérance et de politiques mortifères. La présence de plus en plus réduite des sciences humaines et de la littérature dans les cerveaux des acteurs et décideurs ne pourrait-elle pas expliquer en partie les décisions scabreuses qui nous mènent sans aucune ambiguïté vers le pire, puisque, sauf erreur, le devenir machinique de l’humain ne peut que signifier sa disparition ?
Si les constats déroulés par Thomas Bauer tout au long des pages de son essai sont pour le moins inquiétants, sa conclusion se veut néanmoins constructive, comme si un possible était encore possible : « Ceux pour qui la perspective d’avenir n’apparaît guère attrayante doivent chercher un antidote qui augmente l’envie d’ambiguïté. L’art plastique, la littérature et la musique, qui voient dans le processus de création humaine une valeur en soi et aspirent à repousser les limites de la créativité humaine, qu’elle soit artisanale ou esthétique, pourraient être plus efficaces que l’art-tiens-v’là-une-idée. C’est la seule façon de favoriser une réceptibilité dont la fenêtre de tir attentionnelle dépasse les trois minutes. Un art riche en signification dans l’espace public (et pas seulement dans les musées), la conception de belles places pour les échanges conviviaux dans nos villes, un enseignement de l’art, de la musique et des instruments dans toutes les classes, l’étude d’une littérature ouverte à l’association, une éducation à la nature qui transmette sa beauté, sa diversité et sa vulnérabilité : toutes ces mesures pourraient constituer les premières mesures d’urgence pour lutter contre le devenir-univoque de notre monde. Elles seraient payantes. » 18
Jean-Claude Leroy
Première parution sur Lundi matin
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Thomas Bauer, Vers un monde univoque (sur la perte d’ambiguïté et de diversité), éditions L’Échappée, 2024, 14 €.
Notes :
1) Cité par Christophe Pollamn dans sa préface.
2) Ainsi que l’avait exprimé le jeune Jacques Derrida dans son introduction à L’origine de la géométrie de Husserl. Dans sa préface, Christophe Pollman cite également Maurice Merleau-Ponty : « L’équivoque est essentielle à l’existence humaine, et tout ce que nous vivons et pensons a toujours plusieurs sens. »
3) Thomas Bauer, Vers un monde univoque, p. 42.
4) Op. cit., p. 45.
5) Op. cit., p. 46.
6) Op. cit., p. 46.
7) Op. cit., p. 75.
8) Op. cit., p. 75-76.
9) Op. cit., p. 76.
10) On peut lire à ce sujet l’article du Monde daté d’avril 2012 : https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2012/04/04/pinceau-arme-l-expressionnisme-abstrait-comme-propagande-de-la-cia_5987373_4832693.html
11) Op. cit. p. 87-88.
12) Op. cit., p. 79.
13) Op. cit., p. 106.
14) Op. cit. p. 109-110.
15) Sur ce sujet, on pourra lire Daniel Bernabé, Le piège identitaire, L’Échappée, 2022.
16) Op. cit. p. 128.
17) Dans un article publié en 2016, le journaliste Jürgen Kaube, cité ici par Thomas Bauer, expose que sur 200 musulmans radicalisés ayant participé à des attentats terroristes, 45 % étaient des ingénieurs. « L’une des causes explicitement citées est leur ‘‘intolérance à l’équivoque’’, soit à l’ambiguïté, telle qu’elle ne manque pas de caractériser le travail d’ingénieur. »
18) Op. cit. p. 142.