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Billet de blog 26 septembre 2023

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Les pages d’un livre ne s’épuisent pas plus que les vagues de l’océan, elles renaissent toujours.

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Les pages d’un livre ne s’épuisent pas plus que les vagues de l’océan, elles renaissent toujours. Lire un livre, ce n’est pas lui retirer quelque chose, et pourtant il ne lésine pas son offrande. Le feuilletage d’un opuscule ou d’une bible, selon la qualité du papier (son épaisseur, sa souplesse, son grain) ou encore la nature de la reliure (« de nos jours » bien peu de livres sont reliés, malheureusement) procure la confiance que nous trouverions dans l’infini, s’il existait comme objet. Une bibliothèque avant tout répertorie des infinis domestiques (non pas celui de Pascal), l’infini étant ici la vertu de la forme « codex », qui démultiplie ou redistribue le plan de la page, comme le balancement de la mer ouvre incessamment une nouvelle vague.

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Enfant à la campagne, jeune homme à la ville, j’ai déplacé l’ennui qui est aussi la plénitude. Les rivières ont suivi mes pas et la mer a balayé mon paysage, j’ai mangé l’air sans le mordre, mes yeux fatigués n’ont plus rien à perdre. J’habite désormais ma mémoire. Viens-tu t’asseoir près de moi et observer le même désert, celui des habitudes mouillées par l’innocence toujours renouvelée ? Nous nous tairons l’un et l’autre, c’est là le vrai courage, non pas de se taire ni de faire silence, mais de garder le silence.

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Tout aussi bien je meurs parce qu’on me tue. C’est un corps étranger qui m’a blessé, non pas qu’il m’ait agressé, mais de tout le mal qu’il s’inflige.

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Rencogné dans une salle d’attente interminable, cet homme se demande beaucoup. Il n’accepte pas, il se demande, il ne cesse de se demander. Aucune réponse ne peut être valide, aucune solution à ce qui n’est pas exactement un problème ni une énigme, mais une faille dans un trop habituel continuum. Impossible d’espérer le saisir davantage, ni saisir l’instant qui le renferme. Rien n’adviendra donc en cet homme, il paraît tellement inutile, et pourtant, au nom du silence qu’il suscite et de la circonspection, considérant l’assemblée élégante qui lui fait front, c’est vers lui que je me porte.

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Toute personne qui se targue de scientificité dans ses agissements, je la regarde avec circonspection, pour ne pas dire avec pitié, comme si j’avais affaire à une sorte de simplet, benêt resté coincé à un stade intermédiaire de son développement. C’est pourtant dans un monde façonné par ces gugusses que je dois vivre et mourir, un monde rétréci par leurs procédures, leurs entreprises et leur orgueil. Les exploits de ces gens-là sont le plus souvent affligeants, funestes, tandis que si facilement je peux être émerveillé, libéré par la présence d’un arbre, d’un ciel ou d’un visage.

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Retenir ses coups, c’est la règle de la civilité courante. Entre amis, chacun se retient d’aller au bout de sa pensée, de réagir trop instantanément, sous peine de frictions, de blessures, et d’isolement trop manifeste. C’est une insatisfaction permanente que vient compenser ce simple rapport de présences, cette confiance qu’a institué le temps. Le regard affectueux tue dans l’œuf le soupçon ou l’étrangeté douloureuse qui incisent les relations humaines. Chacun est irrémédiablement seul, au moins de se savoir mortel. Sa main est à la fois tendue et coupée.

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Sa partie la plus cachée, une issue sans issue qui ne cessait de paraître la seule issue.

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Une idée vague que je sens à ma portée. Attrapons-la, que je la définisse ! Elle paraît plus nette, effectivement, et je m’en vais l’exposer afin de la saisir tout à fait. Mais voici qu’un joli filet de voix chante à mon oreille, je me détourne vers cette voix invisible, rien que quelques secondes. Déjà, je ne l’entends plus, elle se tait. Quant à ma fameuse idée, elle a disparu, elle aussi, bientôt je n’y pense même plus. Un mot me vient : bredouille ! Et j’éclate de rire.

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Le savon de la fiction peut-il me laver vraiment de la réalité que j’encaisse chaque jour. Je frotte mes yeux avec de l’eau épurée, pour me voir en dehors du quotidien trop salissant. Mes neurones sont encrassés, j’ai besoin d’oxygène ; c’est comme le mal de l’altitude, sauf que je vole en rase-motte. Il me faudrait moins de réel et davantage de vérité-mensonge, une valise de cet expédient et mon moral repartirait sur des chapeaux de roue, quitte à, une bonne fois, au sortir d’un mauvais virage, déraper méchamment, se (me) viander.

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Il est des livres, c’est-à-dire des textes, envoûtant à la manière sans doute de certaines drogues, qui nous laissent suspendus et froid à des hauteurs dangereuses. La Chouette aveugle, roman halluciné de l’opiomane Sadegh Hedayat est un de ceux-là. Des êtres se rencontrent et une douce musique s'élève dans leurs cœurs, de Jens August Schade en est assurément un autre. J’y ajoute enfin, pour faire un trio : La mort de C, de Gabrielle Wittkop. À vous de voir.

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Nahel, c’était un nom d’enfant, c’est aujourd’hui le nom d’une cible. La peine de mort aux mains de la police, économie de procédure, avantage de l’arbitraire, la terreur voulue se produit. Il ne faut pas seulement avoir peur, il faut être terrorisé pour ne pas oser se révolter (ou seulement dans sa cage). De toujours, les armes ont fait la loi, avec le fer, le feu, la faconde ampoulée des tyrans, le bruit qui tue.

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Se retirer du monde, c’est le rendre encore plus présent, inoubliable. Et c’est aussi lui ajouter autre chose qu’il n’aurait pas autrement. Depuis sa thébaïde, l’exilé retrouve la ligne à suivre. Sauf qu’il n’a plus de raison de la suivre.

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J’ai déjà suggéré ailleurs que je croyais voir parfois dans la bonté se cacher un lointain sentiment de culpabilité, et qu’elle était dans ce cas, en quelque sorte, sa métamorphose. Mais la bonté authentique se rencontre très rarement, et le sentiment de culpabilité, si largement répandu, prend souvent d’autres directions. Au demeurant, il se pourrait qu’à terme l’humanité se passe aussi bien de cette qualité que de ce ressenti. Et alors, véritablement, tous les coups seront permis. Ils le sont.

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Le moment où le ventre vient aux hommes, quand il s’agit de le comparer à celui des bons voisins, motifs de sévère jalousie. L’angoisse d’imaginer le regard des femmes sur cette proéminence soudaine qui ne semble pas décidée à disparaître. Page tournée. Tu ne t’étais jamais rêvé séducteur, mais cela ne risque plus d’arriver ! Ton capital est sérieusement entamé, te voici arrondi de l’intérieur, au point que ça se voit. Est-ce de t’être si souvent rongé les angles ?

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Le crime sous toutes ses formes est ce qui fascine le plus, il semble avoir pris la place du destin. La société sécularisée n’acceptant plus la fatalité, il lui faut des coupables pour chaque défaite. L’efficace de la fiction est liée désormais au traitement de la cruauté individuelle qu’il s’agit avant tout de sacraliser, tout en orchestrant sa réprobation. Arracher la mort à la vie, dernière marque d’indépendance, celle de l’individu roi.

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Pour ce qui est de l’incarnation, la plupart des hommes se tiennent loin derrière les femmes, ils ne saisissent rien de la vérité qu’elles dévoilent à l’occasion, qui n’a rien de fringant, car c’est une vérité fatiguée par des siècles de mauvaises blagues, une vérité qui sent la chair crue, le viol, la soumission, et qu’aucune parole ne protège, rien qu’un mutisme formaté par la censure qui attend son heure et la définitive séparation des corps.

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Ce jour-là, j’étais décidé à enfin avoir de la méthode. Or il se trouve que je devins en quelques heures un institut de sondages à moi tout seul. Je regardais les fenêtres de l’immeuble d’en face et me persuadais de ce qui se tramait à l’intérieur pour en tirer des observations objectives qui vaudraient, je m’en persuadais, pour tout un territoire. Et la vérité m’apparaissait sur la manière dont elle nous est quotidiennement révélée. Ainsi ce n’était que cela, le profil de l’histoire présente, celle qui se joue dans l’instant où je vis. Nul doute que j’étais devenu un scientifique borné à souhait, mais mon assurance grandissait à mesure que je me repliais sur une méthode aussi vulgaire. Mon aplomb commençait à faire effet. Il ne resterait bientôt plus qu’à convaincre le restant de la population mondiale. Je m’y emploierai à partir de demain matin, c’est promis !

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Caché à l’extérieur, tu parais mauve et, par prudence, tu évites de te pencher sur le nadir. Ombre silencieuse attachée au corps sans rien lui dicter pourtant, tu parais parfois l’inspirer, lui dire la forme qu’il faut prendre avant le soir, avant ton absence.

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On parle souvent de perdre la mémoire, parfois de la retrouver, mais on ne sait dire où on l’avait dégotée tout d’abord. Quand commence-t-elle ? La distance entre le souvenir et le temps qui le regarde évolue sans cesse. Elle est toujours du domaine de l’imprécision, un paysage flou qui appelle non seulement une impossible mise au point, mais aussi une redéfinition perpétuelle de ce que serait la netteté.

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« Être de son temps », c’est là une des formules absurdes que la propagande aura distillées dans l’oreille des gens. En effet, de quel contemporain peut-on dire qu’il n’est pas de son temps, puisqu’il est là, parmi nous, au moment où nous parlons ? Le réactionnaire n’est pas moins de son temps que le moderniste ; il en incarne simplement une autre forme d’imbécilité avivée par les effets de l’époque.
Beaucoup plus usitée jadis, il y a quelques décennies, cette formule n’a guère plus à être répétée, puisque son inférence a emballé, de fait, l’humanité entière dans un même wagon où il est clair que la diversité des vociférations qui l’habitent ne change rien à l’unique direction vers laquelle se précipite le troupeau réuni.

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